La sociologie de la connaissance occupe une place très importante dans le domaine des sciences de la société. Sa problématique principale a été, et est toujours, de rendre compte des propriétés sociales de la connaissance humaine.
2Cette discipline a une longue histoire. Elle occupe une place considérable dans la tradition du savoir sociologique. Certains chercheurs en font remonter les origines à Francis Bacon (1561-1626), l’auteur du
Novum Organum et d’une série d’autres travaux remarquables sur les sciences. D’autres affirment que les fondements de la discipline ont été posés par Karl Marx (1818-1883) puis par les pères fondateurs de la sociologie, notamment Vilfredo Pareto (1848-1923) et Emile Durkheim (1858-1917). Par la suite, cette branche de la sociologie a été illustrée en France par Maurice Halbwachs (1877-1945), Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939) et Georges Gurvitch (1894-1965); en Allemagne par Max Scheler (1874-1928), Karl Mannheim (1893-1947) et tant d’autres; aux Etats-Unis d’Amérique surtout par Pitirim Sorokin (1889-1968) et Robert K. Merton (1910).
3Des historiens des sciences sociales contestent cette thèse et affirment que la paternité de la sociologie de la connaissance revient au philosophe positiviste autrichien Wilhelm Jerusalem (1854-1923), auquel on doit la première tentative explicite, vers 1909, d’organiser en un véritable système conceptuel la discipline, qu’il avait nommée « Sociologie des Erkennens ».
4Quoiqu’il en soit de cette protohistoire et de l’histoire de la discipline, il faut noter que les chercheurs depuis la fin de la première guerre mondiale – contrairement à leurs prédécesseurs du XIX
e siècle surtout préoccupés de la connaissance en général – ont réservé toute leur attention aux connaissances spécifiques, aux croyances particulières, aux savoirs ponctuels. Dès lors, ils nous ont laissé une grande variété de travaux aux résultats disparates, aux schémas interprétatifs diversifiés, contradictoires parfois et qui, pour toutes ces raisons, ne suscitent ni consensus ni accords parmi les sociologues. Voilà pourquoi il n’y a pas encore une définition acceptée unanimement de la sociologie de la connaissance et de ses liens avec les autres disciplines des sciences sociales, mais également avec la philosophie, avec l’épistémologie et avec la théorie de la connaissance.
5Le plus célèbre parmi les sociologues contemporains spécialistes de la sociologie de la connaissance, l’américain Robert King Merton, a l’habitude de dire que le terme « connaissance » est si vague qu’il peut couvrir des contenus fort différents, voire opposés, par exemple la conscience, la compréhension, la représentation, l’intuition, le sentiment, les sensations, et contenir aussi une multiplicité de savoirs. En effet, le terme connaissance arrive à couvrir pratiquement tous les produits culturels : mythes, notions, concepts, images, modèles esthétiques, éthiques, scientifiques, etc.
6Puisqu’il est pratiquement impossible de nous accrocher à une définition stable du terme de connaissance, Merton propose aux sociologues de prendre en charge avant tout les rapports existant entre la connaissance et les autres facteurs existentiels en vigueur à un moment donné, dans une société ou dans une culture déterminée. Cependant Merton n’ignore point que les rapports entre la connaissance et la société sont très complexes et compliqués. Pour cette raison, il nous invite à identifier et à différencier, dans le bloc de la connaissance, les savoirs propres aux savoirs quotidiens des savoirs savants, la connaissance ordinaire de la connaissance scientifique, les connaissances utilisées dans la vie de tous les jours, dans la vie quotidienne, de celles produites par des spécialistes, les connaissances du sens commun de celles qui sont systématisées par des pratiques disciplinaires rigoureuses.
7Dans le séminaire de cette année, je me consacrerai exclusivement à ce dernier point, selon lequel la connaissance scientifique est un produit social, quoique des secteurs de cette même connaissance échappent, en partie ou entièrement, à la détermination de la société ou de la culture.
8Cela dit, de quel type de connaissance spécifique s’agit-il ? S’il y a différentes espèces et formes de connaissance, dont certaines sont plus fortement que d’autres connectées avec la structure sociale, l’analyse sociologique doit-elle en étudier la forme ou le contenu, la genèse ou l’acceptation, l’autonomie ou uniquement l’impact sur la vie sociale ?
9Mon propos est d’essayer d’établir si les efforts pour arriver à fonder une sociologie de la connaissance scientifique ont quelques probabilités d’aboutir à plus ou moins longue échéance. En d’autres termes, je me propose d’élucider la question suivante : si les produits de l’activité scientifique sont influencés par la société et par sa culture, s’ils subissent, comme tous les autres produits sociaux, des déterminations absolues ou relatives, comment peut-on affirmer que la science est universelle, objective, qu’elle échappe donc aux conditionnements sociaux et historiques ? Mais si l’on admet l’autonomie de la science, qu’est-ce que le sociologue peut alors faire en ce domaine, qu’est-ce qu’il peut dire à son propos ?
