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 Qu’est-ce que la sociologie de la connaissance scientifique ?

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حياة
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حياة


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الموقع : صهوة الشعر
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Qu’est-ce que la sociologie de la connaissance scientifique ? Empty
21022016
مُساهمةQu’est-ce que la sociologie de la connaissance scientifique ?

La sociologie de la connaissance occupe une place très importante dans le domaine des sciences de la société. Sa problématique principale a été, et est toujours, de rendre compte des propriétés sociales de la connaissance humaine.
2Cette discipline a une longue histoire. Elle occupe une place consi­dérable dans la tradition du savoir sociologique. Certains chercheurs en font remonter les origines à Francis Bacon (1561-1626), l’auteur du Novum Organum et d’une série d’autres travaux remarquables sur les sciences. D’autres affirment que les fondements de la discipline ont été posés par Karl Marx (1818-1883) puis par les pères fondateurs de la sociologie, notamment Vilfredo Pareto (1848-1923) et Emile Durkheim (1858-1917). Par la suite, cette branche de la sociologie a été illustrée en France par Maurice Halbwachs (1877-1945), Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939) et Georges Gurvitch (1894-1965); en Allemagne par Max Scheler (1874-1928), Karl Mannheim (1893-1947) et tant d’autres; aux Etats-Unis d’Amérique surtout par Pitirim Sorokin (1889-1968) et Robert K. Merton (1910).
3Des historiens des sciences sociales contestent cette thèse et affirment que la paternité de la sociologie de la connaissance revient au philosophe positiviste autrichien Wilhelm Jerusalem (1854-1923), auquel on doit la première tentative explicite, vers 1909, d’organiser en un véritable système conceptuel la discipline, qu’il avait nommée « Sociologie des Erkennens ».
4Quoiqu’il en soit de cette protohistoire et de l’histoire de la discipline, il faut noter que les chercheurs depuis la fin de la première guerre mondiale – contrairement à leurs prédécesseurs du XIXe siècle surtout préoccupés de la connaissance en général – ont réservé toute leur attention aux connaissances spécifiques, aux croyances particulières, aux savoirs ponctuels. Dès lors, ils nous ont laissé une grande variété de travaux aux résultats disparates, aux schémas interprétatifs diversifiés, contradictoires parfois et qui, pour toutes ces raisons, ne suscitent ni consensus ni accords parmi les sociologues. Voilà pourquoi il n’y a pas encore une définition acceptée unanimement de la sociologie de la connaissance et de ses liens avec les autres disciplines des sciences sociales, mais également avec la philosophie, avec l’épistémologie et avec la théorie de la connaissance.
5Le plus célèbre parmi les sociologues contemporains spécialistes de la ­sociologie de la connaissance, l’américain Robert King Merton, a l’habitude de dire que le terme « connaissance » est si vague qu’il peut couvrir des contenus fort différents, voire opposés, par exemple la conscience, la compréhension, la représentation, l’intuition, le sentiment, les sensations, et contenir aussi une multiplicité de savoirs. En effet, le terme connaissance arrive à couvrir pratiquement tous les produits culturels : mythes, notions, concepts, images, modèles esthétiques, éthiques, scientifiques, etc.
6Puisqu’il est pratiquement impossible de nous accrocher à une définition stable du terme de connaissance, Merton propose aux sociologues de prendre en charge avant tout les rapports existant entre la connaissance et les autres facteurs existentiels en vigueur à un moment donné, dans une société ou dans une culture déterminée. Cependant Merton n’ignore point que les rapports entre la connaissance et la société sont très complexes et compliqués. Pour cette raison, il nous invite à identifier et à différencier, dans le bloc de la connaissance, les savoirs propres aux savoirs quotidiens des savoirs savants, la connaissance ordinaire de la connaissance scientifique, les connaissances utilisées dans la vie de tous les jours, dans la vie quotidienne, de celles produites par des spécialistes, les connaissances du sens commun de celles qui sont systématisées par des pratiques disciplinaires rigoureuses.
7Dans le séminaire de cette année, je me consacrerai exclusivement à ce dernier point, selon lequel la connaissance scientifique est un produit social, quoique des secteurs de cette même connaissance échappent, en partie ou entièrement, à la détermination de la société ou de la culture.
8Cela dit, de quel type de connaissance spécifique s’agit-il ? S’il y a différentes espèces et formes de connaissance, dont certaines sont plus fortement que d’autres connectées avec la structure sociale, l’analyse sociologique doit-elle en étudier la forme ou le contenu, la genèse ou l’acceptation, l’autonomie ou uniquement l’impact sur la vie sociale ?
9Mon propos est d’essayer d’établir si les efforts pour arriver à fonder une sociologie de la connaissance scientifique ont quelques probabilités d’aboutir à plus ou moins longue échéance. En d’autres termes, je me propose d’élucider la question suivante : si les produits de l’activité scien­tifique sont influencés par la société et par sa culture, s’ils subissent, comme tous les autres produits sociaux, des déterminations absolues ou relatives, comment peut-on affirmer que la science est universelle, objec­tive, qu’elle échappe donc aux conditionnements sociaux et historiques ? Mais si l’on admet l’autonomie de la science, qu’est-ce que le sociologue peut alors faire en ce domaine, qu’est-ce qu’il peut dire à son propos ?
10L’histoire de la sociologie nous aidera à comprendre comment les sociologues ont abordé cette problématique et de quelle façon ils ont envisagé de l’analyser. Mais avant de faire cet excursus historique, je dois vous rappeler que les sociologues ont souvent négligé, parmi toutes les connaissances spécialisées, les connaissances mathématiques en particulier, et les connaissances produites par les disciplines dites « dures » en général. Ils étaient persuadés que les sciences exactes et les sciences naturelles ne sont pas affectées par le social et par l’historicité, qu’elles ne sont pas conditionnées par les déterminants sociaux.
