فدوى فريق العمـــــل *****
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الموقع : رئيسة ومنسقة القسم الانكليزي تاريخ التسجيل : 07/12/2010 وســــــــــام النشــــــــــــــاط : 7
| | u’est-ce que la sociologie de la connaissance scientifique ? | |
1 La sociologie de la connaissance occupe une place très importante dans le domaine des sciences de la société. Sa problématique principale a été, et est toujours, de rendre compte des propriétés sociales de la connaissance humaine.2 Cette discipline a une longue histoire. Elle occupe une place considérable dans la tradition du savoir sociologique. Certains chercheurs en font remonter les origines à Francis Bacon (1561-1626), l’auteur du Novum Organum et d’une série d’autres travaux remarquables sur les sciences. D’autres affirment que les fondements de la discipline ont été posés par Karl Marx (1818-1883) puis par les pères fondateurs de la sociologie, notamment Vilfredo Pareto (1848-1923) et Emile Durkheim (1858-1917). Par la suite, cette branche de la sociologie a été illustrée en France par Maurice Halbwachs (1877-1945), Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939) et Georges Gurvitch (1894-1965); en Allemagne par Max Scheler (1874-1928), Karl Mannheim (1893-1947) et tant d’autres; aux Etats-Unis d’Amérique surtout par Pitirim Sorokin (1889-1968) et Robert K. Merton (1910).3 Des historiens des sciences sociales contestent cette thèse et affirment que la paternité de la sociologie de la connaissance revient au philosophe positiviste autrichien Wilhelm Jerusalem (1854-1923), auquel on doit la première tentative explicite, vers 1909, d’organiser en un véritable système conceptuel la discipline, qu’il avait nommée « Sociologie des Erkennens ».4 Quoiqu’il en soit de cette protohistoire et de l’histoire de la discipline, il faut noter que les chercheurs depuis la fin de la première guerre mondiale – contrairement à leurs prédécesseurs du XIXe siècle surtout préoccupés de la connaissance en général – ont réservé toute leur attention aux connaissances spécifiques, aux croyances particulières, aux savoirs ponctuels. Dès lors, ils nous ont laissé une grande variété de travaux aux résultats disparates, aux schémas interprétatifs diversifiés, contradictoires parfois et qui, pour toutes ces raisons, ne suscitent ni consensus ni accords parmi les sociologues. Voilà pourquoi il n’y a pas encore une définition acceptée unanimement de la sociologie de la connaissance et de ses liens avec les autres disciplines des sciences sociales, mais également avec la philosophie, avec l’épistémologie et avec la théorie de la connaissance.5 Le plus célèbre parmi les sociologues contemporains spécialistes de la sociologie de la connaissance, l’américain Robert King Merton, a l’habitude de dire que le terme « connaissance » est si vague qu’il peut couvrir des contenus fort différents, voire opposés, par exemple la conscience, la compréhension, la représentation, l’intuition, le sentiment, les sensations, et contenir aussi une multiplicité de savoirs. En effet, le terme connaissance arrive à couvrir pratiquement tous les produits culturels : mythes, notions, concepts, images, modèles esthétiques, éthiques, scientifiques, etc.6 Puisqu’il est pratiquement impossible de nous accrocher à une définition stable du terme de connaissance, Merton propose aux sociologues de prendre en charge avant tout les rapports existant entre la connaissance et les autres facteurs existentiels en vigueur à un moment donné, dans une société ou dans une culture déterminée. Cependant Merton n’ignore point que les rapports entre la connaissance et la société sont très complexes et compliqués. Pour cette raison, il nous invite à identifier et à différencier, dans le bloc de la connaissance, les savoirs propres aux savoirs quotidiens des savoirs savants, la connaissance ordinaire de la connaissance scientifique, les connaissances utilisées dans la vie de tous les jours, dans la vie quotidienne, de celles produites par des spécialistes, les connaissances du sens commun de celles qui sont systématisées par des pratiques disciplinaires rigoureuses.7 Dans le séminaire de cette année, je me consacrerai exclusivement à ce dernier point, selon lequel la connaissance scientifique est un produit social, quoique des secteurs de cette même connaissance échappent, en partie ou entièrement, à la détermination de la société ou de la culture.8 Cela dit, de quel type de connaissance spécifique s’agit-il ? S’il y a différentes espèces et formes de connaissance, dont certaines sont plus fortement que d’autres connectées avec la structure sociale, l’analyse sociologique doit-elle en étudier la forme ou le contenu, la genèse ou l’acceptation, l’autonomie ou uniquement l’impact sur la vie sociale ?9 Mon propos est d’essayer d’établir si les efforts pour arriver à fonder une sociologie de la connaissance scientifique ont quelques probabilités d’aboutir à plus ou moins longue échéance. En d’autres termes, je me propose d’élucider la question suivante : si les produits de l’activité scientifique sont influencés