Dans le bestiaire de
Zarathoustra, le serpent est la symbolisation de ce qui est vif, fuyant, insaisissable et à jamais dans aucune chose, dans aucun lieu assignables. Rebelle à toute appropriation, il est l’animal qui, de toute familiarité, signe l’impossibilité et frappe d’interdit toute domestication. Être des métamorphoses, il est aussi l’être du masque. De la sagesse du serpent, dit Heidegger commentant Nietzsche, «
relève la force de simulation et de la métamorphose, non pas la basse fourberie, mais la maîtrise du masque, le refus de se livrer, le secret gardé des arrière-pensées dans le jeu des prétextes, la puissante faculté de jouer de l’être
et du paraître »
1. Le masque est serpent, le masque s’est fait serpent afin que nul ne puisse le reconnaître, ni l’assigner à résidence. L’un et l’autre se répondent en un jeu de métamorphoses qu’aucune prédiction, aucune conjecture ne sauraient par avance en déterminer la détermination. Précisément, parce que dans la métamorphose il n’y a point d’identité car, même imperceptible, même insaisissable, elle devient immanquablement autre qu’elle n’est, autre qu’elle-même ; irreprésentable parce qu’in-déterminable
2.
- 3 . Michel Foucault, Dits et écrits I, Gallimard, 1994, p. 448.
2Quelque chose du serpent, quelque chose de son inépuisable capacité de métamorphose conjugué à son art consommé du masque, trouve un écho chez/en Foucault. Si le serpent devait figurer dans le bestiaire de Foucault, lui-même n’en serait pas moins serpent afin de jouer des mues et donc du masque. De sorte que la métaphore du masque (et certainement bien plus qu’une simple métaphore) a son importance chez Foucault. Par lui, elle est constamment convoquée. À la question : «
Si vous vous trouviez dans une classe de philosophie, telle qu’elle est actuellement, qu’enseigneriez-vous de la psychologie ? », Foucault répondait ainsi : «
La première précaution que je prendrais [...]
ce serait de m’acheter le masque le plus perfectionné que je puisse imaginer et le plus loin de ma physionomie normale, de manière que mes élèves ne me reconnaissent pas. Je tâcherais, comme Antony Perkins dans «Psychose »,
de prendre une tout autre voix, de manière que rien de l’unité de mon discours ne puisse apparaître »
3. Foucault, comme une présence qui se voudrait absente, cultive volontairement, ici, un retrait qui lui semble fondamental pour la leçon de psychologie. Il aurait bien aimé n’être qu’une voix, non pas la sienne propre mais celle de sa
Persona, celle transformée par sa
Persona, c’est-à-dire par son masque. Il lui faut donc quitter, abandonner sa propre personne pour recouvrer pleinement sa
Persona.
- 4 . Michel Foucault, Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon, 1961, p. (...)
3Du masque, il en est encore question dans l’
Histoire de la folie. Commentant quelques tableaux de Goya dont le
Moine, le
Grand Disparate et la
Folie Furieuse, Foucault voit en eux la décomposition des visages : «
Ce n’est plus la folie des Caprices
qui nouaient des masques plus vrais que la vérité des figures ; c’est une folie d’en dessous du masque, une folie qui mord les faces, ronge les traits ; il n’y a plus d’yeux ni de bouches, mais des regards venant de rien et se fixant sur rien (
comme dans l’Assemblée des Sorcières)
; ou des cris qui sortent de trous noirs (
comme dans le Pèlerinage de San Isidoro) »
4.
- 5 . Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p. 172-173.
- 6 . Michel Foucault, Dits et écrits IV, p. 104.
4Dans
Les Mots et les Choses, c’est sous le motif nietzschéen du rire et des masques, du sable et de la mer, que Foucault annonce la mort de l’homme. La métaphore du masque n’est pas non plus en reste dans
L’Archéologie du savoir où Foucault se livre à une description explicative de l’archive. Si celle-ci, à la fois proche et différente de nous, dissout toute identité (nul ne pouvant être contemporain de sa propre archive), le diagnostic qui est établi est que «
nous sommes différence, que notre raison c’est la différence des discours, notre histoire la différence des temps, notre moi la différence des masques. Que la différence, loin d’être origine oubliée et recouverte, c’est cette dispersion que nous sommes et que nous faisons »
5. La même métaphore est encore reprise dans un entretien. Pour ne pas faire la «
loi à la perception » et imposer un discours presciptif, Foucault se contente simplement de donner une interview au
Monde sous la figure discrète et anonyme du
philosophe masqué 6.