11Que ces sciences dépendent dans une large mesure des procédés techniques dont l’homme dispose à une époque donnée et dans un cadre donné, que ces procédés techniques soient eux-mêmes subordonnés à l’évolution sociale leur paraissait peu important, car la distinction que ces mêmes sociologues établissaient entre science et organisation scientifique les débarrassaient du souci de prendre en charge l’histoire des techniques à une époque donnée et de résoudre ainsi des problèmes très complexes.
12Certes, depuis environ six lustres, nous nous sommes occupés du travail quotidien des savants, des financements, des politiques publiques de la science, et nous avons écrits des livres et des articles sur les communautés scientifiques des savants et sur leur pouvoir de régulation de l’activité scientifique. Cependant, les travaux empiriques sur les modes de production de la connaissance dans les sciences « dures », sur la construction des théories scientifiques, sur leur diffusion et réception, sur leurs influences et emprises, ces travaux-là sont encore rarissimes, et ceci tout au moins jusqu’aux débuts des années ‘80.
13La raison de cette carence est notoire : le très fort impact sur le plan mondial de la sociologie de la science de Merton, une sociologie qui se place par ailleurs dans la droite ligne de la meilleure tradition sociologique, celle des pères fondateurs. Cette école de pensée, dominante pendant très longtemps dans la recherche sociologique, était fermement persuadée, sur la base peut-être d’un préjugé philosophique ou d’une option relevant de l’opinion commune, que la connaissance scientifique échappe à toute forme d’influence sociale, que les théories scientifiques possèdent un statut épistémologique spécial qui les soustrait à la compé­tence des sociologues. En vertu de ce statut, la connaissance scientifique se dérobe aux analyses des sociologues, car elle appartient aux philosophes et aux historiens. Dès lors, la sociologie de la connaissance scientifique couvre un domaine disciplinaire très différent de celui occupé par la théorie de la connaissance et par l’épistémologie des sciences. Elle ne s’occupe que des déterminants sociaux dans l’activité scientifique. Pour cette raison, elle se confond avec la sociologie de la science.
14Cette position a été fortement contestée à partir des années ‘80, grâce aux changements advenus, notamment pendant la décennie 1960-1970, dans la recherche philosophique et dans la recherche historique. Les travaux de T.S. Kuhn, de I. Lakatos, de P.K. Feyerabend, de S.F. Mason sur l’histoire des sciences de la nature, de R. M. Young sur le darwinisme et la biologie de l’évolution, et de tant d’autres… ont fourni les matériaux et les incitations indispensables au renouvellement des travaux récents de sociologie de la science et de sociologie de la connaissance scientifique.
15C’est bien sous l’impulsion de la nouvelle philosophie de la science et sous l’impulsion de l’histoire des sciences et des techniques, qu’un certain nombre de sociologues ont proclamé que la science est un savoir pareil à tous les autres savoirs, que la sociologie de la connaissance doit étudier le fait scientifique comme n’importe quel fait social. D’autres sociologues ont commencé à faire une très nette distinction entre la sociologie de la connaissance, la sociologie de la science et la sociologie de la connaissance scientifique. D’après ces chercheurs, la sociologie de la connaissance étu­die les déterminés, les déterminants et les formes de la détermination constituant la connaissance en général. La sociologie de la science s’occupe surtout de la science en tant qu’institution et profession; elle s’intéresse à l’organisation des activités scientifiques, aux influences sociales sur l’activité scientifique, sur son financement, sur son mode de fonctionnement; elle s’occupe du poids que la science exerce à son tour sur la société ainsi que des influences de la société sur la science. Par contre la sociologie de la connaissance scientifique vise à expliquer sociologiquement la construction des théories scientifiques, comment elles acquièrent une autonomie par rapport au contexte de production, deviennent universelles et pour quelle raison elles sont fort différentes de n’importe quel autre doctrine ou fait social. La sociologie de la connais­sance scientifique étudie, par conséquent, les connaissances et les savoirs produits par des savants travaillant dans des institutions se vouant à la recherche et jouissant d’une apparente autonomie, d’une indépendance relative.
16Cette tripartition est fortement contestée par des chercheurs anglais et français. Pour eux il n’y a qu’une seule approche raisonnable à l’étude sociologique de la connaissance scientifique, et cette approche doit unir la philosophie, l’histoire et la sociologie. Ces chercheurs utilisent les étiquettes « Social Studies of Sciences », « Science Studies », « Wissenschafts­forschung », pour indiquer leur domaine d’étude. Mais ces étiquettes ne satisfont pas tout le monde. Les Français hostiles à la tradition sociolo­gique classique parlent couramment d’anthropologie des sciences et des techniques, tandis que les tenants de l’ethnométhodologie et du conflic­tualisme continuent à utiliser l’étiquette de sociologie de la science et ignorent celle de sociologie de la connaissance scientifique.
17Pour ma part, je ne tiendrai aucun compte de ces distinctions. J’essayerai de montrer de quelle façon les sociologues ont étudié la science et les connaissances produites par elle, et de voir si l’approche sociologique de la science a une pertinence et une spécificité par rapport aux approches philosophiques et historiques.
Philosophie de la science, histoire des sciences, sociologie de la science
18Avant d’entrer dans le vif du sujet, il faut que je vous donne quelques informations préliminaires.
19Depuis la nuit des temps, les hommes se sont interrogés sur le fait et sur la manière de connaître, sur les mécanismes qui nous permettent de construire ou de reconstruire, d’avoir présent à l’esprit un objet réel ou vrai, concret ou abstrait, physique ou mental. Depuis les Grecs, notam­ment, on s’est interrogé sur la faculté des hommes à élaborer des idées, à former des concepts ou à construire des images et des représentations. Puisque connaître signifie produire en pensée, reconstituer le mode de production des phénomènes, selon la belle formule de Jean Piaget (1896-1980); être conscient de l’existence de quelque chose consiste à saisir, à décrire, à expliquer les mécanismes de cette construction ou de cette reconstruction. Mieux, selon Jean Piaget, « Le point de départ de la connaissance est constitué par les actions du sujet sur le réel ».