par la société et par sa culture, s’ils subissent, comme tous les autres produits sociaux, des déterminations absolues ou relatives, comment peut-on affirmer que la science est universelle, objective, qu’elle échappe donc aux conditionnements sociaux et historiques ? Mais si l’on admet l’autonomie de la science, qu’est-ce que le sociologue peut alors faire en ce domaine, qu’est-ce qu’il peut dire à son propos ?10 L’histoire de la sociologie nous aidera à comprendre comment les sociologues ont abordé cette problématique et de quelle façon ils ont envisagé de l’analyser. Mais avant de faire cet excursus historique, je dois vous rappeler que les sociologues ont souvent négligé, parmi toutes les connaissances spécialisées, les connaissances mathématiques en particulier, et les connaissances produites par les disciplines dites « dures » en général. Ils étaient persuadés que les sciences exactes et les sciences naturelles ne sont pas affectées par le social et par l’historicité, qu’elles ne sont pas conditionnées par les déterminants sociaux.11 Que ces sciences dépendent dans une large mesure des procédés techniques dont l’homme dispose à une époque donnée et dans un cadre donné, que ces procédés techniques soient eux-mêmes subordonnés à l’évolution sociale leur paraissait peu important, car la distinction que ces mêmes sociologues établissaient entre science et organisation scientifique les débarrassaient du souci de prendre en charge l’histoire des techniques à une époque donnée et de résoudre ainsi des problèmes très complexes.12 Certes, depuis environ six lustres, nous nous sommes occupés du travail quotidien des savants, des financements, des politiques publiques de la science, et nous avons écrits des livres et des articles sur les communautés scientifiques des savants et sur leur pouvoir de régulation de l’activité scientifique. Cependant, les travaux empiriques sur les modes de production de la connaissance dans les sciences « dures », sur la construction des théories scientifiques, sur leur diffusion et réception, sur leurs influences et emprises, ces travaux-là sont encore rarissimes, et ceci tout au moins jusqu’aux débuts des années ‘80.13 La raison de cette carence est notoire : le très fort impact sur le plan mondial de la sociologie de la science de Merton, une sociologie qui se place par ailleurs dans la droite ligne de la meilleure tradition sociologique, celle des pères fondateurs. Cette école de pensée, dominante pendant très longtemps dans la recherche sociologique, était fermement persuadée, sur la base peut-être d’un préjugé philosophique ou d’une option relevant de l’opinion commune, que la connaissance scientifique échappe à toute forme d’influence sociale, que les théories scientifiques possèdent un statut épistémologique spécial qui les soustrait à la compétence des sociologues. En vertu de ce statut, la connaissance scientifique se dérobe aux analyses des sociologues, car elle appartient aux philosophes et aux historiens. Dès lors, la sociologie de la connaissance scientifique couvre un domaine disciplinaire très différent de celui occupé par la théorie de la connaissance et par l’épistémologie des sciences. Elle ne s’occupe que des déterminants sociaux dans l’activité scientifique. Pour cette raison, elle se confond avec la sociologie de la science.14 Cette position a été fortement contestée à partir des années ‘80, grâce aux changements advenus, notamment pendant la décennie 1960-1970, dans la recherche philosophique et dans la recherche historique. Les travaux de T.S. Kuhn, de I. Lakatos, de P.K. Feyerabend, de S.F. Mason sur l’histoire des sciences de la nature, de R. M. Young sur le darwinisme et la biologie de l’évolution, et de tant d’autres… ont fourni les matériaux et les incitations indispensables au renouvellement des travaux récents de sociologie de la science et de sociologie de la connaissance scientifique.15 C’est bien sous l’impulsion de la nouvelle philosophie de la science et sous l’impulsion de l’histoire des sciences et des techniques, qu’un certain nombre de sociologues ont proclamé que la science est un savoir pareil à tous les autres savoirs, que la sociologie de la connaissance doit étudier le fait scientifique comme n’importe quel fait social. D’autres sociologues ont commencé à faire une très nette distinction entre la sociologie de la connaissance, la sociologie de la science et la sociologie de la connaissance scientifique. D’après ces chercheurs, la sociologie de la connaissance étudie les déterminés, les déterminants et les formes de la détermination constituant la connaissance en général. La sociologie de la science s’occupe surtout de la science en tant qu’institution et profession; elle s’intéresse à l’organisation des activités scientifiques, aux influences sociales sur l’activité scientifique, sur son financement, sur son mode de fonctionnement; elle s’occupe du poids que la science exerce à son tour sur la société ainsi que des influences de la société sur la science. Par contre la sociologie de la connaissance scientifique vise