- 7 . Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, 1972, p. 10.
5Le masque chez Foucault n’est pas symbole de la dissimulation. Il est ce par quoi l’auteur se met en réserve de son œuvre afin de lui laisser dire tout ce qu’elle peut dire. Il n’est donc pas insignifiant que, à la question : «
Qu’est-ce qu’un auteur ? »,Foucault ait répondu avec Beckett : «
Qu’importe qui parle »
. Car cet effacement (cette disparition) de l’auteur derrière son œuvre définit une façon de déjouer, de refuser ou de réfuter la stature (posture) aristocratique de l’auteur, cette «
monarchie de l’auteur » avec ses «
déclarations de tyrannie » qui font la loi à la lecture. C’est ainsi que, à la demande qui lui fut adressée de réécrire une nouvelle préface à
Folie et déraison, Foucault opposa un net refus mais écrivit un très court avant-propos pour ne pas prendre de position d’autorité par rapport aux lecteurs : «
Je voudrais, dit-il,
que cet objet-événement, presque imperceptible parmi tant d’autres, se recopie, se fragmente, se répète, se simule, se dédouble, disparaisse finalement sans que celui à qui il est arrivé de le produire, puisse jamais revendiquer le droit d’en être le maître, d’imposer ce qu’il voulait dire, ni de dire ce qu’il devait être »
7. Le rôle d’un auteur n’est pas d’imposer un diktat aux lecteurs, car cela reviendrait à une obligation monologique de lecture.
- 8 . René Descartes, « Préambule », Œuvres Philosophiques, t. I, F. Alquié, Paris, Garnier, 1963, p. 45(...)
- 9 . Malcolm Bradbury, Mensonge, Paris, Presses de la Renaissance, 1988, p. 73. Certes, ni Foucault ni(...)
6Foucault ferait volontiers sienne cette citation de Descartes par laquelle l’impétrant signe son entrée dans le travail sérieux de la pensée, son entrée en philosophie : «
Les comédiens, appelés sur la scène, pour ne pas laisser voir la rougeur sur leur front, mettent un masque (
Persona).
Comme eux, au moment de monter sur le théâtre du monde où, jusqu’ici, je n’ai été que spectateur, je m’avance masqué »
8. Mais si, chez Descartes, le «
Larvatus prodeo » était un geste inaugural, chez Foucault, il se présente comme une constante de pensée de laquelle l’archéologue ne se déprendra jamais. Foucault avance donc masqué. Il passerait pour ce personnage d’Henri Mensonge, héros masqué et caché du structuralisme français, dont Malcolm Bradbury, dans son ironie piquante, nous conte qu’il n’aurait existé que deux photos, «
les deux ayant du reste disparu, et aucune n’ayant pu être authentifiée de façon définitive »
9. Autre figure, autre forme irreprésentable.
- 10 . Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 27.
- 11 . Michel Foucault, Dits et écrits III, p. 784.
- 12 . Jeannette Colombel, « Contrepoints poétiques », Critique n°471-472, 1986, p. 784.