20Les philosophes, notamment depuis Platon et Aristote, ont étudié les rapports entre le sujet qui connaît et l’objet à connaître. Ils ont donné un nom à cette activité cognitive : théorie de la connaissance, ou gnoséologie. Dans leurs innombrables écrits, ils établissent une distinction très impor­tante entre une connaissance sensible ou empirique et une connaissance intellectuelle.
21La connaissance empirique est le résultat de l’action immédiate des objets sur les organes du sens (vue, ouïe, toucher, odorat, goût); elle nous procure des sensations perceptives, immédiates, dont les impressions peuvent reparaître sous forme d’images mentales. En plus de cette connaissance empirique, il y a une connaissance intellectuelle, dite aussi conceptuelle, qui résulte de l’élaboration abstraite des données de la connaissance empirique et qui est constituée d’idées ou plus précisément de concepts; ces concepts ne représentent pas des réalités concrètes, mais des structures générales dont chacune caractérise une catégorie d’objets réels.
22A l’intérieur de la connaissance intellectuelle, un territoire dénommé « Epistémologie » a été délimité. Les spécialistes de cette discipline, les épistémologues, n’étudient pas n’importe quel savoir, mais le savoir sur le savoir, la science, sa nature, ses méthodes, sa valeur, ses conceptua­lisations. J’ai dit la science et non les sciences, car les épistémologues s’intéressent à la science des sciences en général; c’est-à-dire aux principes fondamentaux qui se trouvent à la base des sciences particulières, au niveau de leurs classifications, c’est-à-dire de leurs rapports de coordi­nation et de subordination. Ces classifications, vous vous en doutez, sont très nombreuses.
23La plus célèbre est celle du physicien André Ampère (1775-1836), lequel classait les disciplines en sciences de l’esprit, ou sciences noolo­giques, et sciences cosmologiques, ou sciences des lois physiques de l’Univers. A sa suite, on parle encore de sciences culturelles et sciences naturelles, sciences de la compréhension et sciences de l’explication, sciences formelles ou sciences réelles, ou encore sciences idéographiques (système de signes susceptibles de suggérer les objets) et sciences nomothétiques (sciences recherchant les lois).
24La dernière en date de ces classifications est celle de Jean Piaget. Le Maître distinguait les sciences nomothétiques, celles qui dégagent des lois, des sciences historiques dont l’objet est de reconstituer et de comprendre le déroulement de toutes les manifestations de la vie sociale au cours du temps.
25Quoiqu’il en soit, toutes ces classifications n’entament pas l’unité fondamentale de la science, c’est-à-dire d’un savoir et d’une connaissance vrais, objectifs, valides, universels, produits grâce à des méthodes spécifiques.
26Les visées des historiens sont tout autres. Ils sont confrontés à l’astronomie, à la biologie, à la mathématique, à la physique, etc., et jamais à la Science. Ils parlent de sir Isaac Newton (1642-1727), d’un savant qui est à l’origine de la physique moderne, mais aussi d’un chercheur épris de spéculations et d’exégèses bibliques, d’alchimie, d’un homme particulier, singulier, spécifique, n’ayant que peu de choses en commun avec ceux qui sont venus après lui ou qui ont vécu avant ou en même temps que lui. Pour l’historien, la trajectoire de Newton est unique, particulière, et dans cette perspective, il ne peut pas la réduire à la seule vérité ou à l’objectivité des lois de la gravitation universelle et de la décomposition de la lumière.
27Edgar Ascher (Problèmes du relativisme, in « Revue européenne des sciences sociales », XXVII, 1989, n. 83, pp. 87-122) affirme que l’histoire des sciences est doublement relativiste, puisque elle doit reconstruire l’époque étudiée et le faire avec les idées et les moyens de l’époque à laquelle appartient l’historien. Ce dernier « ne peut pas traiter des documents comme de simples objets d’un cabinet de curiosités ou comme produits purement littéraires. Il doit tenir compte du fait que le scientifique du passé a voulu trouver des descriptions adéquates, des propriétés pertinentes et des lois vraies au sujet des phénomènes qu’il a choisi d’étudier. Il faut donc prendre ces prétentions au sérieux et examiner si le scientifique a réussi ‘dans ce qu’il a voulu faire’ et essayer de comprendre les raisons de son échec éventuel » (p. 99).
28La sociologie, quant à elle, envisage la question d’un tout autre point de vue. Lorsque les sociologues font de la sociologie de la connaissance scientifique, ils visent surtout à mettre en évidence « les corrélations entre la connaissance et les autres facteurs existentiels de la société et de la civilisation », selon la définition classique de R.K. Merton. En d’autres termes, les sociologues essayent d’étudier les rapports existant entre l’activité cognitive et le contexte social, d’établir en somme des corrélations entre les connaissances des divers milieux et les particularités de ces mêmes milieux, du contexte socio-historique.
29La sociologie de la connaissance n’a pas la visée universaliste de la philosophie de la science ni la visée relativiste de l’historiographie. Elle se situe entre les deux. Pour cette raison, jusqu’ici, nous avons échappé à maintes difficultés et à quelques paradoxes bien connus des philosophes et des historiens. Cependant, dès que nous essayons d’étudier sociologiquement la science ou les sciences, d’autres difficultés, d’autres paradoxes et contradictions nous barrent le chemin.
30Comment peut-on étudier un savoir se voulant universel, la science, un savoir arraché aux temps et aux contingences, indifférents aux rapports sociaux dans lesquels les hommes sont intégrés ? Peut-on affirmer que les faits scientifiques ne sont pas tributaires de l’action du milieu social ? Peut-on nier que certains faits scientifiques ont une nature sociale, propre à une société particulière, façonnée par les membres d’une collectivité ?
31A ces questions, les sociologues donnent aujourd’hui deux sortes de réponses : l’une dite internaliste, le « programme classique ou modéré » et l’autre externaliste, le « programme fort ».