à expliquer sociologiquement la construction des théories scientifiques, comment elles acquièrent une autonomie par rapport au contexte de production, deviennent universelles et pour quelle raison elles sont fort différentes de n’importe quel autre doctrine ou fait social. La sociologie de la connaissance scientifique étudie, par conséquent, les connaissances et les savoirs produits par des savants travaillant dans des institutions se vouant à la recherche et jouissant d’une apparente autonomie, d’une indépendance relative.16 Cette tripartition est fortement contestée par des chercheurs anglais et français. Pour eux il n’y a qu’une seule approche raisonnable à l’étude sociologique de la connaissance scientifique, et cette approche doit unir la philosophie, l’histoire et la sociologie. Ces chercheurs utilisent les étiquettes « Social Studies of Sciences », « Science Studies », « Wissenschaftsforschung », pour indiquer leur domaine d’étude. Mais ces étiquettes ne satisfont pas tout le monde. Les Français hostiles à la tradition sociologique classique parlent couramment d’anthropologie des sciences et des techniques, tandis que les tenants de l’ethnométhodologie et du conflictualisme continuent à utiliser l’étiquette de sociologie de la science et ignorent celle de sociologie de la connaissance scientifique.17 Pour ma part, je ne tiendrai aucun compte de ces distinctions. J’essayerai de montrer de quelle façon les sociologues ont étudié la science et les connaissances produites par elle, et de voir si l’approche sociologique de la science a une pertinence et une spécificité par rapport aux approches philosophiques et historiques.18 Avant d’entrer dans le vif du sujet, il faut que je vous donne quelques informations préliminaires.19 Depuis la nuit des temps, les hommes se sont interrogés sur le fait et sur la manière de connaître, sur les mécanismes qui nous permettent de construire ou de reconstruire, d’avoir présent à l’esprit un objet réel ou vrai, concret ou abstrait, physique ou mental. Depuis les Grecs, notamment, on s’est interrogé sur la faculté des hommes à élaborer des idées, à former des concepts ou à construire des images et des représentations. Puisque connaître signifie produire en pensée, reconstituer le mode de production des phénomènes, selon la belle formule de Jean Piaget (1896-1980); être conscient de l’existence de quelque chose consiste à saisir, à décrire, à expliquer les mécanismes de cette construction ou de cette reconstruction. Mieux, selon Jean Piaget, « Le point de départ de la connaissance est constitué par les actions du sujet sur le réel ».20 Les philosophes, notamment depuis Platon et Aristote, ont étudié les rapports entre le sujet qui connaît et l’objet à connaître. Ils ont donné un nom à cette activité cognitive : théorie de la connaissance, ou gnoséologie. Dans leurs innombrables écrits, ils établissent une distinction très importante entre une connaissance sensible ou empirique et une connaissance intellectuelle.21 La connaissance empirique est le résultat de l’action immédiate des objets sur les organes du sens (vue, ouïe, toucher, odorat, goût); elle nous procure des sensations perceptives, immédiates, dont les impressions peuvent reparaître sous forme d’images mentales. En plus de cette connaissance empirique, il y a une connaissance intellectuelle, dite aussi conceptuelle, qui résulte de l’élaboration abstraite des données de la connaissance empirique et qui est constituée d’idées ou plus précisément de concepts; ces concepts ne représentent pas des réalités concrètes, mais des structures générales dont chacune caractérise une catégorie d’objets réels.22 A l’intérieur de la connaissance intellectuelle, un territoire dénommé « Epistémologie » a été délimité. Les spécialistes de cette discipline, les épistémologues, n’étudient pas n’importe quel savoir, mais le savoir sur le savoir, la science, sa nature, ses méthodes, sa valeur, ses conceptualisations. J’ai dit la science et non les sciences, car les épistémologues s’intéressent à la science des sciences en général; c’est-à-dire aux principes fondamentaux qui se trouvent à la base des sciences particulières, au niveau de leurs classifications, c’est-à-dire de leurs rapports de coordination et de subordination. Ces classifications, vous vous en doutez, sont très nombreuses.23 La plus célèbre est celle du physicien André Ampère (1775-1836), lequel classait les disciplines en sciences de l’esprit, ou sciences noologiques, et sciences cosmologiques, ou sciences des lois physiques de l’Univers. A sa suite, on parle encore de sciences culturelles et sciences naturelles, sciences de la compréhension et sciences de l’explication, sciences formelles ou sciences réelles, ou encore sciences idéographiques (système de signes susceptibles de suggérer les objets) et sciences nomothétiques (sciences recherchant les lois).24 La dernière en date de ces classifications est celle de Jean Piaget. Le Maître distinguait les sciences nomothétiques, celles qui dégagent des lois, des sciences historiques dont l’objet est de