7Le philosophe est l’homme du masque, l’homme de la maîtrise du masque, si bien que du jeu du masque, il ne peut s’en défaire. Car le masque libère de la fixité de l’identité, de la servitude de l’identité. Pour n’avoir pas à s’identifier, Foucault récuse toute identité et toute requête d’identité. Et même s’il devait décliner son identité, c’est non sans dire au préalable : «
je ne suis ni ceci ni cela »
10. Identifié comme anarchiste, gauchiste, nihiliste, antimarxiste explicite ou caché, Foucault échappe immanquablement par dissociation systématique. Il n’est jamais là où on croit le saisir, là où on pense se le représenter. Il est toujours déjà ailleurs, loin de là où on le guette. «
Ma façon de ne plus être le même, disait-il,
est par définition, la part la plus singulière de ce que je suis »
11. Philosophe, psychologue ou historien, il passe de l’analyse de la folie à la critique littéraire, de l’analyse du regard médicale aux conditions du savoir contemporain sur l’homme, de l’analyse du discours à la discipline des corps. C’est pourquoi Jeannette Colombel peut écrire : «
Le philosophe peut espérer rester invisible grâce aux concepts, porter des masques de jour et des masques de nuit, des masques différents d’un continent à l’autre, des masques de violence devant l’injustice et de mépris devant la mesquinerie, des masques figés d’anxiété et mouvants de plaisir, ces leitmotive, rythmes et éléments évoquent son visage »
12. Foucault revendique bien pour lui-même cette identité foncièrement mouvante. Le
Nowhere lui sied parfaitement. N’étant de nulle part, il n’a pas à répondre de son identité. Et s’il avait dû répondre, il se serait présenté à la façon d’Ulysse dans
L’Odyssée : «
Mon nom est personne », brouillant encore les pistes et échappant par ce fait même à toute question. Nul ne peut voir celui qui a choisi d’être invisible ; nul ne peut représenter celui qui a une identité mouvante, un visage qui se démultiplie, qui se décline au pluriel. De sorte que Foucault pouvait avec raison affirmer dans
L’Archéologie du savoir : «
Plus d’un, comme moi sans doute, écrivent pour n’avoir plus de visage. Ne me demandez pas qui je suis et ne me dites pas de rester le même »(p. 28) : Foucault ; Fou...quoi ? demanderait un auditeur distrait. Foucault, vous dis-je. Décidément in-assignable, inclassable, irreprésentable.
8En effet, tout philosophe appelé à monter sur scène, soit par l’exercice écrit, soit par l’exercice oral, met un masque non seulement pour cacher le visage mais surtout pour transformer la voix. La voix qu’on entend ne serait plus la sienne mais celle de sa
Persona, celle déformée par sa
Persona. En quittant sa personne pour porter la
Persona du philosophe, il passe du domaine privé à la sphère publique : un autre «
je » parle à travers lui.
9Ainsi Foucault procède-t-il dans sa
Leçon inaugurale au Collège de France. Dès l’entame de son discours, il souhaite être porté, habité par une voix, celle de Jean Hyppolite. Écoutons-le : «
Dans le discours qu’aujourd’hui je dois tenir, et dans ceux qu’il me faudra tenir ici [...] j’aurais voulu pouvoir me glisser subrepticement. Plutôt que de prendre la parole, j’aurais voulu être enveloppé par elle, et porté bien au-delà de tout commencement possible. J’aurais aimé m’apercevoir qu’au moment de parler, une voix sans nom me précédait depuis longtemps : il m’aurait suffi alors d’enchaîner, de poursuivre la phrase, de me loger, sans qu’on y prenne bien garde, dans ses interstices, comme si elle m’avait fait signe en se tenant, un instant, en suspens [...]
- 13 . Michel Foucault, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 7-8.
10
J’aurais aimé qu’il y ait derrière moi... une voix qui parlerait ainsi : «Il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, il faut dire des mots tant qu’il y en a, il faut les dire jusqu’à ce qu’ils me disent – étrange peine, étrange faute, il faut continuer, c’est peut-être déjà fait, ils m’ont peut-être déjà dit, ils m’ont peut-être porté jusqu’au seuil de mon histoire, devant la porte qui s’ouvre sur mon histoire, ça m’étonnerait si elle s’ouvre »
13.
11Invité à mon tour à monter sur scène, il me faut mettre le masque, mettre ma
Persona, publiquement. N’est-ce pas le sort de toute présentation que de montrer l’auteur en train de mettre le masque en public ? Quelques esprits chagrins diront «
que ces jeux avec soi-même n’ont qu’à rester en coulisses ; et qu’ils font, au mieux, partie de ces travaux de préparation qui s’effacent d’eux-mêmes lorsqu’ils ont pris leurs effets »
. (cf. « Introduction » à
L’Usage des plaisirs) Mais pas du tout. Pas tout à fait. Car dans la présentation, il s’agit précisément de faire venir les coulisses sur le devant de la scène : manière de présenter l’auteur tel qu’il est, tel qu’il veut être vu par les lecteurs avant toute transformation par le masque. La personne (l’auteur) parle avant de laisser la parole à sa
Persona : manière de s’expliquer sur ce qu’il a fait.
