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| | Contre une philosophe du neutre | |
Sophie Galabru, agrégée de philosophie, professeur en lycée. Résumé / AbstractCet article se propose d’explorer la question du neutre à travers une approche phénoménologique et métaphysique telle qu’elle fut initiée par Emmanuel Levinas. Nous verrons en quoi l’assimilation du neutre à l’être (au sens verbal d’évènement) permet au philosophe de déployer la réalité d’un drame ontologique. Le neutre n’est ni existant ni néant, ni présent ni absent ; il révèle le fait tragique de l’être anonyme et irrémissible, voué à être dépassé. Contre une pensée du neutre, Levinas va jusqu’à qualifier l’être heideggerien de « matérialisme honteux » dans Totalité et Infini. C’est sur cette critique qu’il faudra nous arrêter dans la mesure où la neutralité ontologique peut faire signe vers une neutralité éthique insoutenable.
Abstract This article proposes to explore the issue of the neuter, through a phenomenological and metaphysical approach, as it was initiated by Emmanuel Levinas. We will consider how the assimilation of the neuter to the being (in the verbal sens of event) allows the philosopher to draw the reality of an ontological drama. The neuter is neither existing nor nothingness, neither present nor absent ; it reveals the tragical fact of the anonymous and irremissible being vowed to be overcome. Against a thought of the neuter, Levinas doesn’t hesitate to attack the heideggerian’s being, qualifying it of « shameful materialism » in Totality and infinity. On this critique, our article aims at focusing, since the ontological neutrality may hint at an unbearable ethical neutrality. De la neutralisation au neutre en phénoménologieAu XX siècle, Husserl proposait l’étude des différents domaines de l’être en rappelant la relation fondamentale de la conscience à ce dont elle est la conscience, la caractérisant ainsi par son intentionnalité. Le père fondateur de la phénoménologie mettait alors en évidence que toute chose n’acquiert son sens d’être que par le regard qui se porte sur elle. A ces fins, il initiait une méthode spécifique qualifiée d’[size=16]épochè ou encore de réduction phénoménologique. Son intérêt consiste à suspendre le flux des pensées quotidiennes, qui loin de nous interroger sur ce qui se présente à nous, acceptent au contraire son existence comme allant de soi. Autrement dit, ce qui nous apparaît est naturellement supposé exister, et avoir tel ou tel sens pour nous, sans que nous nous en étonnions ou revenions sur les conditions qui ont permis de telles croyances. Husserl entendait donc neutraliser ces jugements spontanément portés sur ce qui est, afin de dévoiler l’oeuvre de subjectivation qui les anime.[/size] Il s’agit, comme l’a remarqué Emmanuel Levinas[size=16]1, de se faire violence en interrompant sa croyance au monde, ce qui, à la différence du doute cartésien, équivaut bien à une neutralisation et non pas à une négation. Il n’est pas en effet question de nier provisoirement que le monde existe, mais de neutraliser notre adhésion spontanée à cette croyance, cette neutralisation nous conduisant à prendre conscience du caractère opinatif de cette adhésion. J’accède alors d’une autre manière aux objets, puisque la suspension de mes jugements sur eux m’offre de regagner l’oeuvre de constitution subjective par laquelle ils ont un sens pour moi. Bien sûr, le monde dispose d’une existence objective et indépendante à mon égard, mais c’est seulement parce que je le perçois et lui prête un sens spécifique qu’il est ainsi pour moi. Le monde se donne comme constitué d’un sens que ma conscience lui prête, en tant que celui-ci se donne ou apparaît pour cette conscience. La négation n’est donc qu’une modification de ce que Husserl, au § 109 des Idées, qualifie de « certitude de croyance2» ayant pour corrélat l’être pur.[/size] Source : PixabayLa négation intervient donc au niveau d’une croyance plus fondamentale à l’égard de l’être de l’objet, c’est pourquoi il la distingue très nettement de la neutralisation qui suspend, elle, toute croyance ou « toute modalité doxique » quant à l’être de l’objet, et même toute action. Cette « modification de neutralité » est alors comparée au travail de l’imagination dans l’expérience esthétique puisque dans la perception d’une gravure de Dürer, Le Chevalier, la Mort et le Diable, nous ne nous tournons pas vers la plaque gravée mais vers les réalités figurées, et cet objet-portrait qui dépeint autre chose, neutralisé dans l’attitude esthétique, « ne s’offre ni comme étant, ni comme n’étant pas[size=16]3».[/size] Pour Emmanuel Levinas, ce « ni étant, ni n’étant pas », qualifie moins l’attitude du phénoménologue que l’être lui-même. En l’occurrence, l’être qui intéresse Levinas n’est pas un substantif, auquel cas il s’agit plutôt d’un étant, mais du processus par quoi il y a de l’existence. Ce retour vers l’être pur demande pourtant un travail d’imagination bien difficile, consistant à soustraire tous les sujets existants, afin de voir ce qui demeure au terme de la soustraction :