reconstituer et de comprendre le déroulement de toutes les manifestations de la vie sociale au cours du temps.25 Quoiqu’il en soit, toutes ces classifications n’entament pas l’unité fondamentale de la science, c’est-à-dire d’un savoir et d’une connaissance vrais, objectifs, valides, universels, produits grâce à des méthodes spécifiques.26 Les visées des historiens sont tout autres. Ils sont confrontés à l’astronomie, à la biologie, à la mathématique, à la physique, etc., et jamais à la Science. Ils parlent de sir Isaac Newton (1642-1727), d’un savant qui est à l’origine de la physique moderne, mais aussi d’un chercheur épris de spéculations et d’exégèses bibliques, d’alchimie, d’un homme particulier, singulier, spécifique, n’ayant que peu de choses en commun avec ceux qui sont venus après lui ou qui ont vécu avant ou en même temps que lui. Pour l’historien, la trajectoire de Newton est unique, particulière, et dans cette perspective, il ne peut pas la réduire à la seule vérité ou à l’objectivité des lois de la gravitation universelle et de la décomposition de la lumière.27 Edgar Ascher (Problèmes du relativisme, in « Revue européenne des sciences sociales », XXVII, 1989, n. 83, pp. 87-122) affirme que l’histoire des sciences est doublement relativiste, puisque elle doit reconstruire l’époque étudiée et le faire avec les idées et les moyens de l’époque à laquelle appartient l’historien. Ce dernier « ne peut pas traiter des documents comme de simples objets d’un cabinet de curiosités ou comme produits purement littéraires. Il doit tenir compte du fait que le scientifique du passé a voulu trouver des descriptions adéquates, des propriétés pertinentes et des lois vraies au sujet des phénomènes qu’il a choisi d’étudier. Il faut donc prendre ces prétentions au sérieux et examiner si le scientifique a réussi ‘dans ce qu’il a voulu faire’ et essayer de comprendre les raisons de son échec éventuel » (p. 99).28 La sociologie, quant à elle, envisage la question d’un tout autre point de vue. Lorsque les sociologues font de la sociologie de la connaissance scientifique, ils visent surtout à mettre en évidence « les corrélations entre la connaissance et les autres facteurs existentiels de la société et de la civilisation », selon la définition classique de R.K. Merton. En d’autres termes, les sociologues essayent d’étudier les rapports existant entre l’activité cognitive et le contexte social, d’établir en somme des corrélations entre les connaissances des divers milieux et les particularités de ces mêmes milieux, du contexte socio-historique.29 La sociologie de la connaissance n’a pas la visée universaliste de la philosophie de la science ni la visée relativiste de l’historiographie. Elle se situe entre les deux. Pour cette raison, jusqu’ici, nous avons échappé à maintes difficultés et à quelques paradoxes bien connus des philosophes et des historiens. Cependant, dès que nous essayons d’étudier sociologiquement la science ou les sciences, d’autres difficultés, d’autres paradoxes et contradictions nous barrent le chemin.30 Comment peut-on étudier un savoir se voulant universel, la science, un savoir arraché aux temps et aux contingences, indifférents aux rapports sociaux dans lesquels les hommes sont intégrés ? Peut-on affirmer que les faits scientifiques ne sont pas tributaires de l’action du milieu social ? Peut-on nier que certains faits scientifiques ont une nature sociale, propre à une société particulière, façonnée par les membres d’une collectivité ?31 A ces questions, les sociologues donnent aujourd’hui deux sortes de réponses : l’une dite internaliste, le « programme classique ou modéré » et l’autre externaliste, le « programme fort ».32 Il suffit de savoir, pour le moment, que le programme classique est minimaliste : pour lui, il y a des énoncés qui sont universels (par ex., 5 × 5 = 25; l’hypothèse du continu est indécidable; la vitesse est une quantité exprimée par le rapport d’une distance au temps mis à la parcourir…), et il y a des énoncés qui sont relationnels (par ex., les taux d’intérêts, la peine de mort, les rôles masculins et féminins, les croyances dans le Nirvana et dans le Karma, etc.).33 Le « programme modéré » affirme que la sociologie de la science et la sociologie de la connaissance scientifique doivent s’occuper des énoncés relationnels exclusivement. Elles doivent s’interdire l’étude des énoncés universels. Elles doivent s’en tenir, en conséquence, à l’étude de l’influence des valeurs morales, de la structure sociale ou des institutions scientifiques sur la production des chercheurs. Certes, il y a une influence de la science sur la société mais aussi de la société sur la science, sur son rythme de développement, sur le choix des sujets à traiter, sur le contenu même des travaux scientifiques. Cependant cela ne met pas en danger l’autonomie de la science, ni son objectivité, son universalité, ni non plus le caractère désintéressé de l’activité du savant.34 Par contre, le « programme fort » est maximaliste : il n’y a pas un savoir objectif, universel. L’universalité de la