12L’aube de la philosophie est marqué par une telle mise du masque en public. Dans le
Prologue du poème philosophique, Parménide se présente aux lecteurs au moment où il va entrer en scène ; moment où le
Je personnel à la fois se présente et se retire, se met en retrait ; c’est aussi le moment où il fait savoir qu’une voix non pas la sienne, mais une autre voix va s’adresser à nous à travers lui, la voix de la vérité. Parménide parle ainsi : «
Les cavales qui m’emportent m’ont mené aussi loin que m’entraînait mon désir, et leur galop m’a conduit sur le chemin illustre de la Déesse qui partout guide le Sage. [...] Au travers, sur la vaste route, les Vierges lancèrent l’attelage et la Déesse m’accueillit bienveillante, et prit ma main droite dans sa main. Elle dit alors en s’adressant à moi : «Adolescent, ô toi qu’accompagnent les immortels auriges, toi qui d’un bond de tes cavales atteins notre séjour, je te salue, car ce n’est pas un destin pervers qui t’a fait cheminer sur cette route –, si loin elle court des sentiers familiers aux mortels !
- 14 . Yves Battestini, Héraclite, Parménide, Empédocle, éd. revue et aug., Paris, Gallimard, 1968, p. 10(...)
13Si tu es venu ce fut poussé par le destin des justes. Il faut donc que tu connaisses toutes choses, le cœur sincère de la Vérité qui persuade comme les opinions des hommes bien qu’elles soient fallacieuses. [...] Contemple en esprit ce qui est absence, mais à quoi l’esprit donne ferme présence... »
14.
- 15 . Le philosophe qui porte un masque, n’est plus lui-même en tant que tel. Il est autre, comme Parmén(...)
14Parménide poursuit tout en s’expliquant : entraîné par son désir de savoir, il est interpellé par la déesse
Justice, qui le prend par la main pour lui montrer la voie de la vérité. De sorte qu’après cette rencontre, Parménide n’est plus que le porte-voix de la vérité, la
Persona, le masque à travers lequel la déesse parle, le masque à travers lequel l’Autre voix se fait entendre, le masque à travers lequel la vérité se dit »
15.
15Et si, pour faire entendre cet Autre voix qui l’habite, Foucault avance masqué, c’est non pas à la manière de Nietzsche qui avait sa moustache abondante pour se cacher, mais à sa propre manière foucaldienne, visage lisse et calvitie intégrale, comme pour pouvoir porter plusieurs masques, des masques de masques, jouer du masque et jouer plusieurs rôles à la fois.
- 16 . Michel Foucault, L’Usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, p. 15.
16Un tel penseur, travailleur infatigable au savoir inquiet, est toujours en route, en quête de problématiques nouvelles où se risquer et risquer ce qui de la pensée requiert interrogation. Toujours en chemin pour frayer des voies nouvelles avec cet impératif de pensée qui a valeur de postulat récurrent : «
Comment et jusqu’où il serait possible de penser autrement »
16.
- 17 . Michel Foucault, Dits et écrits III, p. 30. C’est par la vérité que Foucault s’inscrit dans la phi(...)
17Le philosophe qui parle est nécessairement Autre ; il ne peut être identique à soi-même. C’est l’Autre qui en lui parle, dit la vérité, s’identifie à la vérité, est la vérité. Foucault philosophe ne saurait échapper autrement à la problématique de la vérité. «
La philosophie, déclarait-il,
en tout cas depuis Descartes, a toujours été liée en Occident au problème de la connaissance. On n’y échappe pas. Quelqu’un qui se voudrait philosophe et qui ne se poserait pas la question, qu’est-ce que la connaissance ?
ou qu’est-ce que la vérité ?,
en quel sens pourrait-on dire que c’est un philosophe ? Et j’ai beau dire que je ne suis pas un philosophe, si c’est tout de même de la vérité que je m’occupe, je suis malgré tout philosophe »
17.
