فدوى فريق العمـــــل *****
التوقيع :
عدد الرسائل : 1539
الموقع : رئيسة ومنسقة القسم الانكليزي تاريخ التسجيل : 07/12/2010 وســــــــــام النشــــــــــــــاط : 7
| | Philosophie de la science, histoire des sciences, sociologie de la science | |
18 Avant d’entrer dans le vif du sujet, il faut que je vous donne quelques informations préliminaires.19 Depuis la nuit des temps, les hommes se sont interrogés sur le fait et sur la manière de connaître, sur les mécanismes qui nous permettent de construire ou de reconstruire, d’avoir présent à l’esprit un objet réel ou vrai, concret ou abstrait, physique ou mental. Depuis les Grecs, notamment, on s’est interrogé sur la faculté des hommes à élaborer des idées, à former des concepts ou à construire des images et des représentations. Puisque connaître signifie produire en pensée, reconstituer le mode de production des phénomènes, selon la belle formule de Jean Piaget (1896-1980); être conscient de l’existence de quelque chose consiste à saisir, à décrire, à expliquer les mécanismes de cette construction ou de cette reconstruction. Mieux, selon Jean Piaget, « Le point de départ de la connaissance est constitué par les actions du sujet sur le réel ».20 Les philosophes, notamment depuis Platon et Aristote, ont étudié les rapports entre le sujet qui connaît et l’objet à connaître. Ils ont donné un nom à cette activité cognitive : théorie de la connaissance, ou gnoséologie. Dans leurs innombrables écrits, ils établissent une distinction très importante entre une connaissance sensible ou empirique et une connaissance intellectuelle.21 La connaissance empirique est le résultat de l’action immédiate des objets sur les organes du sens (vue, ouïe, toucher, odorat, goût); elle nous procure des sensations perceptives, immédiates, dont les impressions peuvent reparaître sous forme d’images mentales. En plus de cette connaissance empirique, il y a une connaissance intellectuelle, dite aussi conceptuelle, qui résulte de l’élaboration abstraite des données de la connaissance empirique et qui est constituée d’idées ou plus précisément de concepts; ces concepts ne représentent pas des réalités concrètes, mais des structures générales dont chacune caractérise une catégorie d’objets réels.22 A l’intérieur de la connaissance intellectuelle, un territoire dénommé « Epistémologie » a été délimité. Les spécialistes de cette discipline, les épistémologues, n’étudient pas n’importe quel savoir, mais le savoir sur le savoir, la science, sa nature, ses méthodes, sa valeur, ses conceptualisations. J’ai dit la science et non les sciences, car les épistémologues s’intéressent à la science des sciences en général; c’est-à-dire aux principes fondamentaux qui se trouvent à la base des sciences particulières, au niveau de leurs classifications, c’est-à-dire de leurs rapports de coordination et de subordination. Ces classifications, vous vous en doutez, sont très nombreuses.23 La plus célèbre est celle du physicien André Ampère (1775-1836), lequel classait les disciplines en sciences de l’esprit, ou sciences noologiques, et sciences cosmologiques, ou sciences des lois physiques de l’Univers. A sa suite, on parle encore de sciences culturelles et sciences naturelles, sciences de la compréhension et sciences de l’explication, sciences formelles ou sciences réelles, ou encore sciences idéographiques (système de signes susceptibles de suggérer les objets) et sciences nomothétiques (sciences recherchant les lois).24 La dernière en date de ces classifications est celle de Jean Piaget. Le Maître distinguait les sciences nomothétiques, celles qui dégagent des lois, des sciences historiques dont l’objet est de reconstituer et de comprendre le déroulement de toutes les manifestations de la vie sociale au cours du temps.25 Quoiqu’il en soit, toutes ces classifications n’entament pas l’unité fondamentale de la science, c’est-à-dire d’un savoir et d’une connaissance vrais, objectifs, valides, universels, produits grâce à des méthodes spécifiques.26 Les visées des historiens sont tout autres. Ils sont confrontés à l’astronomie, à la biologie, à la mathématique, à la physique, etc., et jamais à la Science. Ils parlent de sir Isaac Newton (1642-1727), d’un savant qui est à l’origine de la physique moderne, mais aussi d’un chercheur épris de spéculations et d’exégèses bibliques, d’alchimie, d’un homme particulier, singulier, spécifique, n’ayant que peu de choses en commun avec ceux qui sont venus après lui ou qui ont vécu avant ou en même temps que lui. Pour l’historien, la trajectoire de Newton est unique, particulière, et dans cette perspective, il ne