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Michel Foucault et le concept d'épistémè
L'œuvre de Michel Foucault est discontinue. Nous nous intéresserons ici à la période que l'on peut approximativement situer entre 1965 et 1975, période pendant laquelle il a développé et utilisé le concept d'épistémè. Ce concept a eu une courte carrière ; apparu dans Les mots et les choses en 1966, il a été délaissé au bout de dix ans, car Michel Foucault a considéré que son utilisation aboutissait à une impasse.
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JUIGNET Patrick. Michel Foucault et le concept d'épistémè. Philosophie, science et société. 2015. [en ligne] www.philosciences.com [/size]
- PLAN DE L'ARTICLE
- Une définition de départ
- La notion comporte deux versants
- On peut faire plusieurs critiques quant aux résultats obtenus par Michel Foucault
- Une autre définition est possible
- Histocisation des concepts
- Différencition d'avec dautres notions
Une définition de départ pour l'épistémè
Incidemment, à l'occasion d'un débat avec Noam Chomsky (1971), Michel Foucault a défini son propos du moment qui visait à « saisir les transformations d'un savoir à l'intérieur, à la fois, du domaine général des sciences et, également, à l'intérieur du domaine en quelque sorte vertical que constitue une société, une culture, une civilisation à un moment donné ». L'épistémè d'une époque renvoie à une façon de penser, de parler, de se représenter le monde, qui s'étendrait très largement à toute la culture. Dans Les mots et les choses (1966) et L'archéologie du savoir (1968) Michel Foucault décrit trois épistémè successives : celle de la renaissance, de l'époque classique, et enfin de l'époque moderne. La recherche de Foucault associe la philosophie générale, l'histoire et l'épistémologie. Dans une démarche structuraliste, il tente de rendre compte de ce qui produit les savoirs d'une époque. Mais avecL'archéologie du savoir (1968) le propos, déjà, se modifie et Foucault insiste sur les "discours", au détriment de la pensée et de la pratique.
Dans Les mots et les choses, Michel Foucault écrit : "Il ne sera pas question de connaissances décrites dans leur progrès vers une objectivité dans laquelle notre science d'aujourd'hui pourrait enfin se reconnaître ; ce que l'on voudrait mettre au jour, c'est le champ épistémologique, l'épistémè"... décrivant les "conditions de possibilité" des connaissances. "Plutôt que d'une histoire au sens traditionnel du mot, il s'agit d'une archéologie". Or, cette enquête archéologique a montré deux grandes discontinuités dans la culture occidentale : celle qui inaugure l'âge classique (vers le milieu du XVIIe siècle) et celle qui, au début du XIXe siècle, marque le seuil de notre modernité". (p.13) Michel Foucault dans une interview de 1972, précise : « ce que j’ai appelé dans Les mots et les choses épistémè n’a rien à voir avec les catégories historiques. J’entends tous les rapports qui ont existé à une certaine époque entre les différents domaines de la science [...] Ce sont tous ces phénomènes de rapport entre les sciences ou entre les différents discours dans les divers secteurs scientifiques qui constituent ce que j’appelle épistémè d’une époque » (Entretien de 1972).
Ultérieurement, il donnera une nouvelle définition de l’épistémè « comme le dispositif stratégique qui permet de trier, parmi tous les énoncés possibles, ceux qui vont pouvoir être acceptables à l’intérieur, je ne dis pas d’une théorie scientifique, mais d’un champ de scientificité, et dont on pourra dire : celui-ci est vrai ou faux. C’est le dispositif qui permet de séparer, non pas le vrai du faux, mais l’inqualifiable scientifiquement du qualifiable » (Entretien de 1977).
La notion comporte deux versants :
La notion a été forgée en combinant le point de vue structural au point du vue archéologique.
1 - Le point de vue structural
Foucault défend l'idée que ce qui détermine la production des connaissances est un ordre sous-jacent, qu'il y aurait à une époque donnée une structure selon laquelle nous pensons. Il s'agit des codes fondamentaux de la culture à laquelle nous participons, ceux qui régissent son langage, ses schémas perceptifs, la hiérarchie de ses pratiques. Ces codes fixent les contenus empiriques auxquels les participants de cette culture pourront accéder. Cette structure constitue un ordre formel sous-jacent qui échappe aux individus et constitue "un réseau imperceptible de contraintes". Les règles et structures sont inconnues des savants de chaque domaine de la connaissance, elles sont inconscientes, non explicites.