32Il suffit de savoir, pour le moment, que le programme classique est minimaliste : pour lui, il y a des énoncés qui sont universels (par ex., 5 × 5  = 25; l’hypothèse du continu est indécidable; la vitesse est une quantité exprimée par le rapport d’une distance au temps mis à la parcourir…), et il y a des énoncés qui sont relationnels (par ex., les taux d’intérêts, la peine de mort, les rôles masculins et féminins, les croyances dans le Nirvana et dans le Karma, etc.).
33Le « programme modéré » affirme que la sociologie de la science et la sociologie de la connaissance scientifique doivent s’occuper des énoncés relationnels exclusivement. Elles doivent s’interdire l’étude des énoncés universels. Elles doivent s’en tenir, en conséquence, à l’étude de l’influ­en­ce des valeurs morales, de la structure sociale ou des institutions scienti­fiques sur la production des chercheurs. Certes, il y a une influence de la science sur la société mais aussi de la société sur la science, sur son rythme de développement, sur le choix des sujets à traiter, sur le contenu même des travaux scientifiques. Cependant cela ne met pas en danger l’autonomie de la science, ni son objectivité, son universalité, ni non plus le caractère désintéressé de l’activité du savant.
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Qu’est-ce que la sociologie de la connaissance scientifique ? :: تعاليق

حياة
رد: Qu’est-ce que la sociologie de la connaissance scientifique ?
مُساهمة الأحد فبراير 21, 2016 4:19 am من طرف حياة
désintéressé de l’activité du savant.
34Par contre, le « programme fort » est maximaliste : il n’y a pas un savoir objectif, universel. L’universalité de la science est une illusion. Il en va de même pour les notions d’objectivité et de vérité. La science doit être traitée par la sociologie de la même façon que la magie et les autres formes de savoirs aboutissant à des connaissances. L’autonomie de la science est un leurre. Il s’agit d’une parade élaborée à une époque donnée pour des raisons politiques. Il en va de même de la distinction entre science et technique ainsi que du partage du domaine de recherche sur la science entre la philosophie, la sociologie et l’histoire.
35Ces questions seront analysées plus tard. Par conséquent, je peux fermer la parenthèse et revenir à mes propos principaux : quand et comment s’est formé, à l’intérieur de la sociologie de la connaissance, le domaine spécifique dénommé « sociologie de la science » ? Qui sont les sociologues qui ont le plus contribué à la « fabrication » de cette discipline ? Quelles sont les problématiques les plus importantes mises en évidence par l’étude de la science et des activités des savants ?
La science selon les pères fondateurs
36Presque tous les sociologues du XIXe siècle ont été de l’avis que la science en tant que système objectif de connaissances méthodiquement établies échappe à la juridiction de la sociologie. La science serait indif­férente aux déterminations sociales, étrangère aux idéologies.
37Karl Marx lui-même était de l’avis que la « vérité scientifique est toujours paradoxale au jugement de l’expérience journalière qui ne saisit que l’apparence trompeuse des choses ». Certes, les remarques de Marx sur la science sont éparpillées dans tous ses écrits. Nous ne disposons d’aucune présentation systématique et cohérente faite par l’auteur lui-même. Cela donne lieu à diverses reconstructions conceptuelles et à des interprétations disparates, voire contradictoires.
38Sans prendre position dans ce débat aux implications philosophiques et politiques certaines, une chose semble sûre : Marx partage la conception scientifique dominante en son temps. Pour lui aussi la science est le savoir par excellence. Pour lui aussi la science arrive à s’affranchir du contexte historique et des rapports sociaux caractérisant une époque donnée. En conséquence, les rapports entre la connaissance et la science, entre la science et l’histoire, entre l’objectivité et la subjectivité, ne sont pas néces­sairement affectés par les déterminismes socio-économiques ni même par les facteurs existentiels. La science est objective et universelle, même si ses utilisations peuvent être partisanes, au profit de la classe dominante. La science peut devenir un instrument au service de finalités contingentes, particulières, et ainsi contribuer au maintien de l’exploitation opérée par le mode de production capitaliste. Néanmoins la connaissance qu’elle produit est une connaissance objective, fondée sur le fait que le monde réel a un caractère matériel unitaire, que ce monde réel est la nature.
39La science, selon Marx, existe indépendamment de la conscience que nous avons d’elle et des représentations que nous pouvons en donner. Elle reste toujours la source unique de cette conscience et de ces représen­tations. La science, connaissance de la matière, de la nature, et de la conscience que nous en avons, instrument absolument indispensable pour agir de façon efficace, ne peut être que vraie, objective, universelle.
40Marx accepte, en d’autres termes, la distinction entre la science et les utilisations de la science. La science a un seul référent, un seul détermi­nant, la nature, tandis que les utilisations de la science sont conditionnées par la société, par la classe dominante, et en dernier lieu par le mode de production. Seule l’histoire de la philosophie peut rendre compte de l’évolution des doctrines scientifiques; alors que les utilisations de la science, dans un mode de production économique donné, doivent être expliquées sociologiquement, par le matérialisme historique.
41Dans cette perspective, la science est une connaissance universelle. Ses développements et ses évolutions sont dictés par une logique tenant compte exclusivement des lois de la matière. La nature a toujours le dernier mot à dire sur la validité de la connaissance scientifique.
42La science peut agir sur la nature dans la mesure où elle arrive à se conformer aux lois naturelles, à les respecter, à s’y soumettre même lorsqu’elle veut les maîtriser.
43Une telle conception est très répandue dans la culture occidentale du XIXe siècle. Emile Durkheim, par exemple, la partage très largement. En effet, pour ce sociologue, la science permet de nous affranchir du monde psychologique, de la pure subjectivité. La méthode expérimentale traduit notre dépendance vis-à-vis du monde. C’est à la science de nous faire retrouver l’ordre du monde. Dans un texte de 1909, il écrit que le savant « se met au centre du monde et le fait converger vers lui (au lieu de croire qu’il y est) : c’est alors l’émancipation complète : non seulement acquies­cement réfléchi, mais aussi possibilité de changer le monde ».