- اقتباس :
La distinction entre ce qui existe et cette existence même, entre l’individu, le genre, la collectivité, Dieu, qui sont des êtres désignés par des substantifs et l’événement ou l’acte de leur existence, s’impose à la méditation philosophique et s’efface pour elle avec la même facilité4. En dépit de la disparition des personnes, des choses, du monde, quelque chose demeure : l’être, mais mieux encore, le fait qu’il y a quelque chose. Ce qui en-deçà des existants demeure, c’est le fait même de l’existence. L’exister et l’existantLa méditation philosophique peut saisir l’existence d’un être, mais elle éprouve des difficultés s’agissant de comprendre ce que « exister » veut dire, car il ne se trouve plus rien à saisir : plus aucun substantif (un étant), plus aucune substance porteuse de qualités (le sujet d’un verbe) mais le verbe qui, s’il est peut-être attribué à un sujet, ne lui ajoute rien. L’être est donc envisagé comme verbe, verbe à caractère profondément impersonnel, puisqu’il n’est pas un attribut caractérisant un sujet. Pourtant, comment comprendre un verbe sans sujet, et sans même adopter un point de vue de sujet ? Levinas reconnaît la difficulté de l’entreprise, dans la mesure où il demeure une profonde intrication du sujet à son existence. Il faut donc éviter certains écueils : penser l’être ne revient pas à rejoindre l’être suprême, Dieu, ni même le néant. L’un et l’autre sont encore des substantifs ayant besoin de l’être pour exister, et de ce point de vue, le néant n’est que négation de tous les sujets existants, mais pas de l’être : - اقتباس :
une négation qui se voudrait absolue, niant tout existant – jusqu’à l’existant qu’est la pensée effectuant cette négation même – ne saurait mettre fin à la scène toujours ouverte de l’être, de l’être au sens verbal : être anonyme (…)5. Nous pouvons ainsi mesurer l’originalité de ce nouveau [size=16]topos philosophique recherché par Levinas, dans la mesure où il permet de surmonter toutes les oppositions dialectiques et binaires rebattues en philosophie. Il ne s’agit plus d’être et de néant, « équivalents ou coordonnés6» comme on les trouve chez Heidegger, et qui ne sont en vérité que les moments d’un fait plus général, celui de l’existence. La recherche nous mène vers un presque rien, au lieu d’une absence universelle d’étants, où il ne demeure pas moins une présence résiduelle et inévitable : celle d’un quelque chose ou plutôt du fait qu’il y a quelque chose. Dès lors, l’être, ou ce qu’il nomme il y a, exprime la tentative de distinguer l’étant de ce qu’il porte ou accueille : l’existence. Nous tombons sur un « être anonyme qu’aucun étant ne revendique, être sans étants ou sans êtres7». L’il y a revient donc à l’être pur, obsédant par sa persistance, et d’une « inhumaine neutralité8». Inhumaine parce que sans aucun étant, c’est-à-dire sans êtres qui existeraient de façon subjective, personnelle, consciente, et donc humaine.[/size] Mais comment revenir à cette neutralité pour un sujet ? Autrement dit, comment opérer un désoeuvrement de son existence, pour retrouver l’existence impersonnelle ? Levinas donne une image éloquente, empruntée à l’enfance, quand seul au milieu d’une chambre obscure, l’enfant entend le murmure du silence. Ce « bruissement de l’[size=16]il y a9 » est par définition indescriptible, et le philosophe ne peut que lui trouver des images, ou des sons évoquant tour à tour ce qui demeure malgré le silence, l’absence, la néantisation des personnes et des objets. Un auteur a su en faire le thème et le prélude de son premier roman ; ami de Levinas qui l’évoque sans détour « c’est là un thème que j’ai retrouvé chez Maurice Blanchot bien que lui ne parle pas de l’il y a mais du neutre et du dehors10». L’écrivain nous offre la possibilité d’une illustration littéraire et phénoménologique, plus puissante que toute tentative de s’emparer d’un topos situé hors de toute pensée conceptuelle ou catégorielle tel que notre langage quotidien et même philosophique en use. Voici un passage de Thomas l’obscur où l’il y a est semblable à la nuit obscure et silencieuse :[/size] - اقتباس :