peut pas la réduire à la seule vérité ou à l’objectivité des lois de la gravitation universelle et de la décomposition de la lumière.27 Edgar Ascher (Problèmes du relativisme, in « Revue européenne des sciences sociales », XXVII, 1989, n. 83, pp. 87-122) affirme que l’histoire des sciences est doublement relativiste, puisque elle doit reconstruire l’époque étudiée et le faire avec les idées et les moyens de l’époque à laquelle appartient l’historien. Ce dernier « ne peut pas traiter des documents comme de simples objets d’un cabinet de curiosités ou comme produits purement littéraires. Il doit tenir compte du fait que le scientifique du passé a voulu trouver des descriptions adéquates, des propriétés pertinentes et des lois vraies au sujet des phénomènes qu’il a choisi d’étudier. Il faut donc prendre ces prétentions au sérieux et examiner si le scientifique a réussi ‘dans ce qu’il a voulu faire’ et essayer de comprendre les raisons de son échec éventuel » (p. 99).28 La sociologie, quant à elle, envisage la question d’un tout autre point de vue. Lorsque les sociologues font de la sociologie de la connaissance scientifique, ils visent surtout à mettre en évidence « les corrélations entre la connaissance et les autres facteurs existentiels de la société et de la civilisation », selon la définition classique de R.K. Merton. En d’autres termes, les sociologues essayent d’étudier les rapports existant entre l’activité cognitive et le contexte social, d’établir en somme des corrélations entre les connaissances des divers milieux et les particularités de ces mêmes milieux, du contexte socio-historique.29 La sociologie de la connaissance n’a pas la visée universaliste de la philosophie de la science ni la visée relativiste de l’historiographie. Elle se situe entre les deux. Pour cette raison, jusqu’ici, nous avons échappé à maintes difficultés et à quelques paradoxes bien connus des philosophes et des historiens. Cependant, dès que nous essayons d’étudier sociologiquement la science ou les sciences, d’autres difficultés, d’autres paradoxes et contradictions nous barrent le chemin.30 Comment peut-on étudier un savoir se voulant universel, la science, un savoir arraché aux temps et aux contingences, indifférents aux rapports sociaux dans lesquels les hommes sont intégrés ? Peut-on affirmer que les faits scientifiques ne sont pas tributaires de l’action du milieu social ? Peut-on nier que certains faits scientifiques ont une nature sociale, propre à une société particulière, façonnée par les membres d’une collectivité ?31 A ces questions, les sociologues donnent aujourd’hui deux sortes de réponses : l’une dite internaliste, le « programme classique ou modéré » et l’autre externaliste, le « programme fort ».32 Il suffit de savoir, pour le moment, que le programme classique est minimaliste : pour lui, il y a des énoncés qui sont universels (par ex., 5 × 5 = 25; l’hypothèse du continu est indécidable; la vitesse est une quantité exprimée par le rapport d’une distance au temps mis à la parcourir…), et il y a des énoncés qui sont relationnels (par ex., les taux d’intérêts, la peine de mort, les rôles masculins et féminins, les croyances dans le Nirvana et dans le Karma, etc.).33 Le « programme modéré » affirme que la sociologie de la science et la sociologie de la connaissance scientifique doivent s’occuper des énoncés relationnels exclusivement. Elles doivent s’interdire l’étude des énoncés universels. Elles doivent s’en tenir, en conséquence, à l’étude de l’influence des valeurs morales, de la structure sociale ou des institutions scientifiques sur la production des chercheurs. Certes, il y a une influence de la science sur la société mais aussi de la société sur la science, sur son rythme de développement, sur le choix des sujets à traiter, sur le contenu même des travaux scientifiques. Cependant cela ne met pas en danger l’autonomie de la science, ni son objectivité, son universalité, ni non plus le caractère désintéressé de l’activité du savant.34 Par contre, le « programme fort » est maximaliste : il n’y a pas un savoir objectif, universel. L’universalité de la science est une illusion. Il en va de même pour les notions d’objectivité et de vérité. La science doit être traitée par la sociologie de la même façon que la magie et les autres formes de savoirs aboutissant à des connaissances. L’autonomie de la science est un leurre. Il s’agit d’une parade élaborée à une époque donnée pour des raisons politiques. Il en va de même de la distinction entre science et technique ainsi que du partage du domaine de recherche sur la science entre la philosophie, la