science est une illusion. Il en va de même pour les notions d’objectivité et de vérité. La science doit être traitée par la sociologie de la même façon que la magie et les autres formes de savoirs aboutissant à des connaissances. L’autonomie de la science est un leurre. Il s’agit d’une parade élaborée à une époque donnée pour des raisons politiques. Il en va de même de la distinction entre science et technique ainsi que du partage du domaine de recherche sur la science entre la philosophie, la sociologie et l’histoire.35 Ces questions seront analysées plus tard. Par conséquent, je peux fermer la parenthèse et revenir à mes propos principaux : quand et comment s’est formé, à l’intérieur de la sociologie de la connaissance, le domaine spécifique dénommé « sociologie de la science » ? Qui sont les sociologues qui ont le plus contribué à la « fabrication » de cette discipline ? Quelles sont les problématiques les plus importantes mises en évidence par l’étude de la science et des activités des savants ?36 Presque tous les sociologues du XIXe siècle ont été de l’avis que la science en tant que système objectif de connaissances méthodiquement établies échappe à la juridiction de la sociologie. La science serait indifférente aux déterminations sociales, étrangère aux idéologies.37 Karl Marx lui-même était de l’avis que la « vérité scientifique est toujours paradoxale au jugement de l’expérience journalière qui ne saisit que l’apparence trompeuse des choses ». Certes, les remarques de Marx sur la science sont éparpillées dans tous ses écrits. Nous ne disposons d’aucune présentation systématique et cohérente faite par l’auteur lui-même. Cela donne lieu à diverses reconstructions conceptuelles et à des interprétations disparates, voire contradictoires.38 Sans prendre position dans ce débat aux implications philosophiques et politiques certaines, une chose semble sûre : Marx partage la conception scientifique dominante en son temps. Pour lui aussi la science est le savoir par excellence. Pour lui aussi la science arrive à s’affranchir du contexte historique et des rapports sociaux caractérisant une époque donnée. En conséquence, les rapports entre la connaissance et la science, entre la science et l’histoire, entre l’objectivité et la subjectivité, ne sont pas nécessairement affectés par les déterminismes socio-économiques ni même par les facteurs existentiels. La science est objective et universelle, même si ses utilisations peuvent être partisanes, au profit de la classe dominante. La science peut devenir un instrument au service de finalités contingentes, particulières, et ainsi contribuer au maintien de l’exploitation opérée par le mode de production capitaliste. Néanmoins la connaissance qu’elle produit est une connaissance objective, fondée sur le fait que le monde réel a un caractère matériel unitaire, que ce monde réel est la nature.39 La science, selon Marx, existe indépendamment de la conscience que nous avons d’elle et des représentations que nous pouvons en donner. Elle reste toujours la source unique de cette conscience et de ces représentations. La science, connaissance de la matière, de la nature, et de la conscience que nous en avons, instrument absolument indispensable pour agir de façon efficace, ne peut être que vraie, objective, universelle.40 Marx accepte, en d’autres termes, la distinction entre la science et les utilisations de la science. La science a un seul référent, un seul déterminant, la nature, tandis que les utilisations de la science sont conditionnées par la société, par la classe dominante, et en dernier lieu par le mode de production. Seule l’histoire de la philosophie peut rendre compte de l’évolution des doctrines scientifiques; alors que les utilisations de la science, dans un mode de production économique donné, doivent être expliquées sociologiquement, par le matérialisme historique.41 Dans cette perspective, la science est une connaissance universelle. Ses développements et ses évolutions sont dictés par une logique tenant compte exclusivement des lois de la matière. La nature a toujours le dernier mot à dire sur la validité de la connaissance scientifique.42 La science peut agir sur la nature dans la mesure où elle arrive à se conformer aux lois naturelles, à les respecter, à s’y soumettre même lorsqu’elle veut les maîtriser.43 Une telle conception est très répandue dans la culture occidentale du XIXesiècle. Emile Durkheim, par exemple, la partage très largement. En effet, pour ce sociologue, la science permet de nous affranchir du monde psychologique, de la pure subjectivité. La méthode expérimentale traduit notre dépendance vis-à-vis du monde. C’est à la science de nous faire retrouver l’ordre du monde. Dans un texte de 1909, il écrit que le savant « se met au centre du monde et le fait converger vers lui (au lieu de croire qu’il y est) : c’est alors l’émancipation complète : non seulement acquiescement réfléchi, mais aussi possibilité de changer le monde ».44 On sait que Durkheim a tenté d’élaborer une explication sociologique de la genèse des catégories