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- 1 . Ainsi The Sociological Review (revue trimestrielle publiée par Blackwell pour l’université de Keel(...)
1Les lecteurs français des revues anglophones de sociologie sont souvent frappés par la forte récurrence, dans ces revues, des thématiques de l’ethnicité, du genre et de la postmodernité (
ethnicity, gender and post-modernity), ce qui suffit – hors toute considération de style argumentatif – à les distinguer largement des périodiques français équivalents. Si l’on se restreint à la question de la postmodernité, qui nous concerne ici, on n’est pas loin du paradoxe : non seulement parce que ces auteurs citent, au moins pour la notion, Jean-François Lyotard, mais encore parce que leurs débats sont alimentés par des références à des philosophes et à des sociologues comme Michel Foucault, Jacques Derrida ou Michel Maffesoli, qui sont loin d’être mobilisés en France à propos de ces questions
1. Les modes de constitution de ces fortunes expatriées mériteraient à eux-seuls une analyse approfondie. On se contentera pourtant, dans cet article, de présenter un état du débat actuel sur modernité et postmodernité chez les sociologues anglophones (à vrai dire ici essentiellement britanniques, à l’exception du philosophe américain Richard Rorty).
- 2 . Il faut signaler qu’en Grande-Bretagne les auteurs se réclamant des “ cultural studies ” participe(...)
2Cette entreprise présente quelque intérêt si l’on veut bien admettre que les éléments du débat anglophone ne sont pas forcément connus du lecteur philosophe français et, surtout, qu’il engage la critique sur un niveau “ méta ”, où philosophie et sociologie se demandent et se doivent mutuellement des comptes. De fait, tous ces auteurs abordent simultanément les aspect logiques, éthiques, méthodologiques posés par des analyses en termes de modernité/postmodernité. On adoptera ici une posture de retrait, cherchant davantage à montrer l’existence d’une scène de discussion (il ne saurait d’ailleurs être question d’en détailler tous les aspects), qu’à prendre appui sur tel ou tel argument pour conforter une thèse ou pour peser sur les formes de questionnement en France. Cette posture de retrait emprunte évidemment plus aux ressources du discours sociologique qu’à toute autre, mais on peut raisonnablement estimer que les problèmes posés ne relèvent pas de ce seul ancrage disciplinaire
2.
- 3 . Les discussions ont été relancées, en France comme en pays anglophones (où il est fort connu), par(...)
- 4 . Pavlich George, “ Contemplating a postmodern sociology : genealogy, limits and critique ”, The Soc(...)
- 5 . Les traductions anglaises de Baudrillard sont nombreuses. On cite volontiers Selected Writings, St(...)
- 6 . Pour une contribution en anglais : “ Is Sociology Still the Study of Society ? ”, Thesis Eleven, 2(...)
- 7 . Pour l’œuvre de Giddens, voir ci-dessous.
- 8 . Entre autres : Zygmunt Bauman, Intimations of Postmodernity, London, Routledge, 1992.
3Ce qui fait la caractéristique de la scène anglophone en son état présent
3, c’est qu’elle n’oppose plus vraiment les partisans d’une explication en termes de modernité à ceux qui préfèrent recourir à la postmodernité, mais qu’elle est travaillée par des courants qui forment un vaste entre-deux, depuis ceux qui voient la modernité secouée par les assauts de la postmodernité, jusqu’à ceux qui, convaincus de la nécessité de cette dernière appellation, regrettent de ne pas la voir illustrée par les instruments de connaissance qui lui soient vraiment appropriés. George Pavlich
4 (au demeurant, universitaire néo-zélandais) souligne que ce qui fait la trame de ce continuum, c’est la question de l’objet de connaissance lui-même. Il y a ainsi, d’une part, ceux (comme Jean Baudrillard
5) pour qui les changements des technologies de l’information signent l’acte de décès de l’objet de la sociologie (“ le social ”) et nous font entrer dans l’ère de la “ masse ”, où la sociologie est un anachronisme. D’autre part, on trouve ceux (il cite Alain Touraine
6 et Anthony Giddens
7) qui pensent que notre situation est plutôt une extension de la modernité, par rapport à laquelle la sociologie doit pouvoir trouver des ajustements, comme par exemple, passer de l’étude de “ la société ” à celle des “ relation sociales ” ou du “ changement social ”, pour prendre en compte la globalisation des problèmes. Entre les deux, toujours selon Pavlich, des théoriciens comme Zygmunt Bauman
8 soutiennent que la sociologie devrait incorporer certains thèmes postmodernes et transformer ses pratiques en conséquence, mais il prêche plutôt pour une sociologie du postmodernisme que pour une sociologie postmoderne : et ce serait justement l’ambition de Pavlich de poser (à partir du dernier Foucault) les jalons d’une sociologie postmoderne, c’est-à-dire obéissant à d’autres principes épistémologiques que ceux de la modernité.
4Si l’on tient cette présentation de la scène anglophone de la postmodernité, pour satisfaisante, alors il convient de décrire les différents plateaux qui la composent et qui engagent des questions de logique (autoréfutation ou autoréférence ?), des questions de politique (quelle gestion du travail ?), des questions d’éthique (morale ou prudence ?) et des questions de science (quelle sociologie ?). Mais auparavant, il semble nécessaire de s’attarder sur la position “ plancher ” dans ce continuum, puisqu’elle s’ancre dans la modernité.