sociologie et l’histoire.35 Ces questions seront analysées plus tard. Par conséquent, je peux fermer la parenthèse et revenir à mes propos principaux : quand et comment s’est formé, à l’intérieur de la sociologie de la connaissance, le domaine spécifique dénommé « sociologie de la science » ? Qui sont les sociologues qui ont le plus contribué à la « fabrication » de cette discipline ? Quelles sont les problématiques les plus importantes mises en évidence par l’étude de la science et des activités des savants ? La science selon les pères fondateurs36 Presque tous les sociologues du XIXe siècle ont été de l’avis que la science en tant que système objectif de connaissances méthodiquement établies échappe à la juridiction de la sociologie. La science serait indifférente aux déterminations sociales, étrangère aux idéologies.37 Karl Marx lui-même était de l’avis que la « vérité scientifique est toujours paradoxale au jugement de l’expérience journalière qui ne saisit que l’apparence trompeuse des choses ». Certes, les remarques de Marx sur la science sont éparpillées dans tous ses écrits. Nous ne disposons d’aucune présentation systématique et cohérente faite par l’auteur lui-même. Cela donne lieu à diverses reconstructions conceptuelles et à des interprétations disparates, voire contradictoires.38 Sans prendre position dans ce débat aux implications philosophiques et politiques certaines, une chose semble sûre : Marx partage la conception scientifique dominante en son temps. Pour lui aussi la science est le savoir par excellence. Pour lui aussi la science arrive à s’affranchir du contexte historique et des rapports sociaux caractérisant une époque donnée. En conséquence, les rapports entre la connaissance et la science, entre la science et l’histoire, entre l’objectivité et la subjectivité, ne sont pas nécessairement affectés par les déterminismes socio-économiques ni même par les facteurs existentiels. La science est objective et universelle, même si ses utilisations peuvent être partisanes, au profit de la classe dominante. La science peut devenir un instrument au service de finalités contingentes, particulières, et ainsi contribuer au maintien de l’exploitation opérée par le mode de production capitaliste. Néanmoins la connaissance qu’elle produit est une connaissance objective, fondée sur le fait que le monde réel a un caractère matériel unitaire, que ce monde réel est la nature.39 La science, selon Marx, existe indépendamment de la conscience que nous avons d’elle et des représentations que nous pouvons en donner. Elle reste toujours la source unique de cette conscience et de ces représentations. La science, connaissance de la matière, de la nature, et de la conscience que nous en avons, instrument absolument indispensable pour agir de façon efficace, ne peut être que vraie, objective, universelle.40 Marx accepte, en d’autres termes, la distinction entre la science et les utilisations de la science. La science a un seul référent, un seul déterminant, la nature, tandis que les utilisations de la science sont conditionnées par la société, par la classe dominante, et en dernier lieu par le mode de production. Seule l’histoire de la philosophie peut rendre compte de l’évolution des doctrines scientifiques; alors que les utilisations de la science, dans un mode de production économique donné, doivent être expliquées sociologiquement, par le matérialisme historique.41 Dans cette perspective, la science est une connaissance universelle. Ses développements et ses évolutions sont dictés par une logique tenant compte exclusivement des lois de la matière. La nature a toujours le dernier mot à dire sur la validité de la connaissance scientifique.42 La science peut agir sur la nature dans la mesure où elle arrive à se conformer aux lois naturelles, à les respecter, à s’y soumettre même lorsqu’elle veut les maîtriser.43 Une telle conception est très répandue dans la culture occidentale du XIXesiècle. Emile Durkheim, par exemple, la partage très largement. En effet, pour ce sociologue, la science permet de nous affranchir du monde psychologique, de la pure subjectivité. La méthode expérimentale traduit notre dépendance vis-à-vis du monde. C’est à la science de nous faire retrouver l’ordre du monde. Dans un texte de 1909, il écrit que le savant « se met au centre du monde et le fait converger vers lui (au lieu de croire qu’il y est) : c’est alors l’émancipation complète : non seulement acquiescement réfléchi, mais aussi possibilité de changer le monde ».44 On sait que Durkheim a tenté d’élaborer une explication sociologique de la genèse des catégories