[size=32]3/ Les personnalités limites : forme caractérielle égoïste
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Patrick Juignet, Psychisme, 2011.
Nous verrons ici la forme de personnalité du pôle intermédiaire (entre névrose et psychose) caractérisée par le fait que la faille narcissique est compensée par un aménagement caractériel. Cette forme est appelée « personnalité narcissique » par Kernberg (1975), car le caractère est narcissique au sens ordinaire du terme d’être égoïste et imbu de soi-même. Ces cas sont parfois décrits comme des "pervers narcissiques".
PLAN
1. CLINIQUE
L’enfance
Les difficultés de la première enfance passent inaperçues. Il s’agit d’enfants sages. Souvent, ces enfants sont confiés à des gouvernantes, mis en pension, laissés à des grands-parents, et ne posent pas de problèmes particuliers. Le milieu social est correct et tout semble normal. Il peut s'agir d'enfants manipulés par des parents indifférents qui s'en servent comme faire valoir. Ils se doivent d'être beaux et brillants en société, voire d'être des petits prodiges.
Dans la seconde enfance, l’aspect clinique change. On retrouve des enfants devenus turbulents, opposants, exigeants, provocateurs, agressifs. Comme ils poursuivent une scolarité satisfaisante, voir brillante, cela est mis sur le compte d'une originalité, d'un caractère difficile. Ce sont des petits génies auxquels on peut pardonner quelques frasques.
L'adolescence est généralement émaillée de diverses conduites antisociales.
Le caractère
Cette forme est moins symptomatique et permet une bonne socialisation. Il s'agit en général de personnes adaptées, d'un bon niveau social. La famille, généralement suffisamment structurée, a permis par l'apport éducatif que le trouble narcissique se compense. Cette forme se manifeste principalement par des troubles du caractère à type de froideur hautaine associé à un sentiment de supériorité qui conduit à vouloir diriger et contrôler les autres.
La dépression se manifeste rarement. Elle est remplacée par des moments d'ennui et d'apathie, lorsque les louanges manquent. Ces moments correspondent à l'accentuation d'un sentiment chronique de vide : les autres sont à distance, le monde n'a pas de sens et la vie semble insignifiante. Le sujet ne sait pas profiter de ses loisirs qui lui semblent inintéressants.
Les décompensations sont rares. Si elles ont lieux, elles sont graves et se font plutôt sur le mode de la somatisation ou du passage à l'acte suicidaire. Elles peuvent prendre l’allure de plaintes hypochondriaques. Les ratés existent mais ils se manifestent sous des formes beaucoup plus subtiles que dans la forme moyenne. Il s'agit d'abus de pouvoir, de petites démissions et de transgressions. Les possibilités de mentalisation et de contrôle sont suffisantes pour permettre une maîtrise qui évite l'impulsivité.
Égoïste, le sujet ne s'intéresse qu'à lui-même est envieux à l'égard des autres. Ils lui paraissent toujours plus favorisés que lui. Le sujet a besoin d'être admiré, recherche les louanges et la reconnaissance publique. Il cherche à être parfait, supérieur, le meilleur dans tel domaine. Il peut d'ailleurs être effectivement brillant.
Les conduites
La relation aux autres se fait sur un mode utilitaire. Le sujet estime pouvoir utiliser les autres, voire les exploiter. Il cherche à être le leader, le maître, à se constituer une cour d'admirateurs, de disciples, qu'il traite de haut, mais dont ils a besoin. Il est fascinés par le pouvoir, que ce soit celui des dictateurs, des maîtres ou des tyrans. Il pense pouvoir se servir des autres, est volontiers antidémocrate et se sent relativement au dessus des lois.
Les relations amoureuses sont rares. Il n'y a pas de vraie relation affective car le rapport à l'autre sexe est toujours grevé par la défiance. Cela peut prendre la forme du donjuanisme avec une succession de séductions et de rejets indifférents, associés à la recherche de partenaires prestigieux(ses). Le sujet a un besoin de conquête mais évite tout attachement affectif. Parfois une relation hautement idéalisée se noue, envers une personne de l'autre sexe considérée comme l'égal de soi-même. Les deux partenaires entrent dans un vertige narcissique et grandiose. Ce peut être aussi une fascination réciproque à caractère homosexuel. Sur le plan sexuel, les fantasmes pervers essayent de contourner le problème œdipien irrésolu. Ils ont parfois un aspect incestueux à peine voilé.