essentielles de la pensée humaine et des formes fondamentales du raisonnement, et ceci pour fonder rigoureusement son holisme, sa conception que la société est première par rapport à toutes les autres composantes constitutives de la vie sociale.45 Durkheim est convaincu que les catégories de temps, d’espace, de genre, de nombre, de cause, de force, et ainsi de suite, varient d’un groupe social à l’autre, et à l’intérieur d’un même groupe social d’une époque à l’autre. Elles dépendent de facteurs historiques, donc sociaux, même si « nous ne savons pas exactement quels ils sont, mais nous pouvons présumer qu’ils existent ».46 Dans une étude parue en 1985 et traduite en française en 1994, Steven Collins nous rappelle très précisément de quelle façon Durkheim, malgré une approche très sociologique de la question, est parvenu à faire des catégories des institutions transcendant les individus et à soutenir qu’elles correspondent aux propriétés universelles des choses.47 Sans entrer dans les détails, bornons-nous ici à nous remémorer ce que Durkheim a écrit dans Les formes élémentaires de la vie religieuse, livre paru en 1912.48 Le sociologue français, dès les premières pages de son livre, se pose la question suivante : « Mais si les catégories ne traduisent originellement que des états sociaux, ne s’ensuit-il pas qu’elles ne peuvent s’appliquer au reste de la nature qu’à titre de métaphores ?… Ainsi, en tant qu’elles nous servent à penser le monde physique ou biologique, elles ne pourraient avoir que la valeur de symboles artificiels, pratiquement utiles peut-être, mais sans rapport avec la réalité ».49 Le fait que ces catégories soient construites avec des éléments sociaux ne nous permet pas d’affirmer qu’elles soient sans fondement dans la nature des choses. En d’autres termes, pour échapper au relativisme inhérent à l’option attribuant aux catégories et au raisonnement une origine sociale, Durkheim doit déclarer : certes, les catégories sont dégagées par le monde social, mais nous les retrouvons également ailleurs. « La société les rend plus manifestes, mais elle n’en a pas le privilège ». Des « notions qui ont été élaborées sur les modèles des choses sociales peuvent nous aider à penser des choses d’une autre nature. Du moins, si, quand elles sont ainsi détournées de leur signification première, ces notions jouent, en un sens, le rôle de symboles, c’est des symboles bien fondés. Si, par cela seul que ce sont des concepts construits, il y entre de l’artifice, c’est un artifice qui suit de près la nature et qui s’efforce de s’en rapprocher toujours davantage. De ce que les idées de temps, d’espace, de genre, de cause, de personnalité sont construites avec des éléments sociaux, il ne faut donc pas conclure qu’elles sont dénouées de toute valeur objective. Au contraire, leur origine sociale fait plutôt présumer qu’elles ne sont pas sans fondements dans la nature des choses ».50 Durkheim affirme péremptoirement que la genèse des notions fondamentales de la pensée ou des catégories provient de la religion et, par la suite, de la Société. Mais étant donné l’unité du monde physique et social, ces notions finissent par conquérir une certaine universalité et objectivité dans la mesure où elles traduisent correctement les lois naturelles. Précisément pour cette raison, dans la conclusion de Les formes élémentaires de la vie religieuse, Durkheim écrit ceci : « Nous avons même vu que les notions essentielles de la logique scientifique sont d’origine religieuse. Sans doute, la science, pour les utiliser, les soumet à une élaboration nouvelle; elle les épure de toute sorte d’éléments adventices; d’une manière générale elle apporte, dans toutes ses démarches, un esprit critique qu’ignore la religion; elle s’entoure de précautions pour ‘éviter la précipitation et la prévention’, pour tenir à l’écart les passions, les préjugés et toutes les influences subjectives. Mais ces perfectionnements méthodologiques ne suffisent pas à la différencier de la religion. L’une et l’autre, sous ce rapport, poursuivent le même but; la pensée scientifique n’est qu’une forme plus parfaite de la pensée religieuse. Il semble donc naturel que la seconde s’efface progressivement devant la première, à mesure que celle-ci devient plus apte à s’acquitter de la tâche ».51 En d’autres termes, Durkheim affirme que la science prend la place de la religion à la suite de la croissance et de la complexification de la société ainsi que des différenciations produites par la division du travail. Ces phénomènes épurent l’activité cognitive, la libèrent des contraintes et des déterminations sociales et en font une valeur en soi et pour soi. La science est le produit de cet affranchissement, de cette libération progressive. Ses théories demeurent relativement indépendantes des influences sociales directes. Au fur et à mesure que le développement de la société devient important, les techniques d’observation des phénomènes se perfectionnent, les conceptualisations deviennent rigoureuses et formelles et de plus en plus conformes aux réalités observées. Dès