1. Les institutions de la modernité à l’heure de la radicalisation 5Sans remonter aux origines du débat qui se situe au début des années quatre-vingt, il est utile de s’appuyer pour commencer sur l’œuvre d’Anthony Giddens
9, qui développe la notion de “ radicalisation de la modernité ”. Il s’agit bien sûr d’exposer la position d’un grand théoricien, mais aussi de prendre en compte la présence permanente des références à Giddens, dans le débat anglophone sur la modernité.
- 9 . On se référera principalement à un texte traduit en Français : Les conséquences de la modernité, P(...)
- 10 . Giddens donne à ce terme un sens plus large que celui qui lui est donné dans le domaine de l’intel(...)
6Il identifie ce qu’il appelle le dynamisme de la modernité, à partir de trois caractéristiques principales qui l’arrachent à la pré-modernité : la séparation du temps et de l’espace (elle fournit les moyens d’un découpage spatio-temporel précis, elle casse les liens avec la localisation des activités dans un contexte particulier de présence) ; le développement des mécanismes de délocalisation (avec la création de gages symboliques comme l’argent, l’établissement de systèmes-experts
10 et l’installation de relations de confiance) et enfin l’appropriation réflexive de la connaissance (la production d’un savoir systématique portant sur la vie sociale devient partie intégrante du système).
La confiance et le risque 7Le passage de la pré-modernité à la modernité se traduit, de façon significative, par une transformation de la relation de confiance : la confiance était localisée, implantée dans des systèmes de parenté (qui stabilisaient les liens sociaux dans le temps et l’espace), eux-mêmes situés dans des communautés locales et consolidée par des cosmologies religieuses ; elle s’exprime aujourd’hui en termes de relations personnelles d’amitié ou d’intimité sexuelle, mais en référence à des systèmes abstraits dont les champs spatio-temporels sont indéfinis et elle intègre le passé et le présent dans une pensée futuriste ou projective. Attardons-nous sur cette vertu pré-moderne devenue forme sociale centrale de la modernité. Elle est marquée, dans certaines interactions basiques en face à face, par “ l’inattention polie ” (expression que Giddens emprunte à Erving Goffman), c’est-à-dire “ une démonstration soigneusement orchestrée de ce qu’on pourrait appeler “éloignement poli” ” (
Les Conséquences de la modernité, p. 87). En d’autres termes, il s’agit de manifester à la personne que l’on croise l’absence d’intention hostile. Bien entendu, la confiance prend une autre tonalité dans les “ interactions précises ” (autre concept goffmanien), puisque le fait qu’elles se soient engagées signifie que des “ garanties de fiabilité ” (un subtil et instable mélange de confiance, de tact et de pouvoir), ont été données, reçues et éventuellement stabilisées par des rituels. Quant à la confiance envers les systèmes abstraits, elle peut être déduite de ce qui vient d’être dit. Il est nécessaire d’accorder foi au fonctionnement d’un système que l’on utilise soi-même comme profane, mais il n’est nullement nécessaire de rencontrer ceux qui l’actionnent. Lorsque c’est le cas, nous sommes à ce que Giddens nomme des “ points d’accès ” aux systèmes abstraits : “ Les points d’accès nous rappellent que des êtres en chair et en os (potentiellement faillibles) en sont les exploitants ” (
op. cit., p. 91). De leur capacité de contrôler, à ces points d’accès, les limites entre comportements de scène (traiter avec considération l’usager, “ mettre en veilleuse ”, comme disait encore Goffman, l’irritation) et comportements de coulisses (maudire ou moquer l’incongru, se laisser aller), c’est-à-dire de leur capacité à faire le plus possible glisser les aléas en coulisse, dépend la manifestation de leur professionnalisme. Ces deux dimensions de la confiance (envers les individus et envers les systèmes) impliquent que la modernité transforme l’intimité : il y a, selon Giddens, une relation intrinsèque entre les tendances mondialisatrices de la modernité et les événements localisés
11 de la vie quotidienne. La réalisation de soi (l’auto-actualisation, la formation de liens personnels et érotiques) est en partie une “ appropriation positive des circonstances dans lesquelles les influences mondialisatrices empiètent sur la vie quotidienne ” (
op. cit., p. 131).
- 11 . Pour être tout à fait complet, il faudrait signaler que Giddens décrit un mouvement de re-localisa(...)
8La modernité c’est aussi une transformation et une accentuation du risque. La pré-modernité comportait des menaces et dangers naturels, des violences humaines et des pertes de protection religieuse ou magique. La réflexivité qui caractérise la modernité introduit le risque comme dimension de la quotidienneté, industrialise ce risque et menace l’individu de perte de sens. Le risque s’est mondialisé, il s’est intensifié, il s’est institutionnalisé et, parallèlement, il s’accompagne, selon une large répartition, de la conscience du risque en tant que risque et de la conscience des limites de la compétence dont les systèmes abstraits peuvent faire preuve face à cela. La métaphore retenue par Giddens est celle du “ camion fou furieux ”, “ machine surpuissante, emballée et que nous pouvons, collectivement en tant qu’êtres humains, diriger dans une certain mesure, mais qui menace également d’échapper à notre contrôle. Le camion fou furieux écrase tout ce qui lui résiste, et s’il paraît à certains moments aller tout droit, il lui arrive de zigzaguer n’importe comment de manière imprévisible. Il serait faux de dire que ce voyage est complètement désagréable, ou sans avantages ; il est souvent vivifiant et prometteur. Mais tant que persisteront les institutions de la modernité, nous ne pourrons jamais contrôler complètement l’itinéraire, ni la vitesse du déplacement [...] Sécurité ontologique et angoisse existentielle coexisteront de façon contradictoire ” (
op. cit., p. 145-146).