- 18 . Jean François, « Aveu, vérité, justice et subjectivité autour d’un enseignement de Michel Foucault(...)
- 19 . Michel Foucault, Dits et écrits IV, p. 669.
- 20 . Michel Foucault, Dits et écrits III, p. 257. La question de la vérité nous paraît fondamentale dan(...)
18En effet, la question de la vérité (qui est la question même de la philosophie), n’est pas absente de l’entreprise de Foucault. À la question fondamentale de Leibniz : «
Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? »
, à celle formulée par Heidegger : «
Pourquoi y a-t-il de l’étant et non pas plutôt rien ? »
, Foucault répondait à son tour en mode interrogatif : «
Pourquoi y a-t-il de la vérité ? »
18. Cette question d’importance traverse tout l’œuvre de Foucault. C’est pourquoi il pouvait fulminer ainsi : «
Tous ceux qui disent que pour moi la vérité n’existe pas, sont des esprits simplistes »
19. De sorte que, devant la méprise générale de tous ceux qui ont fait de lui «
l’historien mélancolique des interdits et du pouvoir répressif, quelqu’un qui raconte toujours des histoires à deux termes : la folie et son enfermement, l’anomalie et son exclusion, la délinquance et son enfermement »
, Foucault répondait : «
Mon problème a toujours été du côté d’un autre terme : la vérité »
20.
19Si donc Foucault ne se déclare pas philosophe c’est précisément parce qu’il a fait profondément sien la maîtrise du masque : il s’est délivré de la servitude de l’identité. Bien plus. Dans son propre rapport à la tradition philosophique, et comme pour brouiller encore les pistes, il vient déplacer quelque chose et apporter autre chose, quelque chose d’autrement nouveau.
- 21 . Michel Foucault, ibid., p.277.
- 22 . Georges Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, 2e éd., Paris, PUF, 1966, p. 7.
- 23 . Claude Lévi-Strauss, De près et de loin, Paris, Odile Jacob, 1988, p. 106. En effet, Foucault a ab(...)
- 24 . Michel Foucault, Dits et écrits II, p. 522.
20Foucault ne pouvait rester un sage captif du champ traditionnel de la philosophie. Par lui, l’extériorité ou le dehors a constamment été convoqué. En conséquence de quoi il pouvait, avec raison, confier dans
Les Mots et les Choses, qu’il avait appris beaucoup plus de choses chez Cuvier (un naturaliste), chez Bopp (un linguiste), chez Ricardo (un économiste) que chez Kant ou Hegel. La même stratégie – la convocation de textes extra-philosophiques – est rigoureusement appliquée à des écrivains iconoclastes comme Nietzsche, Raymond Roussel, Bataille, Blanchot et Klossowski : une manière de sortir de la philosophie, de se déprendre d’elle, de rendre perméable et dérisoire «
la frontière entre le philosophique et le non-philosophique » (Foucault). Foucault a pratiqué une philosophie ouverte à son autre et non pas une philosophie fermée, enclose sur ses questions traditionnelles, sur ses ruminations monotones. Son travail apparaît comme une tâche possible de la philosophie contemporaine. La leçon de Foucault serait : comment la philosophie peut-elle survivre à sa propre fin proclamée ? La fin de la philosophie inaugure pour lui une nouvelle façon de travailler en philosophe : une façon philosophique de pratiquer l’histoire, indissociable d’une façon historique de pratiquer la philosophie. En cherchant à situer Foucault dans un certain « rapport » à Heidegger, on peut se demander si son travail n’est pas une certaine façon de penser (hors de la philosophie) ce qui, chez Heidegger, était la tâche de la pensée. Car, avec Foucault, c’est la convocation d’objets nouveaux dans la sphère philosophique : une pratique de mise en rapport de la philosophie avec ce qui n’est pas elle, avec la non-philosophie. «
Quel souci pour ces choses frustres ? »
, s’était-il demandé à propos du mouvement des femmes, des emprisonnés, des malades, des suppliciés et de ces étrangers si proches
21. Georges Canguilhem disait en une belle formule chiasmatique : «
La philosophie est une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et nous dirions volontiers, pour qui toute bonne matière doit être étrangère »
22. Cette citation trouve parfaitement un écho en Foucault. L’être, l’âme, le temps, le tout, l’un... sujets traditionnels de la philosophie sont, par Foucault, laissés à l’abandon de cette même tradition. Il est déjà en chemin (en quête) pour engager d’autres problématiques. Ainsi, pour Claude Lévi-Strauss, Foucault «
a joué un rôle positif en redonnant à toute une génération confiance dans la philosophie. Il a convaincu ses disciples qu’une philosophie malade de l’existentialisme pouvait repartir du bon pied à condition de s’appliquer avec méthode à l’étude d’objets concrets »
23. Que les philosophes aient toujours eu un rapport radicalement critique à la philosophie elle-même, est une thématique qui se peut lire chez Marx, Nietzsche et Heidegger. Mais, chez Foucault, elle s’ouvre sur des objets inattendus. «
On peut, affirme-t-il,
philosopher sur mille objets merveilleux, splendides, amusants, peu connus : les fous, la police, les pauvres. Pourquoi ne pas philosopher sur cela ? »
24.