44On sait que Durkheim a tenté d’élaborer une explica­tion sociologique de la genèse des catégories essentielles de la pensée hu­maine et des formes fondamentales du raisonnement, et ceci pour fonder rigoureusement son holisme, sa conception que la société est première par rapport à toutes les autres composantes constitutives de la vie sociale.
45Durkheim est convaincu que les catégories de temps, d’espace, de genre, de nombre, de cause, de force, et ainsi de suite, varient d’un groupe social à l’autre, et à l’intérieur d’un même groupe social d’une époque à l’autre. Elles dépendent de facteurs historiques, donc sociaux, même si « nous ne savons pas exactement quels ils sont, mais nous pouvons présumer qu’ils existent ».
46Dans une étude parue en 1985 et traduite en française en 1994, Steven Collins nous rappelle très précisément de quelle façon Durkheim, malgré une approche très sociologique de la question, est parvenu à faire des catégories des institutions transcendant les individus et à soutenir qu’elles correspondent aux propriétés universelles des choses.
47Sans entrer dans les détails, bornons-nous ici à nous remémorer ce que Durkheim a écrit dans Les formes élémentaires de la vie religieuse, livre paru en 1912.
48Le sociologue français, dès les premières pages de son livre, se pose la question suivante : « Mais si les catégories ne traduisent originellement que des états sociaux, ne s’ensuit-il pas qu’elles ne peuvent s’appliquer au reste de la nature qu’à titre de métaphores ?… Ainsi, en tant qu’elles nous servent à penser le monde physique ou biologique, elles ne pourraient avoir que la valeur de symboles artificiels, pratiquement utiles peut-être, mais sans rapport avec la réalité ».
49Le fait que ces catégories soient construites avec des éléments sociaux ne nous permet pas d’affirmer qu’elles soient sans fondement dans la nature des choses. En d’autres termes, pour échapper au relativisme inhé­rent à l’option attribuant aux catégories et au raisonnement une origine sociale, Durkheim doit déclarer : certes, les catégories sont déga­gées par le monde social, mais nous les retrouvons également ailleurs. « La société les rend plus manifestes, mais elle n’en a pas le privilège ». Des « notions qui ont été élaborées sur les modèles des choses sociales peuvent nous aider à penser des choses d’une autre nature. Du moins, si, quand elles sont ainsi détournées de leur signification première, ces notions jouent, en un sens, le rôle de symboles, c’est des symboles bien fondés. Si, par cela seul que ce sont des concepts construits, il y entre de l’artifice, c’est un artifice qui suit de près la nature et qui s’efforce de s’en rapprocher toujours davantage. De ce que les idées de temps, d’espace, de genre, de cause, de personnalité sont construites avec des éléments sociaux, il ne faut donc pas conclure qu’elles sont dénouées de toute valeur objective. Au contraire, leur origine sociale fait plutôt présumer qu’elles ne sont pas sans fondements dans la nature des choses ».
50Durkheim affirme péremptoirement que la genèse des notions fonda­mentales de la pensée ou des catégories provient de la religion et, par la suite, de la Société. Mais étant donné l’unité du monde physique et social, ces notions finissent par conquérir une certaine universalité et objectivité dans la mesure où elles traduisent correctement les lois naturelles. Préci­sément pour cette raison, dans la conclusion de Les formes élémentaires de la vie religieuse, Durkheim écrit ceci : « Nous avons même vu que les notions essentielles de la logique scientifique sont d’origine religieuse. Sans doute, la science, pour les utiliser, les soumet à une élaboration nouvelle; elle les épure de toute sorte d’éléments adventices; d’une manière générale elle apporte, dans toutes ses démarches, un esprit critique qu’ignore la religion; elle s’entoure de précautions pour ‘éviter la précipitation et la prévention’, pour tenir à l’écart les passions, les préjugés et toutes les influences subjectives. Mais ces perfectionnements méthodologiques ne suffisent pas à la différencier de la religion. L’une et l’autre, sous ce rapport, poursuivent le même but; la pensée scientifique n’est qu’une forme plus parfaite de la pensée religieuse. Il semble donc naturel que la seconde s’efface progressivement devant la première, à mesure que celle-ci devient plus apte à s’acquitter de la tâche ».
51En d’autres termes, Durkheim affirme que la science prend la place de la religion à la suite de la croissance et de la complexification de la société ainsi que des différenciations produites par la division du travail. Ces phénomènes épurent l’activité cognitive, la libèrent des contraintes et des déterminations sociales et en font une valeur en soi et pour soi. La science est le produit de cet affranchissement, de cette libération progressive. Ses théories demeurent relativement indépendantes des influences sociales directes. Au fur et à mesure que le développement de la société devient important, les techniques d’observation des phénomènes se perfec­tionnent, les conceptualisations deviennent rigoureuses et formelles et de plus en plus conformes aux réalités observées. Dès lors, les résultats scientifiques sont acceptés par tous puisque conformes au monde réel et par conséquent vrais, objectifs, universels. Un jour, la science et la raison scientifique remplaceront la religion et les connaissances jusqu’ici accep­tées par un acte de foi.
52L’analyse sociologique de la science, dans la perspective durkhei­mienne, doit se limiter aux moments où les sciences se confondent encore avec les croyances religieuses, où elles ne sont pas encore affranchies des contraintes sociales. Ensuite, l’analyse sociologique prendra en compte la naissance des communautés scientifiques, l’institutionnalisation de la méthode scientifique et des techniques pour éliminer les erreurs, les préjugés et les déformations intellectuelles. Elle pourra rendre compte de l’organisation de l’activité scientifique, des rôles professionnels et de bien d’autres aspects du travail dans les laboratoires, mais elle ne pourra rien dire sur la nature de la véritable connaissance scientifique totalement indépendante du contexte social dans lequel pourtant elle s’est développée. Plus une science s’enracine dans le monde physique, se conforme et se plie à lui, plus elle devient autonome et indépendante. L’astronomie, la physique, la biologie, selon Durkheim, en sont des exemples éclatants.