9On peut très bien imaginer, face à cette situation, des scénarios d’adaptation. Giddens part, d’ailleurs d’un recensement logique de comportements d’adaptation (l’acceptation pragmatique, l’optimisme obstiné des Lumières, le pessimisme cynique et l’engagement radical), avant d’examiner plus avant ce qu’il appelle une “ phénoménologie de la modernité ”, c’est-à-dire une expérience du déplacement, faite de l’intersection (sans dépassement, ou encore sans
Aufhebung), de l’éloignement et de la familiarité, de la confiance personnelle et des liens impersonnels, des systèmes abstraits et de la connaissance au quotidien, de l’acceptation pragmatique et de l’activisme militant. La richesse des analyses de Giddens – même si elles ne sont pas toujours poussées au-delà de la simple intuition – mériterait certainement un traitement plus approfondi que celui qui lui est réservé ici, simplement commandé par l’exposé d’un débat.
Postmodernité ou radicalisation de la modernité ? 10Giddens semble donc fermement installé dans le camp de la modernité. Mais peut-on dire pour autant qu’il récuse la notion de postmodernité ? En fait, pour rendre compte véritablement de sa problématique, il faut observer la relation qu’il établit entre “ modernité ”, “ postmodernité ” et “ radicalisation de la modernité ”. Pour aller au plus simple, on peut dire, d’abord, que nous vivons une période de radicalisation de la modernité (RM désormais), qu’il s’agit de bien distinguer de ce qu’on analyse, volontiers, comme postmodernité (PM1) et, ensuite, que la période de la postmodernité (PM2) est encore à venir.
11Huit traits significatifs peuvent servir à souligner cette radicalisation (voir le tableau donné par Giddens, p. 156). Premièrement, on identifie des développements institutionnels comme créant “ un sentiment de fragmentation et de dispersion ” (alors que la PM1 identifie ces processus comme dissolvant toute possibilité d’épistémologie). Deuxièmement, la dispersion apparaît comme dialectiquement liée aux tendances à l’intégration mondiale. Malgré cela (troisième point), le moi continue de bénéficier des processus d’auto-réflexivité caractéristiques de la modernité (tandis que le moi de la PM1 est décomposé et défait par la fragmentation de l’expérience). Quatrièmement, alors que la PM1 tire de ce qui précède l’idée que toute vérité est contextuelle et/ou historique, la RM n’interprète pas la réflexivité comme une limitation ontologique ou gnoséologique et conserve la prétention à l’universalité de la vérité, liée à la mondialisation. Cinquièmement, dans l’expérience intime comme dans l’action productive, l’homme de la RM est pris dans la dialectique de la puissance et de l’impuissance, tandis que l’homme de la PM1 théorise l’effet des courants mondialisateurs comme impuissance. D’où (sixième point), pour la PM1, le sentiment d’évidement de la vie quotidienne provoqué par l’intrusion des systèmes abstraits ; alors qu’en régime RM on considère que ces systèmes abstraits autorisent autant l’appropriation que la perte. Septièmement, c’est parce qu’il y a place pour l’appropriation que l’engagement politique conserve du sens, alors qu’il ne saurait en avoir dans un monde PM1 où tout est contextuel. Huitièmement, enfin, une postmodernité, c’est, du point de vue RM, “ l’ensemble des transformations possibles allant au-delà des institutions de la modernité ”.
- 12 . C’est moi qui simplifie ainsi des formulations qui sont un peu plus souples.
- 13 . Il signifie par là une économie socialisée, un système d’entretien de la planète, le dépassement d(...)
12Que serait donc un “ ordre postmoderne ” ? Rappelons que Giddens cherche à caractériser l’ensemble des institutions de la modernité au travers d’un modèle tétradimensionnel qui lie : ordre économique (I), ordre technologique (II), ordre militaire (III) et ordre politique (IV)
12. Un ordre RM, c’est un ordre où les mouvements sociaux sont : des mouvements ouvriers (I), des mouvements écologistes (II), des mouvements pacifistes (III) et des mouvements de libre parole (IV) ; ce qui constitue, notons-le au passage, une vision peu conformiste des mouvements sociaux, traditionnellement considérés, à une époque donnée, comme récessifs ou dominants et non comme coextensifs d’une même trame. Un ordre postmoderne (au sens de PM2), serait donc, de ce point de vue : un système économique de post-pénurie
13 (I), un système d’humanisation de la technologie (II), une situation démilitarisée (III) et une participation démocratique à plusieurs niveaux (IV). Mais, pour autant, cette évolution vers PM2 n’a rien de nécessaire ou d’automatique : des risques majeurs pèsent sur la modernité, elle qui a précisément installé le risque comme l’un de ses ressorts essentiels. Ces risques, ce sont : l’effondrement des mécanismes de la croissance économique (I), les dégâts ou catastrophes écologiques (II), un conflit nucléaire ou des guerres de grande ampleur (III), le développement du totalitarisme (IV).