essentielles de la pensée humaine et des formes fondamentales du raisonnement, et ceci pour fonder rigoureusement son holisme, sa conception que la société est première par rapport à toutes les autres composantes constitutives de la vie sociale.45 Durkheim est convaincu que les catégories de temps, d’espace, de genre, de nombre, de cause, de force, et ainsi de suite, varient d’un groupe social à l’autre, et à l’intérieur d’un même groupe social d’une époque à l’autre. Elles dépendent de facteurs historiques, donc sociaux, même si « nous ne savons pas exactement quels ils sont, mais nous pouvons présumer qu’ils existent ».46 Dans une étude parue en 1985 et traduite en française en 1994, Steven Collins nous rappelle très précisément de quelle façon Durkheim, malgré une approche très sociologique de la question, est parvenu à faire des catégories des institutions transcendant les individus et à soutenir qu’elles correspondent aux propriétés universelles des choses.47 Sans entrer dans les détails, bornons-nous ici à nous remémorer ce que Durkheim a écrit dans Les formes élémentaires de la vie religieuse, livre paru en 1912.48 Le sociologue français, dès les premières pages de son livre, se pose la question suivante : « Mais si les catégories ne traduisent originellement que des états sociaux, ne s’ensuit-il pas qu’elles ne peuvent s’appliquer au reste de la nature qu’à titre de métaphores ?… Ainsi, en tant qu’elles nous servent à penser le monde physique ou biologique, elles ne pourraient avoir que la valeur de symboles artificiels, pratiquement utiles peut-être, mais sans rapport avec la réalité ».49 Le fait que ces catégories soient construites avec des éléments sociaux ne nous permet pas d’affirmer qu’elles soient sans fondement dans la nature des choses. En d’autres termes, pour échapper au relativisme inhérent à l’option attribuant aux catégories et au raisonnement une origine sociale, Durkheim doit déclarer : certes, les catégories sont dégagées par le monde social, mais nous les retrouvons également ailleurs. « La société les rend plus manifestes, mais elle n’en a pas le privilège ». Des « notions qui ont été élaborées sur les modèles des choses sociales peuvent nous aider à penser des choses d’une autre nature. Du moins, si, quand elles sont ainsi détournées de leur signification première, ces notions jouent, en un sens, le rôle de symboles, c’est des symboles bien fondés. Si, par cela seul que ce sont des concepts construits, il y entre de l’artifice, c’est un artifice qui suit de près la nature et qui s’efforce de s’en rapprocher toujours davantage. De ce que les idées de temps, d’espace, de genre, de cause, de personnalité sont construites avec des éléments sociaux, il ne faut donc pas conclure qu’elles sont dénouées de toute valeur objective. Au contraire, leur origine sociale fait plutôt présumer qu’elles ne sont pas sans fondements dans la nature des choses ».50 Durkheim affirme péremptoirement que la genèse des notions fondamentales de la pensée ou des catégories provient de la religion et, par la suite, de la Société. Mais étant donné l’unité du monde physique et social, ces notions finissent par conquérir une certaine universalité et objectivité dans la mesure où elles traduisent correctement les lois naturelles. Précisément pour cette raison, dans la conclusion de Les formes élémentaires de la vie religieuse, Durkheim écrit ceci : « Nous avons même vu que les notions essentielles de la logique scientifique sont d’origine religieuse. Sans doute, la science, pour les utiliser, les soumet à une élaboration nouvelle; elle les épure de toute sorte d’éléments adventices; d’une manière générale elle apporte, dans toutes ses démarches, un esprit critique qu’ignore la religion; elle s’entoure de précautions pour ‘éviter la précipitation et la prévention’, pour tenir à l’écart les passions, les préjugés et toutes les influences subjectives. Mais ces perfectionnements méthodologiques ne suffisent pas à la différencier de la religion. L’une et l’autre, sous ce rapport, poursuivent le même but; la pensée scientifique n’est qu’une forme plus parfaite de la pensée religieuse. Il semble donc naturel que la seconde s’efface progressivement devant la première, à mesure que celle-ci devient plus apte à s’acquitter de la tâche ».51 En d’autres termes, Durkheim affirme que la science prend la place de la religion à la suite de la croissance et de la complexification de la société ainsi que des différenciations produites par la division du travail. Ces phénomènes épurent l’activité cognitive, la libèrent des contraintes et des déterminations