53Durkheim reste un homme de son temps, comme Marx et beaucoup d’autres savants du XIXe siècle. Pour le sociologue français, la science reste la valeur suprême de nos sociétés, elle seule nous apporte des connaissances vraies, non déchirées par les conflits sociaux. Elle constitue un savoir commun à tous, un savoir positif, donc libre de toute contrainte et de toutes déterminations. En bref, un savoir vrai, point entaché d’idéologie.
54Je n’ai pas besoin de montrer les limites d’une telle conception, par ailleurs partagée par presque tous les sociologues jusqu’à une date très récente.
Scheler et Mannheim
55Depuis l’époque de Marx jusqu’aux années ‘20, les sociologues ont traité abondamment de notre problématique, ils ont étudié les relations entre l’existence sociale et la connaissance ordinaire et scientifique, mais ils n’ont jamais élaboré une vision systématique des connaissances socialement conditionnées.
56Je cite, pour mémoire, un des penseurs parmi les plus représentatifs de cette époque : Max Scheler (1874-1928). Ses études de sociologie de la connaissance, traduites en français par Sylvie Mesure, se trouvent désor­mais réunies dans le volume Problèmes de sociologie de la connaissance (Paris, PUF, 1993).
57Scheler soutient que les valeurs ont une existence objective et constituent la matière grâce à laquelle le sujet est en mesure de préférer « le bon au mauvais et le meilleur au moins bon ». Il affirme aussi, contre la conception kantienne, la primauté de la valeur sur le devoir. En effet, il déclare que nous sommes dans un cosmos de valeurs que nous ne devons pas produire mais seulement reconnaître et découvrir, par l’intuition, le sentiment, la visée émotionnelle, en d’autres termes par une activité extra-théorétique, par une « mathématique du cœur » capable de saisir en stricte logique les essences des choses.
58Scheler établit une hiérarchie des valeurs : sensorielles, vitales (noble/ vulgaire), spirituelles (le génie), esthétiques (beau/laid), éthico-juridiques (juste/ injuste), religieuses (sacré/profane), spéculatives (vrai/faux). Selon cette conception, les faits mentaux sont des faits d’expé­rience phénoménologiques distincts des faits pragmatiques, naturels et scientifiques. Ces derniers sont le produit de la « libre contemplation », de la technique et de l’expérimentation. Ces deux derniers facteurs ont appris à la science « à limiter son intérêt pour chaque aspect de la nature à la dimension quantitativement mesurable du monde et aux lois de l’enchaînement spatio-temporel des phénomènes selon leurs ressemblances et leurs différences, autrement dit : à ce qui se peut saisir comme dépendant des phénomènes possibles du mouvement » (p. 145). Fille de l’union entre la philosophie et l’expérience du travail, la science fonctionne grâce au modèle de la causalité et à une certaine théorie dynamique de la matière, « tous les deux anthropomorphiques » et donc incapables de « s’ancrer ni dans des lieux ponctuels de l’espace ni dans des points déterminés du temps objectifs… Leurs points d’ancrage devraient être à la fois extérieurs à l’espace et au temps, puisque ces forces doivent pour leur part expliquer et rendre compréhensible avant tout la matière dont, dans la sphère du phénomène objectif, se mettent en place les déterminations spatio-temporelles de la matière et de ce qui survient, ainsi que les relations qui s’établissent sous ce rapport » (p. 220). En consé­quence, « la science positive elle-même conduit à des problèmes indubi­tablement métaphysiques » (p. 221).
59La place réservée à la science dans une telle sociologie est subalterne. Le sociologue doit analyser les facteurs réels et les facteurs idéels de la science mais l’étude des types de connaissances produites est du ressort du philosophe.
60Le premier sociologue qui a travaillé ce domaine d’étude de façon systématique et exhaustive est un Hongrois de culture allemande, Karl Mannheim, né en 1893 à Budapest, professeur à l’Université de Francfort, d’où il a été chassé par les nazis en 1933. Depuis cette date et jusqu’à sa mort en 1947, il enseigna la sociologie à la London School of Economics and Political Science.
61Mannheim est considéré comme le père fondateur de la sociologie de la connaissance moderne. Ses travaux en la matière sont importants et nombreux. Ses idées et ses cadres conceptuels ont constamment évolué de l’époque de Strukturanalyse der Erkenntnistheorie, ouvrage paru en 1922, aux Essays on the Sociology of Knowledge, publiés en 1952 et suivis des Essays on the Sociology of Culture, également posthumes, parus en 1956.
62Une reconstruction analytique de sa pensée montre que sa sociologie, élaborée à une époque agitée et cruelle, celle des totalitarismes, ne constitue pas un système fermé ou achevé. La sociologie de Mannheim est traversée par diverses influences : le relativisme socio-historique, la doctrine de la mise en perspective, le principe weberien de compré­hension et de conciliation ainsi que la doctrine de la marginalité, qui permettrait, selon son auteur, d’obtenir un décentrement et fournirait les moyens d’échapper à l’aliénation inhérente au conformisme social.
63Ici, je ne vous parlerai que des idées de Mannheim à propos de l’étude sociologique de la science. Pour ce sociologue, en cela disciple de Max Weber et fidèle tenant de la tradition académique allemande, il faut nettement distinguer les méthodes et les concepts des sciences de la nature des méthodes et des concepts des sciences sociales et historiques. Les phénomènes naturels et les rapports existant entre eux sont constants et invariables. Ils sont statistiques et intemporels. Nous les étudions comme étant extérieurs à nous, comme des objets indépendants de l’esprit, objectifs; nous le faisons de façon détachée, impartiale, à l’aide d’instruments, de mesures vérifiées et contrôlées, et en recourant à nos sens, à nos facultés sensorielles qui nous permettent d’éprouver les impressions produites par les objets matériels. L’étude du monde matériel ainsi faite produit des données empiriques immuables et universelles, constamment vérifiables et validées par différents chercheurs. Ces données sont par conséquent dotées de tous les critères de vérité.
