GUIDE DES ÉGARÉS, Moïse MaïmonideNatif de Cordoue, Maimonide (Rabbi Moïse ben Maimon, 1135 ou 1138-1204) dut fuir en Afrique encore enfant, après la conquête de l'émirat par les Almohades. Son œuvre, écrite pour l'essentiel au Caire (il fut médecin à la cour de Saladin), fait de lui à la fois l'une des grandes autorités rabbiniques et le plus radical sans doute des philosophes dans lejudaïsme, inspirateur à ce titre de Spinoza. Le Guide des égarés, écrit en arabe vers 1190, fut traduit en hébreu du vivant de son auteur, puis en latin au début du XIIIe siècle.
Photographie
[size=13]MaimonideMaimonide (1135-1204), savant et philosophe juif, également connu sous le nom de Ramban. Crédits: Hulton Getty[/size]
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1. La dimension du secret
Modèle de l'écriture « ésotérique » (celle-là même qu'étudie Leo Strauss dans
La Persécution et l'art d'écrire), le
Guide des égarés (
Dalātat al-Ha'irīn ; en hébreu :
Mōreh ha-Nebūkhim) se protège des lecteurs indésirables par diverses techniques d'éloignement et de cryptage qui défient l'interprétation, a fortiori le résumé ; à défaut, le schéma de plan qu'a proposé Strauss peut en tenir lieu – Maimonide lui-même ayant averti dans son Introduction qu'il n'avait pas disposé les matières (les « têtes de chapitre » de la Torah) « en fonction de leur ordre intrinsèque ou même en conformité à un ordre quelconque », mais qu'il les avait « éparpillées et entremêlées à d'autres sujets, dont on cherche à donner une explication ». Derrière la division en trois parties (soixante-seize, quarante-huit et cinquante-quatre chapitres), Strauss identifie deux grands ensembles, l'examen des « opinions » (jusque III, 24), puis celui des « actions » : commandements de la Torah elle-même (III, 25-50) et connaissance possible du divin (III, 51-54). Les premières des « opinions » sont les termes employés dans la Torah pour désigner Dieu et les anges. Suivent les démonstrations admises, les prophéties et le « récit du chariot » (commentaire du livre d'Ézéchiel, 1 et 10), qui occupe une place décisive dans le
Guide, puisqu'il en assimile le contenu à la « métaphysique » des philosophes. Les opinions concernant la matière, la nature, l'homme, la providence – c'est-à-dire l'équivalent d'une « physique » dont Maimonide professe qu'elle est tout entière contenue dans un autre récit biblique, celui de la Genèse – font l'objet des chapitres 8 à 24 de la troisième partie.
Ce caractère « ésotérique » n'est en rien extérieur à l'objet étudié : la Torah énonce elle-même, selon la tradition talmudique, la nécessité du secret. L'enseignement talmudique se doit d'être oral, et le
Guide des égarés offre le compromis littéraire d'une adresse à un disciple éloigné, Joseph Ibn Yehouda, avec lequel il ne serait plus possible de communiquer que par lettres. Les « égarés » ou les « perplexes » sont donc ceux qui, en stricte orthodoxie, se fient à un maître pour entendre l'enseignement secret de la Torah. Ils se distinguent par conséquent de ceux à qui suffit l'enseignement exotérique ou pratique (prescriptif, moral), qui fait plus directement l'objet d'un autre ouvrage de Maimonide : la Seconde Torah (
Mishné Tora), la plus commentée des œuvres de la littérature rabbinique, et l'une des sources majeures du droit rabbinique actuel. L'
ésotérisme du
Guide des égarés, loin de s'opposer au « rationalisme » de son auteur, préserve et marque au contraire sa dimension proprement savante : il met en place une « maïeutique », destinée, selon son commentateur Shlomo Pinès, à « déterminer la vocation philosophique des hommes supérieurs que l'esprit du siècle fait tomber dans le désarroi ». C'est une discipline de l'étude et de la méditation, où le lecteur est renvoyé à sa propre « perplexité », c'est-à-dire sa capacité à discerner le sens véritable parmi les interprétations en cours. Car ce sens n'est pas donné : comment, par exemple, rendre compatible la thèse aristotélicienne de l'éternité de l'univers (que Maimonide semble, à une lecture attentive, tenir pour une vérité) avec le récit biblique de la création ?
2. « La vraie connaissance de Dieu »
Ainsi le
Guide des égarés s'achève-t-il (III, 54) sur un commentaire du mot hébreu
'Hokhma, la « sagesse ». Il est précédé (III, 51) d'une célèbre parabole : Dieu est comme en un palais ; certains vivent au dehors (voire lui tournent le dos, ou n'en connaissent pas même l'existence) ; d'autres y entrent mais n'ont pas accès au maître du lieu. « Ceux qui ont compris la démonstration de tout ce qui est démontrable, qui sont arrivés à la certitude, dans les choses métaphysiques partout où cela est possible, ou qui se sont approchés de la certitude, là où on ne peut que s'en approcher, ce sont „ceux qui sont arrivés dans l'intérieur de la demeure auprès du souverain“. »
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François TRÉMOLIÈRES