sociales et en font une valeur en soi et pour soi. La science est le produit de cet affranchissement, de cette libération progressive. Ses théories demeurent relativement indépendantes des influences sociales directes. Au fur et à mesure que le développement de la société devient important, les techniques d’observation des phénomènes se perfectionnent, les conceptualisations deviennent rigoureuses et formelles et de plus en plus conformes aux réalités observées. Dès lors, les résultats scientifiques sont acceptés par tous puisque conformes au monde réel et par conséquent vrais, objectifs, universels. Un jour, la science et la raison scientifique remplaceront la religion et les connaissances jusqu’ici acceptées par un acte de foi.52 L’analyse sociologique de la science, dans la perspective durkheimienne, doit se limiter aux moments où les sciences se confondent encore avec les croyances religieuses, où elles ne sont pas encore affranchies des contraintes sociales. Ensuite, l’analyse sociologique prendra en compte la naissance des communautés scientifiques, l’institutionnalisation de la méthode scientifique et des techniques pour éliminer les erreurs, les préjugés et les déformations intellectuelles. Elle pourra rendre compte de l’organisation de l’activité scientifique, des rôles professionnels et de bien d’autres aspects du travail dans les laboratoires, mais elle ne pourra rien dire sur la nature de la véritable connaissance scientifique totalement indépendante du contexte social dans lequel pourtant elle s’est développée. Plus une science s’enracine dans le monde physique, se conforme et se plie à lui, plus elle devient autonome et indépendante. L’astronomie, la physique, la biologie, selon Durkheim, en sont des exemples éclatants.53 Durkheim reste un homme de son temps, comme Marx et beaucoup d’autres savants du XIXe siècle. Pour le sociologue français, la science reste la valeur suprême de nos sociétés, elle seule nous apporte des connaissances vraies, non déchirées par les conflits sociaux. Elle constitue un savoir commun à tous, un savoir positif, donc libre de toute contrainte et de toutes déterminations. En bref, un savoir vrai, point entaché d’idéologie.54 Je n’ai pas besoin de montrer les limites d’une telle conception, par ailleurs partagée par presque tous les sociologues jusqu’à une date très récente. Scheler et Mannheim55 Depuis l’époque de Marx jusqu’aux années ‘20, les sociologues ont traité abondamment de notre problématique, ils ont étudié les relations entre l’existence sociale et la connaissance ordinaire et scientifique, mais ils n’ont jamais élaboré une vision systématique des connaissances socialement conditionnées.56 Je cite, pour mémoire, un des penseurs parmi les plus représentatifs de cette époque : Max Scheler (1874-1928). Ses études de sociologie de la connaissance, traduites en français par Sylvie Mesure, se trouvent désormais réunies dans le volume Problèmes de sociologie de la connaissance(Paris, PUF, 1993).57 Scheler soutient que les valeurs ont une existence objective et constituent la matière grâce à laquelle le sujet est en mesure de préférer « le bon au mauvais et le meilleur au moins bon ». Il affirme aussi, contre la conception kantienne, la primauté de la valeur sur le devoir. En effet, il déclare que nous sommes dans un cosmos de valeurs que nous ne devons pas produire mais seulement reconnaître et découvrir, par l’intuition, le sentiment, la visée émotionnelle, en d’autres termes par une activité extra-théorétique, par une « mathématique du cœur » capable de saisir en stricte logique les essences des choses.58 Scheler établit une hiérarchie des valeurs : sensorielles, vitales (noble/ vulgaire), spirituelles (le génie), esthétiques (beau/laid), éthico-juridiques (juste/ injuste), religieuses (sacré/profane), spéculatives (vrai/faux). Selon cette conception, les faits mentaux sont des faits d’expérience phénoménologiques distincts des faits pragmatiques, naturels et scientifiques. Ces derniers sont le produit de la « libre contemplation », de la technique et de l’expérimentation. Ces deux derniers facteurs ont appris à la science « à limiter son intérêt pour chaque aspect de la nature à la dimension quantitativement mesurable du monde et aux lois de l’enchaînement spatio-temporel des phénomènes selon leurs ressemblances et leurs différences, autrement dit : à ce qui se peut saisir comme dépendant des phénomènes possibles du mouvement » (p. 145). Fille de l’union entre la philosophie et l’expérience du travail, la science fonctionne grâce au modèle de la causalité et à une certaine théorie dynamique de