La nuit était plus sombre et plus pénible qu’il ne pouvait s’y attendre. L’obscurité submergeait tout, il n’y avait aucun espoir d’en traverser les ombres, mais on en atteignait la réalité dans une relation dont l’intimité était bouleversante. Sa première observation fut qu’il pouvait encore se servir de son corps, en particulier de ses yeux ; ce n’était pas qu’il vît quelque chose, mais ce qu’il regardait, à la longue le mettait en rapport avec une masse nocturne qu’il percevait vaguement comme étant lui – même et dans laquelle il baignait (…)11. Nous voyons qu’ici la nuit est non pas l’envers du jour, mais ce contenant sans contenu, l’être sans étant qui envahit et neutralise le seul étant qui en soit le témoin : Thomas s’abolit dans l’être. Dans cette désubjectivation à laquelle l’entraîne l’atmosphère irrespirable d’une cave obscure, Thomas se perd dans la nuit, qui si elle ne fait rien apparaître d’étant – objets ou personnes – parvient paradoxalement à faire voir l’apparaître en tant que tel, le fait qu’il y a quelque chose, ce soubassement invisible de la réalité[size=16]12. Le sujet témoin de l’indicible réalité de l’être pur, s’abolit dans la nuit dont il ne se distingue plus : la distinction sujet-objet n’a plus cours, ni même celle d’être et d’étant, et en dépit de la néantisation, demeure le fait « qu’il y a ». Levinas comme Blanchot partagent l’idée que l’être ou le neutre – puisque cet évènement consiste dans le constat de l’anonymat du verbe, du fait que « ça existe » – est le sommet de l’horreur. « Rêverie répugnante13», la nuit et tous les éléments menacent Thomas de se substituer à lui. La distinction du dedans – son corps, sa pensée, ses sentiments – et du dehors n’est plus assurée.[/size] Cet assaut des éléments correspond d’ailleurs à l’évolution que Levinas fait subir à son concept d’[size=16]il y a, puisque dès Totalité et Infini, l’élémental caractérise un autre aspect du neutre. Il est en effet ce milieu duquel émergent les choses, les objets, les formes du monde. C’est aussi bien l’air, la mer que la lumière, bref, l’espace commun et non-possédable qui offre des choses à voir ou à saisir. Monde « sans origine », à l’image du ciel bleu apparaissant sans que l’on ne sache d’où, ni à partir de quel principe. Dans Thomas l’obscur, l’élémentalessentiellement utilisé est la mer dont la présence organise le rapport de Thomas à lui-même et à sa conscience ; élément qu’il regarde dès la première page – « Thomas s’assit et regarda la mer »-, et qu’il contemple à nouveau à la dernière phrase du livre – « Thomas aussi regarda ce flot d’images grossières »-. L’océan est alors ce milieu dangereux dans lequel il se perd, s’abîme, lutte, cherchant à maintenir une vigilance constante. Comme le dit Jean Starobinsky, « c’est aussi la représentation la plus directe de l’affrontement d’un dehors14» : dehors physique, matériel, aveugle et hostile du monde, l’élément est doté par Blanchot de forces autonomes et puissantes, égales à celle de la conscience. Ainsi, dans son aspect élémental, l’il y a ou le neutre déploie la présence informe d’un tout indéfini et sans limite – apeiron – à l’égard duquel tout témoin éventuel ne peut que risquer l’angoisse de la neutralisation. Il est vrai que la critique levinassienne du neutre est parfois nuancée par Blanchot, qui cherche moins à y voir une perte d’identité qu’une autre façon d’exister. Il n’en reste pas moins que l’écrivain décrit magistralement dans ces lignes, ce que l’existant, témoin du neutre, découvre de cette présence étrange :[/size] - اقتباس :
La première fois qu’il distingua cette présence, c’était la nuit. (…) Le livre pourrissait sur la table. Personne ne marchait dans la pièce. Sa solitude était complète. Et cependant, autant il était sûr qu’il n’y avait personne dans la chambre et même dans le monde, autant il était sûr que quelqu’un était là, qui habitait son sommeil, l’approchait intimement, qui était autour de lui et en lui. Par un mouve- ment naïf, il se leva sur son séant et chercha à percer la nuit, mais il était comme un aveugle qui, en tendant du bruit, allumerait précipitamment sa lampe : rien ne pouvait lui permettre de saisir sous une forme ou sous une autre cette présence. Il était aux prises avec quelque chose d’inaccessible, d’étranger, quelque chose dont il pouvait dire : cela n’existe pas, et qui néanmoins l’emplissait de terreur et qu’il sentait errer dans l’aire de sa solitude (…). C’était une modulation de ce qui n’existait pas, une manière différente d’être absent, un autre vide dans lequel il s’animait15. Dans [size=16]Thomas l’obscur, force est de constater que cette entrée dans l’élémental est provoquée par les éléments eux-mêmes : par la mer qui touche, submerge et fait glisser Thomas dans son immensité, mais aussi par la nuit qui l’approche, rode autour de lui et le menace de sa force invasive. Si nous nous replaçons du côté de l’analyse philosophique, Levinas nous propose quant à lui, d’identifier des évènements cruciaux de notre existence, qui instaureraient malgré nous une scission entre notre moi et l’existence.[/size] | |
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السبت فبراير 13, 2016 12:41 pm من طرف فدوى