- 25 . Alain Renaut, L’Ère de l’ individu, Paris, Gallimard, 1989, p. 9.
- 26 . « Entretien avec Michel Foucault», Le Genre de l’histoire. Les cahiers du G.R.I.F. n° 37-38, 1981(...)
- 27 . John Rajchman, Michel Foucault : la liberté de savoir, Paris, PUF, 1987, p. 119.
21Foucault inaugure un style philosophique nouveau, un traitement philosophique d’objets étrangers à la tradition philosophique. De la philosophie comme entreprise close, on est conduit avec Foucault à une autre activité de la philosophie. «
Le génie propre à Foucault, affirme Alain Renaut,
aura été de percevoir intuitivement cette clôture et, se saisissant d’une de ces positions possibles (disons : nietzschéo-heideggérienne), de tenter de l’appliquer dans des champs et à des sujets demeurés jusque-là à l’extérieur du discours philosophique »
25. Avec Foucault, la philosophie prend une nouvelle dimension. Tout son travail critique inaugure cette nouvelle façon de faire de la philosophie. Qu’un philosophe, dans le traitement de questions philosophiques, puisse être sollicité par des problèmes concrets, c’est là une orientation de pensée qui ne considère pas la philosophie comme un champ clos une fois pour toutes. L’
Histoire de la folie a d’abord pris naissance dans des séances de présentation de malades, et dans des asiles psychiatriques.
Surveiller et punir, a pris forme au sein du GIP (groupe d’information sur les prisons) au moment où les prisons françaises étaient en ébullition. L’
Histoire de la sexualité s’est imposée précisément parce que la sexualité est une problématique qui «
fait souffrir un certain nombre de gens encore actuellement »
26. La thèse fondamentale de Foucault consiste donc à définir «
la nécessité de repenser continuellement les questions philosophiques à la lumière des problèmes externes auxquels tout intellectuel se trouve forcément affronté dans une conjoncture historique donnée »
27.
- 28 . Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 21.
22De sorte que dans la relation qu’il instaure avec la tradition philosophique il y a une mise en œuvre pratique de cet
ethos philosophique comme manière d’être philosophe. Dans son introduction à
L’Usage des plaisirs, si Foucault s’en prend au caractère dérisoire du discours philosophique qui veut «
de l’extérieur, faire la loi aux autres, leur dire où est leur vérité, et comment la trouver »– la philosophie n’étant pas la discipline-mère de laquelle les autres tiendraient leur légitimité établie –, il lui reconnaît cependant le droit de se mettre à l’épreuve de tout savoir qui lui paraît étranger ; l’étranger étant ce qui, d’une manière «
impermanente » (Foucault), renouvelle la philosophie. Aussi, Foucault réussit-il bien cette «
épreuve de l’étranger » dont Hölderlin disait qu’elle est essentielle à toute «
appropriation du propre »
. Penser autrement, c’est justement et c’est précisément n’avoir pas peur «
de penser l’Autre
dans le temps de notre propre pensée »
28, c’est inscrire l’Autre dans la philosophie, faire de l’Autre l’instance de vérité de la philosophie.