13Tant d’attention et de force mises à préciser les différents états de la modernité pourrait, comme on dit couramment, avoir “ tué le débat ”. Il n’en est rien, comme on peut le constater encore bien des années après la publication des analyses de Giddens : non seulement cette œuvre est convoquée au débat et certaines des ses certitudes interrogées, mais encore plusieurs sociologues (qu’ils aient ou non cette étiquette universitaire) s’appliquent à explorer d’autres entrées, négligées par le Commandeur de la sociologie britannique.
2. L’idée de postmodernité est-elle auto-réfutante ? 14On ne prendrait pas la peine de revenir ici sur la controverse logique entre modernes et postmodernes, autour de la notion d’auto-réfutabilité
14, si le débat britannique n’avait apporté récemment quelque distinction utile
15.
- 14 . Faut-il rappeler qu’Alexandre Koyré avait lui aussi apporté quelque lumière sur le paradoxe du Men(...)
- 15 . On suit ici l’article de Tim Jordan, “ The self-refuting paradox and the conditions of sociologica(...)
Un postmodernisme réduit au silence ? 15Du coup, il faut tout de même rappeler les éléments de la controverse : les modernistes reprochent aux postmodernistes de tomber dans le paradoxe de l’auto-réfutation en affirmant, par exemple, qu’il n’y a pas de rationnel absolu, notion qui serait elle-même rationnelle. Généralement, le débat part de Lyotard et de la critique des méta-récits. L’idée d’émancipation de l’humanité (méta-récit) semble pouvoir légitimer des formes de connaissance comme la sociologie et le marxisme (récits), qui ont pour ambition de permettre à cette émancipation de trouver des points d’appui concrets. Or, selon Lyotard, ce méta-récit est de même forme que les récits considérés, ce qui ne saurait donc les légitimer. Pourtant, disent les adversaires des postmodernes, il faut bien admettre que cette affirmation repose elle-même sur un méta-récit ou une méta-théorie. Sur le plan logique l’argument est simple :
non-p est p (appelons cela
p’ : l’affirmation
non-p est un cas de
p) et
p’ se détruit lui-même. Donc tous les méta-récits et les universaux ne peuvent être rejetés. L’auteur rappelle que ces arguments ont été notamment mis en avant par Marsh en 1989 (et par Rasch en 1994), qui ironise sur l’alternative entre la tristesse d’un inexorable mutisme postmoderne (se taire pour ne pas être contradictoire) et les festivités du Retour de l’Enfant Prodigue postmoderne, dans le giron de la modernité.
Autoréfutation et autoréférence 16Est-ce si simple ? Tim Jordan pense que non et recourt à une distinction importante qu’il reprend à l’épistémologue Mary B. Hesse
16. Il s’agit de distinguer auto-réfutation et auto-référence. Selon Mary Hesse, le fait qu’une revendication de l’ancrage culturel d’un savoir soit elle-même culturellement déterminée, ne la détruit pas, car c’est précisément ce qui est affirmé : ainsi, en essayant de mettre en évidence le caractère socialement construit d’un jugement scientifique (e. g. la “ pasteurisation ” de la science pasteurienne) ou esthétique (e. g. la “ distinction ” du goût bourgeois
17), on donne à entendre que ce qui permet de le dire est aussi socialement construit, c’est-à-dire qu’on peut désigner ces constructions, sans avoir à les construire complètement ; on ne peut chercher à produire l’ensemble de tous les goûts sans y inclure aussi le goût pour la science qui les produit. Il ne s’agit pas de passer au niveau “ méta ” mais d’une auto-référence (on retrouve ici la “ solution ” de Koyré). Ainsi, on ne pourrait suivre Marsch, lorsqu’il reproche aux postmodernes de critiquer la rationalité occidentale au nom d’une rationalité différente qui ne saurait être rationnelle si elle n’obéit pas aux six critères de Marsch : ce serait reprocher aux postmodernes de ne pas pratiquer Marsch, ce qui est aussi logiquement discutable. “ Si l’on présuppose la redéfinition d’une terminologie cognitive en fonction d’une culture locale lorsque l’on affirme p, alors p doit aussi être jugée conformément à cette redéfinition. C’est-à-dire qu’il est fallacieux d’exiger que p aie des fondements absolus : si p est affirmé, il l’est relativement aux critères de vérité d’une culture locale et, si cette culture est de telle sorte qu’en elle la thèse de la relativité culturelle du savoir est acceptée, alors p est vrai relativement à cette culture ” (Mary Hesse, citée par Jordan, 1997).
- 16 . On ne peut malheureusement accéder en langue française à l’œuvre de cette philosophe des sciences(...)
- 17 . On fait ici délibérément référence à deux auteurs français très différents (Bruno Latour et Pierre(...)