lors, les résultats scientifiques sont acceptés par tous puisque conformes au monde réel et par conséquent vrais, objectifs, universels. Un jour, la science et la raison scientifique remplaceront la religion et les connaissances jusqu’ici acceptées par un acte de foi.52 L’analyse sociologique de la science, dans la perspective durkheimienne, doit se limiter aux moments où les sciences se confondent encore avec les croyances religieuses, où elles ne sont pas encore affranchies des contraintes sociales. Ensuite, l’analyse sociologique prendra en compte la naissance des communautés scientifiques, l’institutionnalisation de la méthode scientifique et des techniques pour éliminer les erreurs, les préjugés et les déformations intellectuelles. Elle pourra rendre compte de l’organisation de l’activité scientifique, des rôles professionnels et de bien d’autres aspects du travail dans les laboratoires, mais elle ne pourra rien dire sur la nature de la véritable connaissance scientifique totalement indépendante du contexte social dans lequel pourtant elle s’est développée. Plus une science s’enracine dans le monde physique, se conforme et se plie à lui, plus elle devient autonome et indépendante. L’astronomie, la physique, la biologie, selon Durkheim, en sont des exemples éclatants.53 Durkheim reste un homme de son temps, comme Marx et beaucoup d’autres savants du XIXe siècle. Pour le sociologue français, la science reste la valeur suprême de nos sociétés, elle seule nous apporte des connaissances vraies, non déchirées par les conflits sociaux. Elle constitue un savoir commun à tous, un savoir positif, donc libre de toute contrainte et de toutes déterminations. En bref, un savoir vrai, point entaché d’idéologie.54 Je n’ai pas besoin de montrer les limites d’une telle conception, par ailleurs partagée par presque tous les sociologues jusqu’à une date très récente.55 Depuis l’époque de Marx jusqu’aux années ‘20, les sociologues ont traité abondamment de notre problématique, ils ont étudié les relations entre l’existence sociale et la connaissance ordinaire et scientifique, mais ils n’ont jamais élaboré une vision systématique des connaissances socialement conditionnées.56 Je cite, pour mémoire, un des penseurs parmi les plus représentatifs de cette époque : Max Scheler (1874-1928). Ses études de sociologie de la connaissance, traduites en français par Sylvie Mesure, se trouvent désormais réunies dans le volume Problèmes de sociologie de la connaissance(Paris, PUF, 1993).57 Scheler soutient que les valeurs ont une existence objective et constituent la matière grâce à laquelle le sujet est en mesure de préférer « le bon au mauvais et le meilleur au moins bon ». Il affirme aussi, contre la conception kantienne, la primauté de la valeur sur le devoir. En effet, il déclare que nous sommes dans un cosmos de valeurs que nous ne devons pas produire mais seulement reconnaître et découvrir, par l’intuition, le sentiment, la visée émotionnelle, en d’autres termes par une activité extra-théorétique, par une « mathématique du cœur » capable de saisir en stricte logique les essences des choses.58 Scheler établit une hiérarchie des valeurs : sensorielles, vitales (noble/ vulgaire), spirituelles (le génie), esthétiques (beau/laid), éthico-juridiques (juste/ injuste), religieuses (sacré/profane), spéculatives (vrai/faux). Selon cette conception, les faits mentaux sont des faits d’expérience phénoménologiques distincts des faits pragmatiques, naturels et scientifiques. Ces derniers sont le produit de la « libre contemplation », de la technique et de l’expérimentation. Ces deux derniers facteurs ont appris à la science « à limiter son intérêt pour chaque aspect de la nature à la dimension quantitativement mesurable du monde et aux lois de l’enchaînement spatio-temporel des phénomènes selon leurs ressemblances et leurs différences, autrement dit : à ce qui se peut saisir comme dépendant des phénomènes possibles du mouvement » (p. 145). Fille de l’union entre la philosophie et l’expérience du travail, la science fonctionne grâce au modèle de la causalité et à une certaine théorie dynamique de la matière, « tous les deux anthropomorphiques » et donc incapables de « s’ancrer ni dans des lieux ponctuels de l’espace ni dans des points déterminés du temps objectifs… Leurs points d’ancrage devraient être à la fois extérieurs à l’espace et au temps, puisque ces forces doivent pour leur part expliquer et rendre compréhensible avant tout la matière dont, dans la sphère du phénomène objectif, se mettent en place les déterminations spatio-temporelles de la matière et de ce qui survient, ainsi que les relations qui s’établissent sous ce rapport » (p. 220). En conséquence, « la science positive elle-même conduit à des problèmes indubitablement métaphysiques » (p. 221).59 La place réservée à la science dans une telle sociologie est subalterne. Le sociologue doit analyser les facteurs réels et les facteurs idéels de la science mais l’étude des types de connaissances produites est du ressort du philosophe.60 Le premier sociologue