10L’histoire de la sociologie nous aidera à comprendre comment les sociologues ont abordé cette problématique et de quelle façon ils ont envisagé de l’analyser. Mais avant de faire cet
excursus historique, je dois vous rappeler que les sociologues ont souvent négligé, parmi toutes les connaissances spécialisées, les connaissances mathématiques en particulier, et les connaissances produites par les disciplines dites « dures » en général. Ils étaient persuadés que les sciences exactes et les sciences naturelles ne sont pas affectées par le social et par l’historicité, qu’elles ne sont pas conditionnées par les déterminants sociaux.
11Que ces sciences dépendent dans une large mesure des procédés techniques dont l’homme dispose à une époque donnée et dans un cadre donné, que ces procédés techniques soient eux-mêmes subordonnés à l’évolution sociale leur paraissait peu important, car la distinction que ces mêmes sociologues établissaient entre science et organisation scientifique les débarrassaient du souci de prendre en charge l’histoire des techniques à une époque donnée et de résoudre ainsi des problèmes très complexes.
12Certes, depuis environ six lustres, nous nous sommes occupés du travail quotidien des savants, des financements, des politiques publiques de la science, et nous avons écrits des livres et des articles sur les communautés scientifiques des savants et sur leur pouvoir de régulation de l’activité scientifique. Cependant, les travaux empiriques sur les modes de production de la connaissance dans les sciences « dures », sur la construction des théories scientifiques, sur leur diffusion et réception, sur leurs influences et emprises, ces travaux-là sont encore rarissimes, et ceci tout au moins jusqu’aux débuts des années ‘80.
13La raison de cette carence est notoire : le très fort impact sur le plan mondial de la sociologie de la science de Merton, une sociologie qui se place par ailleurs dans la droite ligne de la meilleure tradition sociologique, celle des pères fondateurs. Cette école de pensée, dominante pendant très longtemps dans la recherche sociologique, était fermement persuadée, sur la base peut-être d’un préjugé philosophique ou d’une option relevant de l’opinion commune, que la connaissance scientifique échappe à toute forme d’influence sociale, que les théories scientifiques possèdent un statut épistémologique spécial qui les soustrait à la compétence des sociologues. En vertu de ce statut, la connaissance scientifique se dérobe aux analyses des sociologues, car elle appartient aux philosophes et aux historiens. Dès lors, la sociologie de la connaissance scientifique couvre un domaine disciplinaire très différent de celui occupé par la théorie de la connaissance et par l’épistémologie des sciences. Elle ne s’occupe que des déterminants sociaux dans l’activité scientifique. Pour cette raison, elle se confond avec la sociologie de la science.
14Cette position a été fortement contestée à partir des années ‘80, grâce aux changements advenus, notamment pendant la décennie 1960-1970, dans la recherche philosophique et dans la recherche historique. Les travaux de T.S. Kuhn, de I. Lakatos, de P.K. Feyerabend, de S.F. Mason sur l’histoire des sciences de la nature, de R. M. Young sur le darwinisme et la biologie de l’évolution, et de tant d’autres… ont fourni les matériaux et les incitations indispensables au renouvellement des travaux récents de sociologie de la science et de sociologie de la connaissance scientifique.
15C’est bien sous l’impulsion de la nouvelle philosophie de la science et sous l’impulsion de l’histoire des sciences et des techniques, qu’un certain nombre de sociologues ont proclamé que la science est un savoir pareil à tous les autres savoirs, que la sociologie de la connaissance doit étudier le fait scientifique comme n’importe quel fait social. D’autres sociologues ont commencé à faire une très nette distinction entre la sociologie de la connaissance, la sociologie de la science et la sociologie de la connaissance scientifique. D’après ces chercheurs, la sociologie de la connaissance étudie les déterminés, les déterminants et les formes de la détermination constituant la connaissance en général. La sociologie de la science s’occupe surtout de la science en tant qu’institution et profession; elle s’intéresse à l’organisation des activités scientifiques, aux influences sociales sur l’activité scientifique, sur son financement, sur son mode de fonctionnement; elle s’occupe du poids que la science exerce à son tour sur la société ainsi que des influences de la société sur la science. Par contre la sociologie de la connaissance scientifique vise à expliquer sociologiquement la construction des théories scientifiques, comment elles acquièrent une autonomie par rapport au contexte de production, deviennent universelles et pour quelle raison elles sont fort différentes de n’importe quel autre doctrine ou fait social. La sociologie de la connaissance scientifique étudie, par conséquent, les connaissances et les savoirs produits par des savants travaillant dans des institutions se vouant à la recherche et jouissant d’une apparente autonomie, d’une indépendance relative.