17Selon Jordan, ni les catégories modernistes, ni le projet postmoderne ne doivent être abandonnés : tous deux réussissent et échouent à la fois. L’auteur conclut qu’il y a plusieurs formes d’universaux, de totalités, de méta-récits. La question n’est plus logico-gnoséologique (existe-t-il des universaux ou non), mais éthique (quels sont les universaux que nous retenons comme fondements ?). Les vérités absolues du modernisme deviennent les vérités relatives du postmodernisme, sans perdre toute force, à défaut de conserver leur autorité. Jordan s’efforce de le démontrer par l’analyse de trois champs, que l’on ne détaillera pas ici, considérant que ces problématiques sont bien connues du public français : celui de la différence (problématiques de Deleuze-Guattari et de Lyotard), celui de la vérité (Deleuze, Derrida), celui de universalité/totalité (Foucault).
18À supposer que soient ainsi écartées les objections logiques à toute idée de dépassement de la modernité, reste à étayer le transfert que cela implique, du cognitif à l’éthique. Ce passage est explicitement désigné par Jordan, mais on peut considérer que ce programme est plutôt rempli par l’œuvre du philosophe américain Richard Rorty, présent par quelques citations dans le débat récurrent dans les revues, auquel on s’intéresse ici.
3. “Le libéralisme bourgeois postmoderne” 19Rorty décide d’appeler “ kantiens ” ceux qui “ croient à l’existence de choses comme la dignité humaine intrinsèque, les droits intrinsèques de l’homme, ainsi qu’à une distinction anhistorique entre les exigences de la moralité et celles de la prudence
18 ”. Et “ hégéliens ”, ceux qui “ pensent qu’il n’y a pas de dignité humaine qui ne procède de la dignité d’une communauté spécifique ”, ni de référence à un critère impartial permettant d’évaluer les mérites respectifs des différentes communautés. Ainsi, d’un point de vue
kantien (on écrira en italique désormais les deux appellations pour marquer la “ version Rorty ”), on peut parler de “ l’irresponsabilité sociale des intellectuels ”, lorsque ceux-ci donnent libre cours à leur penchant pour la marginalisation (et, corrélativement, leur tendance à se soustraire aux enjeux d’une communauté par l’identification intérieure à une autre communauté). Mais, dira-t-on en
hégélien, on ne saurait être responsable à l’égard d’une communauté dont on ne se considère pas comme membre. La critique
kantienne présuppose l’existence d’une supra-communauté – l’humanité – à laquelle il serait un devoir de s’identifier : seule l’acceptation de cette présupposition validerait la critique du retrait intellectuel.
- 18 . R. Rorty, Objectivisme, relativisme et vérité, Paris, P.U.F., 1994, p. 224.
La postmodernité d’un point de vue pragmatique 20Au vu de ces démarquages, le “ libéralisme bourgeois postmoderne ”, qui, selon Rorty, vise à défendre les institutions démocratiques de l’Atlantique Nord sans recours aux principes
kantiens, ne peut donc qu’être
hégélien. Pourquoi cette expression ? “ Bourgeois ” se justifie par le fait que, pour ces gens, les institutions concernées sont liées à des conditions historiques et économiques déterminées (ils accepteraient donc les connotations marxistes du terme). Le “ libéralisme bourgeois ”, écho théorique des aspirations bourgeoises nord-atlantiques, s’oppose directement au “ libéralisme philosophique ” : les principes
kantiens de ce dernier ne sauraient au mieux que résumer lesdites aspirations, mais non les justifier. “ Postmoderne ” est employé explicitement en référence à Lyotard, pour désigner la défiance à l’égard des métarécits concernant “ le moi nouménal, l’Esprit Absolu ou le Prolétariat ”. Selon Rorty, nous sommes des libéraux bourgeois postmodernes, capables de réutiliser le vocabulaire
kantien des Lumières au prix d’une torsion réinterprétative : pour s’en tenir à un exemple simple, la justification des entités éminentes comme les Nations, les Églises ou les Mouvements sociaux ne leur vient pas d’une transcendance mais d’une supériorité immanente sur d’autres communautés contemporaines. C’est en ce sens que des principes, par exemple judéo-chrétiens comme le devoir d’asile, peuvent être mobilisés y compris par des “ athées parasites ” tels que l’auteur lui-même. “ J’espère ainsi – dit Rorty – indiquer comment de tels libéraux pourraient convaincre notre société que la loyauté envers elle-même constitue une moralité suffisante, et qu’une telle loyauté ne réclame plus un soutien anhistorique ” (
op. cit., p. 226). Torsion ou peut-être déchirure de la conception du Moi, qui n’est plus que “ réseau de croyances, de désirs et d’émotions dépourvu de tout arrière-plan – sans substance derrière les attributs ” (
op. cit., p. 227). Pour décrire les activités de ce moi “ quinien ” (le qualificatif est de Rorty), c’est-à-dire adaptatif, on ne saurait donner privilège au vocabulaire de la “ délibération ”, par rapport au vocabulaire de l’“ apprentissage ”, du “ calcul ” ou de la “ redistribution des charges électriques dans le tissu neural ”.