qui a travaillé ce domaine d’étude de façon systématique et exhaustive est un Hongrois de culture allemande, Karl Mannheim, né en 1893 à Budapest, professeur à l’Université de Francfort, d’où il a été chassé par les nazis en 1933. Depuis cette date et jusqu’à sa mort en 1947, il enseigna la sociologie à la London School of Economics and Political Science.61 Mannheim est considéré comme le père fondateur de la sociologie de la connaissance moderne. Ses travaux en la matière sont importants et nombreux. Ses idées et ses cadres conceptuels ont constamment évolué de l’époque de Strukturanalyse der Erkenntnistheorie, ouvrage paru en 1922, aux Essays on the Sociology of Knowledge, publiés en 1952 et suivis desEssays on the Sociology of Culture, également posthumes, parus en 1956.62 Une reconstruction analytique de sa pensée montre que sa sociologie, élaborée à une époque agitée et cruelle, celle des totalitarismes, ne constitue pas un système fermé ou achevé. La sociologie de Mannheim est traversée par diverses influences : le relativisme socio-historique, la doctrine de la mise en perspective, le principe weberien de compréhension et de conciliation ainsi que la doctrine de la marginalité, qui permettrait, selon son auteur, d’obtenir un décentrement et fournirait les moyens d’échapper à l’aliénation inhérente au conformisme social.63 Ici, je ne vous parlerai que des idées de Mannheim à propos de l’étude sociologique de la science. Pour ce sociologue, en cela disciple de Max Weber et fidèle tenant de la tradition académique allemande, il faut nettement distinguer les méthodes et les concepts des sciences de la nature des méthodes et des concepts des sciences sociales et historiques. Les phénomènes naturels et les rapports existant entre eux sont constants et invariables. Ils sont statistiques et intemporels. Nous les étudions comme étant extérieurs à nous, comme des objets indépendants de l’esprit, objectifs; nous le faisons de façon détachée, impartiale, à l’aide d’instruments, de mesures vérifiées et contrôlées, et en recourant à nos sens, à nos facultés sensorielles qui nous permettent d’éprouver les impressions produites par les objets matériels. L’étude du monde matériel ainsi faite produit des données empiriques immuables et universelles, constamment vérifiables et validées par différents chercheurs. Ces données sont par conséquent dotées de tous les critères de vérité.64 Une théorie est vraie dans la mesure où elle n’est pas contraire, pas différente, pas dérogatoire, aux objets matériels, extérieurs à l’observateur, autonomes et indépendants par rapport à sa construction théorique. Dès lors pour Mannheim la connaissance produite par les sciences de la nature demeure permanente, uniforme, objective, universelle, vraie.65 Ceci étant, Mannheim ajoute aussitôt que les sciences de la nature se développent plus ou moins linéairement car elles corrigent progressivement les erreurs et, par conséquent, s’approchent constamment de la vérité. Cette dernière est conçue comme un jugement valide et vrai pour autant que l’expérience le vérifie et n’entre pas en contradiction avec lui ou avec la théorie qui le formule et le construit.66 De façon synthétique, on peut dire que pour Mannheim la connaissance scientifique évolue régulièrement en accumulant vérités externes, ou empiriques, et vérités internes, ou logiques de coordination, sur un monde physique intrinsèquement stable.67 Par contre, la société et la culture ne sont pas extérieures à nous comme l’est la nature, d’où l’impossibilité de les observer avec détachement, de nous décentrer par rapport à elles, de regrouper nos observations en série, de soumettre à mesure ou à estimation les faits culturels et les faits sociaux.68 Pour catégoriser des phénomènes culturels, pour en saisir la signification, il faut interpréter la pensée des individus, le sens que les agents donnent à leurs actions. La pensée n’est pas observable à la manière des objets matériels, des objets du monde réel. Chaque individu, chaque groupe social a des valeurs et des sens spécifiques. En plus, ils varient d’une époque historique à l’autre, d’un groupe social à l’autre, d’un segment de ce même groupe à un autre segment. Le sociologue a aussi des valeurs; il partage celles de son groupe d’appartenance. Il peut difficilement s’en décentrer, se détacher de son monde d’origine. Il peut, certes, avoir une compréhension sympathisante de ce qu’il étudie, mais il ne peut jamais le considérer comme étant extérieur à lui. Son système de référence, par rapport auquel il apprécie et analyse les comportements ou les actions des acteurs sociaux, reste toujours à la base de son travail.69 Pour toutes ces raisons, Mannheim considère qu’aucun produit culturel n’est intemporel et immuable. Tous les phénomènes socioculturels sont variables et en perpétuelle mutation, d’où le dynamisme de leurs significations, d’où la difficulté de cumuler les recherches dans les sciences historiques et sociales. | |
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السبت فبراير 20, 2016 12:48 pm من طرف فدوى