16Cette tripartition est fortement contestée par des chercheurs anglais et français. Pour eux il n’y a qu’une seule approche raisonnable à l’étude sociologique de la connaissance scientifique, et cette approche doit unir la philosophie, l’histoire et la sociologie. Ces chercheurs utilisent les étiquettes « Social Studies of Sciences », « Science Studies », « Wissenschaftsforschung », pour indiquer leur domaine d’étude. Mais ces étiquettes ne satisfont pas tout le monde. Les Français hostiles à la tradition sociologique classique parlent couramment d’anthropologie des sciences et des techniques, tandis que les tenants de l’ethnométhodologie et du conflictualisme continuent à utiliser l’étiquette de sociologie de la science et ignorent celle de sociologie de la connaissance scientifique.
17Pour ma part, je ne tiendrai aucun compte de ces distinctions. J’essayerai de montrer de quelle façon les sociologues ont étudié la science et les connaissances produites par elle, et de voir si l’approche sociologique de la science a une pertinence et une spécificité par rapport aux approches philosophiques et historiques.
Philosophie de la science, histoire des sciences, sociologie de la science18Avant d’entrer dans le vif du sujet, il faut que je vous donne quelques informations préliminaires.
19Depuis la nuit des temps, les hommes se sont interrogés sur le fait et sur la manière de connaître, sur les mécanismes qui nous permettent de construire ou de reconstruire, d’avoir présent à l’esprit un objet réel ou vrai, concret ou abstrait, physique ou mental. Depuis les Grecs, notamment, on s’est interrogé sur la faculté des hommes à élaborer des idées, à former des concepts ou à construire des images et des représentations. Puisque connaître signifie produire en pensée, reconstituer le mode de production des phénomènes, selon la belle formule de Jean Piaget (1896-1980); être conscient de l’existence de quelque chose consiste à saisir, à décrire, à expliquer les mécanismes de cette construction ou de cette reconstruction. Mieux, selon Jean Piaget, « Le point de départ de la connaissance est constitué par les actions du sujet sur le réel ».
20Les philosophes, notamment depuis Platon et Aristote, ont étudié les rapports entre le sujet qui connaît et l’objet à connaître. Ils ont donné un nom à cette activité cognitive : théorie de la connaissance, ou gnoséologie. Dans leurs innombrables écrits, ils établissent une distinction très importante entre une connaissance sensible ou empirique et une connaissance intellectuelle.
21La connaissance empirique est le résultat de l’action immédiate des objets sur les organes du sens (vue, ouïe, toucher, odorat, goût); elle nous procure des sensations perceptives, immédiates, dont les impressions peuvent reparaître sous forme d’images mentales. En plus de cette connaissance empirique, il y a une connaissance intellectuelle, dite aussi conceptuelle, qui résulte de l’élaboration abstraite des données de la connaissance empirique et qui est constituée d’idées ou plus précisément de concepts; ces concepts ne représentent pas des réalités concrètes, mais des structures générales dont chacune caractérise une catégorie d’objets réels.
22A l’intérieur de la connaissance intellectuelle, un territoire dénommé « Epistémologie » a été délimité. Les spécialistes de cette discipline, les épistémologues, n’étudient pas n’importe quel savoir, mais le savoir sur le savoir, la science, sa nature, ses méthodes, sa valeur, ses conceptualisations. J’ai dit la science et non les sciences, car les épistémologues s’intéressent à la science des sciences en général; c’est-à-dire aux principes fondamentaux qui se trouvent à la base des sciences particulières, au niveau de leurs classifications, c’est-à-dire de leurs rapports de coordination et de subordination. Ces classifications, vous vous en doutez, sont très nombreuses.
23La plus célèbre est celle du physicien André Ampère (1775-1836), lequel classait les disciplines en sciences de l’esprit, ou sciences noologiques, et sciences cosmologiques, ou sciences des lois physiques de l’Univers. A sa suite, on parle encore de sciences culturelles et sciences naturelles, sciences de la compréhension et sciences de l’explication, sciences formelles ou sciences réelles, ou encore sciences idéographiques (système de signes susceptibles de suggérer les objets) et sciences nomothétiques (sciences recherchant les lois).
24La dernière en date de ces classifications est celle de Jean Piaget. Le Maître distinguait les sciences nomothétiques, celles qui dégagent des lois, des sciences historiques dont l’objet est de reconstituer et de comprendre le déroulement de toutes les manifestations de la vie sociale au cours du temps.