Le postmodernisme n’est pas relativiste 21Parmi les corollaires de ces conceptions, il en est un de grande portée, tant sociologique que philosophique (et sur laquelle on reviendra en conclusion) : la distinction entre moralité et prudence prend un sens nouveau (quoique à vrai dire peu surprenant). Si la moralité est la part que nous prenons aux désirs, émotions, croyances d’une communauté donnée (ce qui permet de dire “
nous ne faisons pas ça ”), les dilemmes moraux sont, pour la plupart, l’effet de la tension entre cette adhésion communautaire et notre tendance à la marginalisation (critiquée, on l’a vu, d’un point de vue
kantien). “ La variété de ces identifications – rajoute Rorty – augmente avec l’éducation, tout comme le nombre des communautés avec lesquelles une personne a la possibilité de s’identifier augmente avec la civilisation ” (
op. cit., p. 229). À quoi donc se trouve alors renvoyée la prudence ? L’auteur ne l’explicite pas, mais semble la situer dans le monde contingent.
- 19 . Rorty développe cette notion dans un autre ouvrage : Les Conséquences du pragmatisme, Paris, Le Se(...)
22Rorty reprend aussi à son compte l’objection de l’autoréfutation examinée dans le point précédent. Et, sans reprendre un argument comme celui de Jordan, il va dans le même sens : le postmodernisme n’est pas relativiste (le relativisme, lui, serait autoréfutant). Accuser le postmodernisme de relativisme c’est placer un métarécit dans la bouche du postmoderne. En conséquence, si la définition de la philosophie suppose les métarécits, le postmodernisme est “ postphilosophique ”
19.
23Si la postmodernité n’est ni autoréfutante logiquement, ni éthiquement relativiste, il resterait donc à la pratiquer et non point seulement à en établir la possibilité. La question devient alors : la postmodernité a-t-elle les pratiques scientifiques, éthiques, esthétiques, etc., qu’elle mérite ? Ce n’est certes pas une question que se poserait Rorty, estimant à la manière de Hegel, qu’elles sont “ gris sur gris ”, donc, ni en avance, ni en retard sur l’envol de la chouette de Minerve. Mais on peut comprendre que des sociologues se posent cette question, car pour des partisans du postmodernisme, elle gouvernerait alors la légitimité de leur exercice même.
4. Une sociologie postmoderne ? 24L’identification du type de connaissance mis en œuvre dans la conjoncture postmoderne est pertinente si l’on veut bien admettre que la “ fin des métarécits ” laisse une perspective brouillée, où il n’est pas simple de discerner la postmodernité de son simulacre, soubresaut de la modernité agonisante. Rien n’interdit, en particulier, d’imaginer que l’on puisse user de moyens postmodernes à des fins modernistes.
Le management postmoderne 25L’occasion d’envisager cette possibilité nous est donnée par le développement des méthodes participatives dans l’entreprise
20. La thèse défendue est la suivante : l’organisation moderne a échoué dans l’opération de contrôle de l’identité ; le management postmoderniste cherche à respiritualiser l’organisation (par une construction communautaire de l’identité) et obtient profits et productivité avec la complicité des gens et non contre eux. Grant Coates se propose de montrer, au travers de deux études de cas d’entreprises, les intentions managériales et les résistances qu’elles rencontrent. L’opération part du constat de désinvestissement des travailleurs sous l’effet des contrôles mis en place par le système productif moderniste. D’où la nécessité de renverser le mouvement d’atténuation de la communauté, comme contrepartie du développement de la flexibilité. “ La croyance implicite est que la vie hors travail est vide et que l’identification à l’organisation – non au travail – procurera une satisfaction spirituelle. C’est une tentative pour ré-injecter dans l’organisation une force pseudo-religieuse ” (
op. cit., p. 840). Les deux entreprises étudiées semblent avoir bien compris les vertus socialisatrices des rituels et des cérémonies.
- 20 . Voir : Coates G., “ Is this the end ? Organising identity as a post-modern means to a modernist en(...)
- 21 . G. Coates fait référence à l’œuvre d’un sociologue américain de tendance marxiste, Michael Burawoy(...)
26Il s’agit donc d’observer la capacité d’une organisation postmoderniste du travail à produire du consentement
21, le doute étant cependant mis d’emblée sur les possibilités d’une véritable construction identitaire. Globalement, c’est un modèle japonais qui est utilisé, malgré les limites que, selon l’auteur, les japonais eux-mêmes y voient aujourd’hui. Il apparaît, en particulier, que le haut degré d’identification à l’organisation n’y empêche pas un fort taux de suicide et d’alcoolisme, ce qui invite à comprendre que la structuration des identités ne se résume pas à la sphère de l’organisation. La re-spiritualisation à la japonaise, si elle renforce l’uniformité sociale à partir de la convergence des investissements individuels, ne suffit pas à produire, chez ces individus au travail, l’expérience intime du “ numineux ”, parce que cette expérience se heurte à l’exigence d’une gestion de la façade (Coates se réfère explicitement à Goffman). En définitive, la postmodernité n’est ici qu’un vernis permettant le renforcement du contrôle, la mise en place d’une nouvelle rationalité économique moderniste. “ [...] bien que l’accent soit mis aujourd’hui sur l’arrachement à la monotonie, à l’aliénation et à la répétition, les impératifs fonctionnels de l’État et de l’économie, mettent les relations industrielles “postmodernes” sur une bien triste voie qui nous conduit au bout du compte à l’extinction spirituelle, intellectuelle et morale ” (op. cit., p. 851).