En cas de réussite de leurs projets, il y a une stabilisation caractérielle et l'enfermement dans une attitude hautaine et méprisante avec un déni persistant de leur attitude. Cet édifice rigide est fragile et les décompensations rares mais graves conduisent au suicide ou se font sous forme de crises dépressives intenses s'accompagnant de maladies somatiques. Les invalidations dues à l'âge sont en général mal tolérées. Si elles ne peuvent être déniées, elles entraînent un risque suicidaire.
L’évolution
En cas de réussite, il y a une stabilisation caractérielle et l'enfermement dans une attitude hautaine et méprisante. Cet édifice rigide est fragile et les décompensations rares mais graves conduisent au suicide ou se font sous forme de crises dépressives intenses s'accompagnant de maladies somatiques. Les invalidations dues à l'âge sont en général mal tolérées. Si elles ne peuvent être déniées, elles entraînent un risque suicidaire.
2. THÉORISATION
Prévalence de la défense
Comme dans tout état-limite l'identification au bon objet ne s'est pas faite laissant le soi fragile. Mais la faille du narcissisme primaire est bien contrôlée par la défense et donc, sur le plan clinique, c'est la manifestation caractérielle de cette défense qui est au premier plan. La relation entre le soi, l'idéal et l'objet, caractéristique des états limites, prend ici une forme particulière qui protège le fonctionnement psychique des effets de l'imago mauvaise idéalisée. En effet, il se produit une fusion entre l'idéal et le soi qui attire à lui l’investissement et en vide l’objet (que Kernberg (1975) appelle « soi-grandiose »). Ainsi le clivage et le désinvestissement du soi n'ont jamais lieu et la dépression est donc évitée. C'est ce qui fait la particularité de cette forme. Cette stabilité du soi par fusion avec les aspects idéaux plus ou moins archaïques est obtenue au prix d'une dégradation de la relation d'objet. La séquence caractéristique à trois temps qui engendre l'effondrement dépressif est évitée.
Par ailleurs la relation d'objet est évitée par un mécanisme défensif complémentaire au précédent. Par relation d’objet il faut entendre la relation du sujet à un référent mettant en jeu l’objet (référent objectal). Les autres sont dévalorisés systématiquement si bien qu’il ne peuvent jouer le rôle de référent objectal. C'est un procédé proche de l'aménagement pervers dans lequel les autres sont rabaissés au rang de choses. Une relation affective avec une personne concrète risquerait de mettre en jeu l'imago objectale archaïque mauvaise autour de laquelle s’est constitué l’objet. De plus il cherche à provoquer chez le référent un déficit narcissique. Il le dénigre, lui fait sentir son insuffisance, lui renvoie une image dévalorisée de lui-même, dans le but de se revaloriser par effet de levier.
La quête de grandeur
L'imago idéalisée peut parfois être projetée sur quelques personnes, pourvu qu'elle ressemblent suffisamment au sujet. Il s'ensuit une relation particulière dans laquelle l'un procède de l'autre dans une identification réciproque (relation en miroir). Tous deux sont pourvus des même qualités de grandeur, ils partagent la même aura. Ce peut être un maître prestigieux ou éventuellement une personne de l'autre sexe ce qui donne une relation amoureuse hautement idéalisée et totalement spéculaire.
Le sujet est entraîné dans une quête extensive de référents narcissiques (femme, argent, pouvoir) dont il veut toujours plus. Il ne peut jouir de ses acquis car ce qui est obtenu n’est jamais satisfaisant. Le fait « d'obtenir », correspond sur le plan métapsychologique à une agrégation du soi avec l'objet idéalisé. Le soi est donc à ce moment investi massivement. Le vécu correspondant est celui d'une plénitude et d'une supériorité grandiose. Le problème vient de la dévalorisation latente du soi qui contamine les référents narcissiques : une fois conquis, ceux-ci perdent de leur attrait ils sont assimilés à la partie mauvaise du soi. Ce qui est conquis perd de sa valeur, puisque cela l'a été par un sujet qui projette sur ses acquis sa propre dévalorisation.
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