64Une théorie est vraie dans la mesure où elle n’est pas contraire, pas différente, pas dérogatoire, aux objets matériels, extérieurs à l’observa­teur, autonomes et indépendants par rapport à sa construction théorique. Dès lors pour Mannheim la connaissance produite par les sciences de la nature demeure permanente, uniforme, objective, universelle, vraie.
65Ceci étant, Mannheim ajoute aussitôt que les sciences de la nature se développent plus ou moins linéairement car elles corrigent progres­sivement les erreurs et, par conséquent, s’approchent constamment de la vérité. Cette dernière est conçue comme un jugement valide et vrai pour autant que l’expérience le vérifie et n’entre pas en contradiction avec lui ou avec la théorie qui le formule et le construit.
66De façon synthétique, on peut dire que pour Mannheim la connais­sance scientifique évolue régulièrement en accumulant vérités externes, ou empiriques, et vérités internes, ou logiques de coordination, sur un monde physique intrinsèquement stable.
67Par contre, la société et la culture ne sont pas extérieures à nous comme l’est la nature, d’où l’impossibilité de les observer avec détache­ment, de nous décentrer par rapport à elles, de regrouper nos observa­tions en série, de soumettre à mesure ou à estimation les faits culturels et les faits sociaux.
حياة
رد: Qu’est-ce que la sociologie de la connaissance scientifique ?
مُساهمة الأحد فبراير 21, 2016 4:19 am من طرف حياة
sociaux.
68Pour catégoriser des phénomènes culturels, pour en saisir la signification, il faut interpréter la pensée des individus, le sens que les agents donnent à leurs actions. La pensée n’est pas observable à la manière des objets matériels, des objets du monde réel. Chaque individu, chaque groupe social a des valeurs et des sens spécifiques. En plus, ils varient d’une époque historique à l’autre, d’un groupe social à l’autre, d’un segment de ce même groupe à un autre segment. Le sociologue a aussi des valeurs; il partage celles de son groupe d’appartenance. Il peut difficilement s’en décentrer, se détacher de son monde d’origine. Il peut, certes, avoir une compréhension sympathisante de ce qu’il étudie, mais il ne peut jamais le considérer comme étant extérieur à lui. Son système de référence, par rapport auquel il apprécie et analyse les comportements ou les actions des acteurs sociaux, reste toujours à la base de son travail.
69Pour toutes ces raisons, Mannheim considère qu’aucun produit cultu­rel n’est intemporel et immuable. Tous les phénomènes socioculturels sont variables et en perpétuelle mutation, d’où le dynamisme de leurs significations, d’où la difficulté de cumuler les recherches dans les sciences historiques et sociales.
70Dans ces sciences, il faut tenir compte des spécificités, des particula­rités, des différences, des changements. A chaque époque d’une société, à chaque stade d’un système culturel, il faut recommencer le travail. Le travail antérieur peut nous servir à comprendre les sociétés du passé, rarement les nôtres, celles dans lesquelles nous vivons. Pour ces raisons les sciences physiques, selon Mannheim, ont une nature assez spécifiques, dont la sociologie ne peut aucunement faire l’économie. Pour lui, les facteurs existentiels, les conditionnements sociaux sont marginaux, subalternes dans ces sciences. La genèse historico-sociale d’une idée scien­tifique, les conditions qui ont rendu possibles son développement et sa vérification dans une organisation, dans un laboratoire, dans un organisme de recherche, n’ont aucun effet sur le contenu, sur la forme et la validité d’une théorie, sur sa vérité, sur son objectivité, sur son universalité. Les erreurs et les errements d’aujourd’hui seront corrigés demain. Ils seront aussitôt oubliés par les savants, même si les historiens continueront à les raconter dans leurs livres. La distinction faite entre les sciences de la nature et les sciences sociales et historiques permet à Mannheim d’affirmer que les premières échappent à l’analyse socio­logique tandis que les secondes en constituent la matière principale.
71Cette affirmation constitue-t-elle vraiment le noyau dur de la socio­logie de Mannheim ?
72Il m’est difficile de répondre à cette question par un oui. Mannheim a beaucoup écrit et dans ses textes on peut trouver des passages où il insinue le doute qu’en physique, aussi, la stabilité des structures catégorielles n’est pas définitivement établie. A ce propos, les exemples fournis par les recherches de la physique quantique ou de celle des hautes énergies lui paraissent emblématiques. Dans cette physique-là, il n’est pas certain que la connaissance scientifique soit intemporelle et immuable. Il faut reconnaître cependant que sur ce thème, Mannheim a laissé des notations rapides, jamais vraiment développées par une argumentation solide. Si nous voulons rester fidèles aux textes fortement construits, nous devons alors admettre, voire reconnaître que le problème épistémologique central de la sociologie de Mannheim, comme par ailleurs de celle de Durkheim, est surtout celui de la relativité, ou comme les deux l’appellent : le relationnisme.
73Selon cette épistémologie sociologique, toute pensée sociale, comme par ailleurs n’importe quelle forme de pensée extérieure aux sciences exactes, est relative à une position sociale donnée; elle est conditionnée par une perspective singulière, particulière, par l’intérêt de classe. Dans le domaine de la pensée sociale, il n’y a pas de critères universaux (des concepts et termes universels applicables à toutes les cultures et à tous les individus de toutes les sociétés) pour fonder la validité d’une assertion spécifique, caractéristique, sui generis. Et même la sociologie de la connaissance n’échappe guère à cette contrainte.
74Il a été objecté à Mannheim que si cela était fondé, nous ne dispose­rions d’aucun moyen pour valider une thèse quelconque, y compris celle qui affirme que la connaissance sociale est déterminée ou conditionnée par la société.