Les conditions généalogiques d’une sociologie postmoderne 27Faut-il alors faire une sociologie du postmodernisme ou une sociologie postmoderne ? La tendance naturelle des sociologues français, alimentée par ce qui vient d’être dit des stratégies modernistes de contrôle, serait sans doute de choisir la première voie. Le débat chez les anglophones fournit cependant l’opportunité de saisir ce que pourrait être la deuxième voie
22. George Pavlich, s’appuyant sur les travaux de Michel Foucault et David Evans sur ceux de Michel Maffesoli, ne prétendent nullement spécifier les contenus d’une telle sociologie, mais simplement “ offrir de modestes règles empiriques permettant de construire un tel discours ” (Pavlich,
op. cit., p. 551). Des règles qui permettraient de coloniser des “ signifiants flottants ” (les guillemets sont de Pavlich) du discours ordinaire (en particulier celui de la marginalité sociale), les “ rationalités plurielles de l’inattendu ” pour en faire des moments d’un discours postmoderne. Ce qui passerait par plusieurs conditions, toutes inspirées plus ou moins directement de Foucault.
- 22 . Voir Pavlich G., op. cit. et Evans D., “ Michel Maffesoli’s sociology of modernity and postmoderni(...)
28Il faut d’abord refuser le chantage de la sociologie moderne, pour qui un travail sociologique doit être effectué à l’intérieur des paramètres de sa rationalité technocratique (faire de la sociologie “ réelle ”, empirique, au service des objectifs sociaux de l’état libéral), faute de quoi, il n’est pas de sociologie. La généalogie foucaldienne nous invite à observer les relations de savoir-pouvoir qui sont sous-jacentes à la pensée. Reconnaître les savoirs locaux subjugués, montrer les limites sociales qui s’imposent à tous ceux dont les discours ont été réduits au silence. La sociologie postmoderne pourrait alors être un moyen local pour faire la carte des diverses rationalités politiques et sociales qui ont dominé les groupes sociaux.
29La sociologie postmoderne se présente aussi comme un effort partisan, utilisant les méthodes généalogiques sans prétention à l’objectivité. Elle va vers les événements, les jeux de domination qui ont créé des espaces pour les fameux “ faits sociaux ” de la sociologie moderne : non pas une analyse objectivée, mais une critique partisane, historiquement située, de l’“ existence ”. Partisane, c’est-à-dire se déclarant en faveur des marginaux, des “ autres ” silencieux. Ces critiques sont les effets d’un éthos critique en prise permanente avec les formations contingentes qui produisent nos ontologies historiques.
30Face au paradoxe fondamental de l’humanisme libéral, qui prétend libérer des contraintes sociales en épousant le volontarisme des individus, tout en les assujettissant aux formes modernes de régulation, une sociologie postmoderne reposerait sur le principe foucaldien : non pas découvrir ce que nous sommes, mais refuser ce que nous sommes. Que la liberté soit une pratique signifierait à peu près ceci : la capacité de transformer le donné n’est pas logée dans une identité fixe, “ mais doit être forgée par des stratégies politiques inventives qui se taillent des occasions de résistance à l’intérieur de configurations de savoir-pouvoir données ” (
op. cit., p. 562).
- 23 . Young I. M., Justice and the Politics of Difference, New Jersey, Princeton University Press, 1990.(...)
- 24 . Voir notamment : Laclau E. & Mouffe C., Hegemony and Socialist Strategy : Towards a Radical De(...)
31George Pavlich présente lui-même trois objections à la mise en œuvre de cette opération de traduction sociologique de la généalogie foucaldienne. Premièrement, la sociologie ne peut survivre en dehors d’un contexte épistémologique moderne. En ce sens, elle ne pourrait jamais être postmoderne. La sociologie n’est pas seulement moderne par sa recherche des universaux, mais aussi par sa volonté de penser l’imprévu, ce qu’elle a en commun avec la postmodernité. C’est peut-être là une voie de survie pour une sociologie moderne dans des conditions postmodernes, c’est-à-dire dans un contexte de modèles altérés. En outre, il serait prématuré de nier la pertinence d’une pensée sociologique critique dans un monde qui continue à utiliser les catégories du “ social ” comme moyen de penser les relations humaine. Deuxièmement, en reprenant Habermas, on peut dire que la prise de parti est arbitraire, qu’elle implique une “ cryptonormativité ” (nier l’existence de normes fondatrices tout en continuant à faire appel à elles en pratique). Pavlich récuse cette critique en rappelant que pour Foucault l’idée de trouver une nouvelle moralité serait “ catastrophique ” et qu’il s’agit en fait d’un “ anti-normativisme ”. C’est une tentative pour développer un éthos critique qui analyse en permanence les dangers des limites historiques spécifiques et qui veut prendre en compte les paroles étouffées par les hégémonies sexistes, racistes, classistes, etc. (on retrouve donc ici le lien entre tous les traits distinctifs de la sociologie anglophone et singulièrement britannique :
gender, ethnicity, class and postmodernity). Troisièmement, si on ne peut plus avoir une conception absolue des sujets individuels, des classes, de la nature humaine, etc., qui sera l’agent des transformations sociales ? Qui pourra transcender les limites de son horizon historique ? L’auteur se recommande évidemment de la réponse foucaldienne en termes de tactiques localisées et plus généralement sur une “ politique de la différence ” (l’expression est empruntée à Iris Young
23), qui repose sur l’émergence d’identités sociales historiques et contextuelles (environnement, féminisme, droits de l’homme...), qui sont elles-mêmes les produits des luttes sociales, comme l’ont montré deux auteurs de référence de la question du postmodernisme, presque toujours cités dans les articles examinés ici, Ernesto Laclau et Chantal Mouffe
24.