25Quoiqu’il en soit, toutes ces classifications n’entament pas l’unité fondamentale de la science, c’est-à-dire d’un savoir et d’une connaissance vrais, objectifs, valides, universels, produits grâce à des méthodes spécifiques.
26Les visées des historiens sont tout autres. Ils sont confrontés à l’astronomie, à la biologie, à la mathématique, à la physique, etc., et jamais à la Science. Ils parlent de sir Isaac Newton (1642-1727), d’un savant qui est à l’origine de la physique moderne, mais aussi d’un chercheur épris de spéculations et d’exégèses bibliques, d’alchimie, d’un homme particulier, singulier, spécifique, n’ayant que peu de choses en commun avec ceux qui sont venus après lui ou qui ont vécu avant ou en même temps que lui. Pour l’historien, la trajectoire de Newton est unique, particulière, et dans cette perspective, il ne peut pas la réduire à la seule vérité ou à l’objectivité des lois de la gravitation universelle et de la décomposition de la lumière.
27Edgar Ascher (
Problèmes du relativisme, in « Revue européenne des sciences sociales », XXVII, 1989, n. 83, pp. 87-122) affirme que l’histoire des sciences est doublement relativiste, puisque elle doit reconstruire l’époque étudiée et le faire avec les idées et les moyens de l’époque à laquelle appartient l’historien. Ce dernier « ne peut pas traiter des documents comme de simples objets d’un cabinet de curiosités ou comme produits purement littéraires. Il doit tenir compte du fait que le scientifique du passé a voulu trouver des descriptions adéquates, des propriétés pertinentes et des lois vraies au sujet des phénomènes qu’il a choisi d’étudier. Il faut donc prendre ces prétentions au sérieux et examiner si le scientifique a réussi ‘dans ce qu’il a voulu faire’ et essayer de comprendre les raisons de son échec éventuel » (p. 99).
28La sociologie, quant à elle, envisage la question d’un tout autre point de vue. Lorsque les sociologues font de la sociologie de la connaissance scientifique, ils visent surtout à mettre en évidence « les corrélations entre la connaissance et les autres facteurs existentiels de la société et de la civilisation », selon la définition classique de R.K. Merton. En d’autres termes, les sociologues essayent d’étudier les rapports existant entre l’activité cognitive et le contexte social, d’établir en somme des corrélations entre les connaissances des divers milieux et les particularités de ces mêmes milieux, du contexte socio-historique.
29La sociologie de la connaissance n’a pas la visée universaliste de la philosophie de la science ni la visée relativiste de l’historiographie. Elle se situe entre les deux. Pour cette raison, jusqu’ici, nous avons échappé à maintes difficultés et à quelques paradoxes bien connus des philosophes et des historiens. Cependant, dès que nous essayons d’étudier sociologiquement la science ou les sciences, d’autres difficultés, d’autres paradoxes et contradictions nous barrent le chemin.
30Comment peut-on étudier un savoir se voulant universel, la science, un savoir arraché aux temps et aux contingences, indifférents aux rapports sociaux dans lesquels les hommes sont intégrés ? Peut-on affirmer que les faits scientifiques ne sont pas tributaires de l’action du milieu social ? Peut-on nier que certains faits scientifiques ont une nature sociale, propre à une société particulière, façonnée par les membres d’une collectivité ?
31A ces questions, les sociologues donnent aujourd’hui deux sortes de réponses : l’une dite internaliste, le « programme classique ou modéré » et l’autre externaliste, le « programme fort ».
32Il suffit de savoir, pour le moment, que le programme classique est minimaliste : pour lui, il y a des énoncés qui sont universels (par ex., 5 × 5 = 25; l’hypothèse du continu est indécidable; la vitesse est une quantité exprimée par le rapport d’une distance au temps mis à la parcourir…), et il y a des énoncés qui sont relationnels (par ex., les taux d’intérêts, la peine de mort, les rôles masculins et féminins, les croyances dans le Nirvana et dans le Karma, etc.).
33Le « programme modéré » affirme que la sociologie de la science et la sociologie de la connaissance scientifique doivent s’occuper des énoncés relationnels exclusivement. Elles doivent s’interdire l’étude des énoncés universels. Elles doivent s’en tenir, en conséquence, à l’étude de l’influence des valeurs morales, de la structure sociale ou des institutions scientifiques sur la production des chercheurs. Certes, il y a une influence de la science sur la société mais aussi de la société sur la science, sur son rythme de développement, sur le choix des sujets à traiter, sur le contenu même des travaux scientifiques. Cependant cela ne met pas en danger l’autonomie de la science, ni son objectivité, son universalité, ni non plus le caractère désintéressé de l’activité du savant.
الأحد فبراير 21, 2016 4:19 am من طرف حياة