la matière, « tous les deux anthropomorphiques » et donc incapables de « s’ancrer ni dans des lieux ponctuels de l’espace ni dans des points déterminés du temps objectifs… Leurs points d’ancrage devraient être à la fois extérieurs à l’espace et au temps, puisque ces forces doivent pour leur part expliquer et rendre compréhensible avant tout la matière dont, dans la sphère du phénomène objectif, se mettent en place les déterminations spatio-temporelles de la matière et de ce qui survient, ainsi que les relations qui s’établissent sous ce rapport » (p. 220). En conséquence, « la science positive elle-même conduit à des problèmes indubitablement métaphysiques » (p. 221).59 La place réservée à la science dans une telle sociologie est subalterne. Le sociologue doit analyser les facteurs réels et les facteurs idéels de la science mais l’étude des types de connaissances produites est du ressort du philosophe.60 Le premier sociologue qui a travaillé ce domaine d’étude de façon systématique et exhaustive est un Hongrois de culture allemande, Karl Mannheim, né en 1893 à Budapest, professeur à l’Université de Francfort, d’où il a été chassé par les nazis en 1933. Depuis cette date et jusqu’à sa mort en 1947, il enseigna la sociologie à la London School of Economics and Political Science.61 Mannheim est considéré comme le père fondateur de la sociologie de la connaissance moderne. Ses travaux en la matière sont importants et nombreux. Ses idées et ses cadres conceptuels ont constamment évolué de l’époque de Strukturanalyse der Erkenntnistheorie, ouvrage paru en 1922, aux Essays on the Sociology of Knowledge, publiés en 1952 et suivis desEssays on the Sociology of Culture, également posthumes, parus en 1956.62 Une reconstruction analytique de sa pensée montre que sa sociologie, élaborée à une époque agitée et cruelle, celle des totalitarismes, ne constitue pas un système fermé ou achevé. La sociologie de Mannheim est traversée par diverses influences : le relativisme socio-historique, la doctrine de la mise en perspective, le principe weberien de compréhension et de conciliation ainsi que la doctrine de la marginalité, qui permettrait, selon son auteur, d’obtenir un décentrement et fournirait les moyens d’échapper à l’aliénation inhérente au conformisme social.63 Ici, je ne vous parlerai que des idées de Mannheim à propos de l’étude sociologique de la science. Pour ce sociologue, en cela disciple de Max Weber et fidèle tenant de la tradition académique allemande, il faut nettement distinguer les méthodes et les concepts des sciences de la nature des méthodes et des concepts des sciences sociales et historiques. Les phénomènes naturels et les rapports existant entre eux sont constants et invariables. Ils sont statistiques et intemporels. Nous les étudions comme étant extérieurs à nous, comme des objets indépendants de l’esprit, objectifs; nous le faisons de façon détachée, impartiale, à l’aide d’instruments, de mesures vérifiées et contrôlées, et en recourant à nos sens, à nos facultés sensorielles qui nous permettent d’éprouver les impressions produites par les objets matériels. L’étude du monde matériel ainsi faite produit des données empiriques immuables et universelles, constamment vérifiables et validées par différents chercheurs. Ces données sont par conséquent dotées de tous les critères de vérité.64 Une théorie est vraie dans la mesure où elle n’est pas contraire, pas différente, pas dérogatoire, aux objets matériels, extérieurs à l’observateur, autonomes et indépendants par rapport à sa construction théorique. Dès lors pour Mannheim la connaissance produite par les sciences de la nature demeure permanente, uniforme, objective, universelle, vraie.65 Ceci étant, Mannheim ajoute aussitôt que les sciences de la nature se développent plus ou moins linéairement car elles corrigent progressivement les erreurs et, par conséquent, s’approchent constamment de la vérité. Cette dernière est conçue comme un jugement valide et vrai pour autant que l’expérience le vérifie et n’entre pas en contradiction avec lui ou avec la théorie qui le formule et le construit.66 De façon synthétique, on peut dire que pour Mannheim la connaissance scientifique évolue régulièrement en accumulant vérités externes, ou empiriques, et vérités internes, ou logiques de coordination, sur un monde physique intrinsèquement stable.67 Par contre, la société et la culture ne sont pas extérieures à nous comme l’est la nature, d’où l’impossibilité de les observer avec détachement, de nous décentrer par rapport à elles, de regrouper nos observations en série, de soumettre à mesure ou à