Daniel Elmiger, Université de Genève
Résumé
Résumé Existe-t-il, en français contemporain, un genre neutre – ou des traces de ce genre, qui existe en latin de même que dans plusieurs autres langues indo-européennes ? Dans la première partie de l’article est esquissée une brève théorie formelle des genres (grammatical et lexical) en français. La deuxième partie contient un inventaire des propositions de « neutralisation » sémantique ou formelle qui vont au-delà des structures du français contemporain et qui visent des solutions plus cohérentes (mais souvent en décalage des usages communs) à l’intérieur d’un système binaire dans lequel le genre masculin a traditionnellement occupé une place plus importante que le genre féminin.
Abstract Is there in contemporary French a neutral gender – or traces of that gender, which exists in Latin as well as in other Indo-European languages? The first part of the article contains a brief formal theory of (grammatical and lexical) gender in French. The second part drafts an inventory of propositions aiming at a semantic or formal “neutralisation” that go beyond the structures of contemporary French and that seek more coherent solutions (which however are often contrary to common language use) for a binary system in which the masculine gender traditionally takes up a more important space than the feminine gender.
1 Le genre, en linguistique
Aujourd’hui, plusieurs acceptions du terme genre coexistent : certaines sont anciennes et bien ancrées dans la théorie (notamment linguistique), tandis que d’autres relèvent de théorisations plus récentes.
En linguistique, il est commun de distinguer entre le genre grammaticalet le genre lexical. Le genre grammatical existe seulement dans certaines langues – notamment les langues indo-européennes, mais aussi les langues sémitiques, par exemple[2]– et il se définit comme une caractéristique intrinsèque des noms (communs et propres) qui se traduit, au niveau de l’énoncé, par des éléments satellites qui prennent des formes différentes en fonction du genre du nom auquel ils se réfèrent (cf. les exemples 1 et 2 ; le nom est en gras ; les éléments satellites sont soulignés). 1) La belle fleur que j’ai reçue est là-bas : c’est celle qui est blanche.
2) Johan est encore petit, mais il est déjà bien fort.
Quant au genre lexical, il correspond à une propriété sémantique qui fait partie du signifié d’un nom désignant un référent animé sexué et qui peut – mais ne doit pas – correspondre au genre grammatical du nom. Ainsi, le nom fille (en anglais girl et en allemand Mädchen) contient l’information ‘(jeune personne) féminine’ et a donc un genre lexical féminin.
3) la fille : ‘jeune être humain de sexe féminin’
4) the girl : ‘jeune être humain de sexe féminin’
5) das Mädchen : ‘jeune être humain de sexe féminin’
En français, le genre lexical et le genre grammatical coïncident. En anglais, c’est le genre lexical qui détermine quel pronom (en l’occurrence she) permet la coréférence (ce qui n’est pertinent que pour les humains, une partie des animaux et quelques cas de noms communs, cf. Hellinger 2001). En allemand, le genre lexical (être humain féminin) ne correspond pas au genre grammatical (neutre), ce qui peut provoquer des hésitations quant à l’accord des éléments satellites. Ainsi, on peut observer que le genre grammatical l’emporte dans les relations grammaticales proches (comme l’article et le pronom relatif) mais que l’accord peut se faire ad sensum (donc selon le genre lexical) quand l’élément à accorder (dans l’exemple suivant le pronom personnel) se trouve à une certaine distance du nom.
6) das (n) Mädchen, das (n) … sie (f) (‘la fille qui … elle’)
2 Autres emplois du terme genre
Le genre grammatical et le genre lexical ne sont pas les seules occurrences du terme genre, en sciences du langage. Sans chercher l’exhaustivité, nous en mentionnerons brièvement deux autres.
On peut rencontrer la notion de genre sociolinguistique pour faire référence aux attributions stéréotypiques observées pour certains noms communs de personne qui, bien que symétriques d’un point de vue formel, ne le sont pas quant à leur signification (7) ou pour des noms (notamment de métiers dans lesquels la répartition des sexes demeure inégale) qui s’utilisent surtout au masculin ou surtout au féminin (8).