Sociologie prométhéenne ou sociologie dionysiaque ? 32Dans un même ordre d’idées, mais à partir d’un auteur différent, David Evans propose d’examiner d’autres voies pour une sociologie postmoderne. Il confère ainsi aux travaux du sociologue français Michel Maffesoli, une importance centrale – ce qui, il faut l’admettre, est loin d’être la vision qu’on en a en France. S’attachant essentiellement à présenter au lecteur anglophone ces travaux, Evans retrace toutes les influences des auteurs du passé (la liste est assez longue) sur l’œuvre et cherche à dégager ses originalités : l’accent mis sur l’imaginaire, le discours empruntant à la littérature, à l’esthétique autant qu’à l’observation directe. “ Au lieu d’un monde dominé par la politique, nous pouvons voir un monde basé sur une “culture du sentiment”, l’esthétisme et une “stylisation de l’existence”, que Maffesoli trouve dans le
kata japonais, signifiant pour lui un style ou une forme qui informe la totalité de la vie, ce qui aide à expliquer le succès économique japonais ” (
op. cit., p.236-237). Dans un premier temps, ce travail sociologique est considéré comme stimulant pour jeter les bases d’une sociologie postmoderne. Le concept de socialité, opposé à celui de sociabilité, apparaît comme un moyen de ramasser l’expérience de la quotidienneté postmoderne, quoique l’on puisse trouver à cette distinction, selon Evans lui-même, un vieil air de ressemblance avec la distinction
Gemeinschaft/Gesellschaft. C’est surtout l’opposition entre Prométhée (synonyme ou métaphore de la productivité moderniste) et Dionysos (synonyme ou métaphore de l’effervescence polymorphe de la postmodernité) qui paraît pouvoir servir d’axe directeur. Evans considère comme particulièrement précieuses les analyses de Maffesoli sur le néo-tribalisme, cette étrange interférence du pré-moderne et du postmoderne. Pourtant, malgré ces éloges et les suggestions qu’il déclare trouver dans cette œuvre (notamment pour la déconstruction du fonctionnalisme ou du structuro-fonctionnalisme et pour la mise en évidence de la “ puissance ” – au sens nietzschéen – de la socialité plutôt que de son “ pouvoir ”), l’auteur de l’article estime qu’il s’agit plus d’une sociologie moderne et unilatérale de la postmodernité que de l’introuvable sociologie postmoderne. Il voit même plus d’acuité dans la critique tourainienne de la modernité !
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33Le débat anglophone autour de la postmodernité a de quoi surprendre, voire dérouter le lecteur Français, surtout s’il est sociologue (une science sociale qui, il faut bien le reconnaître, a soigneusement orchestré en France, par l’intermédiaire de ses revues et de ses instances, le confinement disciplinaire : en ce sens, l’ouverture anglophone sur les
cultural studies a quelque chose d’une bouffée d’air). Surprenant, peut-être, mais finalement pas imprenable. Après tout, que peut-on en retirer ?
34Que la modernité n’est pas un état homogène et stable, puisqu’il faut, selon Giddens, parler en termes de “radicalisation de la modernité” et que même il est possible de penser l’idée d’une postmodernité. Que l’idée de la postmodernité n’est pas nécessairement autoréfutante (Jordan), qu’elle peut être éthiquement frayée (Rorty) et donc qu’on peut envisager de construire de nouvelles formes de savoir sur cette base : la question étant alors de trouver les outils pour les mettre en œuvre (Pavlich, Evans) et pour discriminer les stratégies modernistes des tactiques postmodernes (Coates). On ne pourra qu’être frappé cependant par la convergence des articles étudiés ici : il en arrivent tous
in fine à dire que les temps sont troublés et qu’il y a encore bien des ressources disponibles dans les savoirs de la modernité.
- 25 . Voir : Trépos J. Y., La Sociologie de l’expertise, Paris, P.U.F., 1996.
35En ce sens, on peut regretter que la distinction effectuée par Rorty entre morale et prudence soit restée dans ce débat à un niveau de distinction purement philosophique et n’ait pas donné lieu à des mises en œuvre sociologiques. Il semblerait par exemple intéressant de lire l’analyse de Giddens sur les systèmes-experts et sur l’expertise à la lumière de la notion de prudence. L’analyse critique de l’espace de sens commun (et de lieux communs) qui se tisse entre les experts et les non-experts montre
25 qu’une prudence est à l’œuvre dans ces situations : on retrouverait ainsi une “ voie d’accès ” significative, selon laquelle nombre des problèmes soulevés par nos auteurs sont posés autant dans la pratique quotidienne que dans les dispositifs des politiques sociale
السبت أكتوبر 30, 2010 1:08 pm من طرف هشام مزيان