estimation les faits culturels et les faits sociaux.68 Pour catégoriser des phénomènes culturels, pour en saisir la signification, il faut interpréter la pensée des individus, le sens que les agents donnent à leurs actions. La pensée n’est pas observable à la manière des objets matériels, des objets du monde réel. Chaque individu, chaque groupe social a des valeurs et des sens spécifiques. En plus, ils varient d’une époque historique à l’autre, d’un groupe social à l’autre, d’un segment de ce même groupe à un autre segment. Le sociologue a aussi des valeurs; il partage celles de son groupe d’appartenance. Il peut difficilement s’en décentrer, se détacher de son monde d’origine. Il peut, certes, avoir une compréhension sympathisante de ce qu’il étudie, mais il ne peut jamais le considérer comme étant extérieur à lui. Son système de référence, par rapport auquel il apprécie et analyse les comportements ou les actions des acteurs sociaux, reste toujours à la base de son travail.69 Pour toutes ces raisons, Mannheim considère qu’aucun produit culturel n’est intemporel et immuable. Tous les phénomènes socioculturels sont variables et en perpétuelle mutation, d’où le dynamisme de leurs significations, d’où la difficulté de cumuler les recherches dans les sciences historiques et sociales.70 Dans ces sciences, il faut tenir compte des spécificités, des particularités, des différences, des changements. A chaque époque d’une société, à chaque stade d’un système culturel, il faut recommencer le travail. Le travail antérieur peut nous servir à comprendre les sociétés du passé, rarement les nôtres, celles dans lesquelles nous vivons. Pour ces raisons les sciences physiques, selon Mannheim, ont une nature assez spécifiques, dont la sociologie ne peut aucunement faire l’économie. Pour lui, les facteurs existentiels, les conditionnements sociaux sont marginaux, subalternes dans ces sciences. La genèse historico-sociale d’une idée scientifique, les conditions qui ont rendu possibles son développement et sa vérification dans une organisation, dans un laboratoire, dans un organisme de recherche, n’ont aucun effet sur le contenu, sur la forme et la validité d’une théorie, sur sa vérité, sur son objectivité, sur son universalité. Les erreurs et les errements d’aujourd’hui seront corrigés demain. Ils seront aussitôt oubliés par les savants, même si les historiens continueront à les raconter dans leurs livres. La distinction faite entre les sciences de la nature et les sciences sociales et historiques permet à Mannheim d’affirmer que les premières échappent à l’analyse sociologique tandis que les secondes en constituent la matière principale.71 Cette affirmation constitue-t-elle vraiment le noyau dur de la sociologie de Mannheim ?72 Il m’est difficile de répondre à cette question par un oui. Mannheim a beaucoup écrit et dans ses textes on peut trouver des passages où il insinue le doute qu’en physique, aussi, la stabilité des structures catégorielles n’est pas définitivement établie. A ce propos, les exemples fournis par les recherches de la physique quantique ou de celle des hautes énergies lui paraissent emblématiques. Dans cette physique-là, il n’est pas certain que la connaissance scientifique soit intemporelle et immuable. Il faut reconnaître cependant que sur ce thème, Mannheim a laissé des notations rapides, jamais vraiment développées par une argumentation solide. Si nous voulons rester fidèles aux textes fortement construits, nous devons alors admettre, voire reconnaître que le problème épistémologique central de la sociologie de Mannheim, comme par ailleurs de celle de Durkheim, est surtout celui de la relativité, ou comme les deux l’appellent : le relationnisme.73 Selon cette épistémologie sociologique, toute pensée sociale, comme par ailleurs n’importe quelle forme de pensée extérieure aux sciences exactes, est relative à une position sociale donnée; elle est conditionnée par une perspective singulière, particulière, par l’intérêt de classe. Dans le domaine de la pensée sociale, il n’y a pas de critères universaux (des concepts et termes universels applicables à toutes les cultures et à tous les individus de toutes les sociétés) pour fonder la validité d’une assertion spécifique, caractéristique, sui generis. Et même la sociologie de la connaissance n’échappe guère à cette contrainte.74 Il a été objecté à Mannheim que si cela était fondé, nous ne disposerions d’aucun moyen pour valider une thèse quelconque, y compris celle qui affirme que la connaissance sociale est déterminée ou conditionnée par la société. | |
|
السبت فبراير 20, 2016 1:03 pm من طرف فدوى