2 - Le point de vue archéologique
La manière traditionnelle de concevoir l'histoire des idées est profondément remise en cause. On passe d'un cheminement temporel cumulatif à une vision par époques épistémiques discontinues. À un moment donné se forme un système stable, une épistémè, qui ultérieurement se transformera en une autre. C'est pour cela que Foucault préfère le terme d'archéologie à celui d'histoire. Il ne s'agit pas de retracer un cheminement, mais d'exhumer des formes enfouies, des fondations. Michel Foucault, dans un interview faite par le philosophe Fons Elders en 1971, dit que dansLes mots et les choses, il a employé la méthode archéologique consistant à comparer des domaines du savoir différents (biologie, économie, linguistique, du XVIIe au XIXe siècles) et montrer comment ces domaines obéissent à des lois ou des règles communes qui les font communiquer entre eux.
Au total, chaque époque culturelle est définissable, selon Michel Foucault, par son épistémè, c'est-à-dire par un ensemble de problématiques, d'hypothèses et de méthodes de recherche, qui constituent un invariant pour cette époque. Par exemple, la recherche de « la similitude » préside à la pensée qui va de la Renaissance jusqu’à l’Âge Classique, tandis que c’est la recherche de « l’ordre » qui organisera l’époque moderne. Pour Michel Foucault il n’y a pas de « progrès » dans le processus culturel au cours de l’histoire, les changements sont produits par le passage d’une épistémè à une autre. Ces passages ne sont pas dus au perfectionnement des savoirs, mais dépendent d’événements culturels assez indéterminables (en tout cas l’auteur ne les élucide pas).
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Les trois moments épistémiques
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Foucault décrit trois moments épistémiques en Occident : celle de la Renaissance, l’épistémè classique, et enfin l’épistémè moderne. Comme dans L'histoire de la foliequi a précédé, on retrouve les deux césures épistémologiques que sont le passage de la Renaissance au classicisme et de l'âge classique à la modernité.
Pour Foucault la pensée de la Renaissance est dominée par une vision cosmologique du monde au sein de laquelle tout peut s'ordonner. Dans cette pensée dominent la recherche de la ressemblance, de la similitude, des analogies. Dans le grand livre de la nature apparaissent des signatures qui en indique l'ordre pour qui sait les lire.
Dans l'épistémè classique dominent l'ordre, l'identité et la différence pour aboutir à une représentation du monde. La logique de Port-Royal, Descartes Hobbes, Leibniz, contribuent à forger une structure sémiotique. La mathématisation, la mécanisation de la nature, participent à un ordre des signes (du langage) au moyen duquel une représentation peut être proposée. Ce langage disparaît dans sa fonction représentative. "La vocation du langage classique a toujours été de faire tableau : que ce soit le discours naturel, recueil de la vérité, description des choses, corpus de connaissances exactes, ou dictionnaire encyclopédique" (Les mots et les choses, p. 332).
C'est avec Kant que s'ouvre l'âge de la modernité. Dans cette dernière épistémè, la vie, le travail et le langage ont pu devenir des objets d’étude. On est passé de l'histoire naturelle à la biologie, de l’analyse des richesses à l'économie, de la philologie et la grammaire à la linguistique. De nouveaux objets de connaissance se sont élaborés : la production a remplacé l’échange (pour l’économie), la vie s'est substituée aux êtres vivants (pour la biologie) et le langage a remplacé le discours (pour la philologie). L'homme au travers des sciences humaines (qui font partie de l'épistémè moderne) apparaît comme objet de savoir. Toutes ces nouvelles sciences ont changé de nature et de forme, il y a une rupture avec celles qui précèdent.
Mais surtout, l'homme apparaît comme objet d'étude et c'est là enjeu épistémologique majeur. Pour Foucault les sciences humaines occupent le terrain que la philosophie a délaissé, car elle a été prise dans l'impasse, celle du sujet. Tel qu'il a été conçu par la philosophie le sujet est amené, lors de son étude, à se transformer en objet, et donc à se dédoubler entre sujet transcendantal et sujet empirique. Les sciences de l'homme permettraient de dépasser ce problème. Il leur assigne trois domaines : la région psychologique, la région sociologique et la région de la littérature et des mythes. Mais, par la suite, Foucault accusera les sciences humaines d'une volonté de maîtrise qui serait le masque du pouvoir. Il va alors développer l'idée d'une subordination du savoir au pouvoir, qui le conduira à abandonner la notion d'épistémè.