7) le couturier (‘la personne qui crée les vêtements’) vs la couturière (‘la personne qui fabrique les vêtements’)
8) le chirurgien, le recteur / l’esthéticienne, la serveuse
Le terme genre s’utilise, à côté de (ou en concurrence avec) celui de sexe, pour désigner les identités féminines et masculines – ainsi que d’autres types d’identités (agenre, bigenre, intersexe, trans*, etc.). Si la notion de sexe s’utilise aujourd’hui plus par rapport aux critères biologiques, celle de genre met davantage l’accent sur d’autres traits comme le comportement et les rôles sociaux attribués aux femmes et aux hommes ainsi qu’à leur propre définition, qui peut être en accord ou en décalage par rapport à leur sexe (assigné).
À part ces deux cas, genre s’emploie aussi pour désigner toutes sortes de classifications comme les genres littéraires, les genres textuels, etc.
3 Le genre grammatical est-il motivé ou arbitraire?
Dans les langues indo-européennes, différentes configurations de genre (grammatical et lexical) existent, qui se laissent décrire à l’aide de divers traits (cf. Oomen-Welke 2006), par exemple :
- en anglais, il y a un genre unique sans différences flexionnelles, sauf pour certains pronoms se rapportant à des êtres humains (he, she vs. it)[3] ; - en néerlandais et dans les langues scandinaves, le féminin et le masculin, en tant quegenre commun (ou utrum), s’opposent au genre neutre ;
- en tchèque, le critère animé vs inanimé intervient dans la morphologie du genre masculin, où l’on distingue entre masculins animés et masculins inanimés.
Dans ce qui suit, nous nous limitons prioritairement aux noms communs français ; quant aux noms propres, on peut observer des phénomènes comparables aux noms communs (auxquels ils peuvent souvent se substituer), comme c’est le cas dans la chaine suivante :
9) Marie – l’étudiante – elle – intelligente – ma cousine – celle qui – …
Le genre d’autres noms propres (comme les villes, les cours d’eau ou les noms de produits) obéit tantôt à des régularités et est tantôt arbitraire ou sujet à variation.
Pour les noms communs, le lien entre un nom et son genre grammatical (c’est-à-dire l’assignation du genre) est relativement complexe (cf. Elmiger 2008 : 59ss.), notamment en ce qui concerne les noms inanimés. Pour simplifier, on peut observer des régularités formelles (p. ex. en dérivation) qui déterminent le genre d’un nom en fonction de son type de formation : ainsi, les noms en -ation et -ance sont féminins et ceux en -age et -isme sont masculins. Il existe aussi des régularités dans certains champs lexicaux (en français, les noms des arbres sont masculins, alors qu’ils sont féminins en allemand). En dehors de ces cas, on peut dire qu’en français, le genre grammatical des noms inanimés n’est en général pas motivé et qu’il faut l’apprendre pour chaque substantif[4]. Il en va un peu différemment pour les noms désignant des référents animés (notamment les humains[5]) : pour ceux-ci, il existe souvent deux formes distinctes (la mère/le père), deux formes proches (la cousine/le cousin) ou une seule, utilisable avec les deux genres (différentiels) :la/le bibliothécaire. D’autres noms désignant des personnes n’ont qu’une seule forme, tels que 10) la victime, la vigie, la crapule
11) le sosie, le bébé, le laideron
Souvent, il s’agit de noms résultant d’une figure de style (p. ex. une métonymie : le bras droit, la vigie) où le genre du nom inanimé ne change pas lorsqu’il s’utilise pour désigner un être humain.
4 Le genre neutre
Dans les langues qui ont un genre grammatical neutre, on peut faire des observationsgrosso modo comparables à celles qui sont opératoires en français ; ainsi, en allemand, le neutre est régulier avec certains suffixes comme -tum ou ceux qui permettent de former des diminutifs (12) tandis qu’il est plus ou moins aléatoire dans d’autres cas (13) :
12) das Königtum, das Bistum (‘le royaume, l’évêché’), das Bettchen, das Mädchen (‘le petit lit, la (petite) fille’)
13) die Gabel, das Messer, der Löffel (‘la fourchette, le couteau, la cuiller’)
Il s’utilise pour les substantivations par conversion simple (14), mais pas pour former des noms communs de personne génériques qui neutralisent l’alternance entre forme masculine et féminine (cette fonction est en général attribuée au genre masculin, cf. ci-dessous, point 5.1[6]). 14) das Ich, das Lachen, das Gestern (‘le moi, le rire, le hier’)
Quant aux éléments satellites, ils peuvent tantôt être différenciés pour chaque genre (cf. l’exemple des adjectifs latins : 15), tantôt ne présenter que deux formes (16) ou une seule forme (17).
السبت فبراير 13, 2016 1:22 pm من طرف فدوى