75La parade de Mannheim à cette objection est bien connue. Il l’a formulée à peu près ainsi : les assertions des sciences de la culture sont de nature et de forme très différentes de celles des sciences naturelles, toutefois elles peuvent aussi nous fournir des connaissances vraies. Et pour rendre plausible cette thèse, Mannheim doit réviser tacitement certaines de ses propositions méthodologiques sur les sciences de la nature. En effet, dans le livre Idéologie et Utopie, paru en 1919 mais accru en 1929, il écrit que la méthodologie des sciences physiques, expé­rimentales et formelles est un produit dérivé de la « Weltanschauung », d’une vue métaphysique du monde, sous-jacente à la conception que la bourgeoisie en ascension se fait de la vie. Dans cette conception du monde de la classe bourgeoise, conception pétrie par l’idéologie du cosmo­politisme démocratique, la place de la connaissance personnelle, quali­tative, intuitive, est dévalorisée d’une manière constante. Le statut de connaissance authentique est réservé exclusivement aux formulations validables universellement. Ainsi, on arrive à éliminer les connaissances produites par les classes subalternes, on peut taxer d’opinions personnelles ou partisanes tout ce qui n’est pas produit par la culture dominante, celle de la classe hégémonique dans le mode de production capitaliste. C’est l’hégémonie des bourgeois, leur domination sociale et politique, qui fait prévaloir la prééminence, dans la vie intellectuelle, de la connaissance scientifique et l’épistémologie élaborée à partir de celle-ci. Et c’est ainsi que tous les savoirs et toutes les connaissances sont mesurés et évalués à l’aune d’une connaissance imposée par l’idéologie d’une classe. Cette connaissance ayant la prétention d’être reconnue par tous comme étant la seule et unique valable et vraie.
76L’influence du marxisme sur Mannheim est évidente. Cependant ce sociologue en fait un usage original et hétérodoxe. En effet, il s’emploie à élaborer une épistémologie alternative, a-marxiste, capable de donner la dignité de savoir aux sciences sociales.
77Comment le fait-il ? En partant du présupposé qu’il y a un monde physique et un monde social. Les sciences de ces deux mondes sont garanties par deux épistémologies différentes. La prétention de liquider les sciences sociales au nom de l’épistémologie des sciences dures, n’est rien d’autre, selon Mannheim, qu’une mystification idéologique. Tout en reconnaissant aux sciences dures une validité certaine, Mannheim admet que celles-ci également, dans certaines circonstances, sont conditionnées par le point de vue adopté par l’observateur-chercheur. Pour cette raison la vieille épistémologie positiviste, celle de la nature des choses, est devenue inadéquate, inappropriée. Il faut réviser cette épistémologie ainsi que la vieille notion d’objectivité, selon laquelle la dite objectivité n’est que la qualité de ce qui existe indépendamment de l’esprit.
78Mannheim ne conteste point le fait qu’on puisse arriver à des conclu­sions objectives à propos d’un phénomène donné, que ces conclusions puissent être vérifiées par d’autres au moyen de procédures et d’instru­ments préliminairement définis. Mais il est de l’avis que ces conclusions « objectives » restent incomplètes, vu qu’elles ont été produites suite à l’adoption d’un point de vue ou d’une perspective spécifique. Pour cette raison, les conclusions changeront lorsqu’un contexte social nouveau fera surgir de nouveaux points de vue et des nouvelles perspectives. Il y a objectivité lorsque les chercheurs partagent le même point de vue de départ, utilisent les mêmes instruments de mesure, effectuent les expérimentations avec les mêmes protocoles. Si les chercheurs adoptent des schémas de référence différents, alors l’objectivité ne pourra être obtenue que de façon indirecte.
79Mannheim considère que l’objectivité reste indissociable de l’accord intellectuel, du consensus sur les points de vue, sur les instruments et sur les protocoles de recherche; et surtout, il est de l’avis que l’accord-consensus est possible à condition que les résultats produits par une certaine perspective puissent être transférés dans une autre perspective, ou être compatibles entre eux.
80Pour Mannheim il y a des systèmes de référence divergents, surtout dans les périodes historiques de transition. Il arrive donc qu’un savant doive choisir entre des points de vue opposés ou des perspectives diffé­rentes. Comment fait-il un tel choix ?
81En donnant la préférence à la perspective qui lui paraît la plus large, la moins contestable logiquement, celle qui lui semble capable d’embras­ser le plus de données; en somme la perspective la plus compréhensive et la plus féconde.
82Par ce biais Mannheim croit liquider la vieille épistémologie posi­tiviste, celle de la correspondance entre les propositions théoriques et la réalité du monde observé, l’épistémologie de la correspondance entre les énoncés déduits et la réalité extérieure, celle selon laquelle toute théorie déductive ou inductive doit se rapporter à un objet, aux données contrô­lables par les sens.
83Ainsi Mannheim, tout en reconnaissant aux sciences dures la capacité de produire des connaissances objectives, place ces dernières à l’intérieur d’un contexte socio-historique donné. Le changement du contexte modifie l’objectivité, car un nouveau point de vue l’a conditionnée ou la conditionnera.
84Peut-on affirmer que Mannheim a abandonné sa doctrine, d’origine néo-kantienne, de la connaissance scientifique en tant qu’ensemble de vérités universelles et statiques ? Peut-on dire aussi que la connais­sance du monde physique et celle du monde social dépendent du type de questions que nous formulons à leur sujet, des finalités que les sujets cognitifs se fixent et des situations socio-historiques dans lesquelles ils agissent ? Non. Mannheim se révolte à l’idée que la connaissance scientifique puisse être envisagée comme socialement conditionnelle, contingente, semblable à la connaissance socio-historique. Pour lui, les deux types de connaissance ne sont pas analogues. Il s’agit de connaissances distinctes, parallèles, disposant d’épistémologies différentes. Le relationnisme de la science physique reste pour lui un cas spécial du principe général du relationnisme. Mannheim suggère que la connaissance produite par les « social scientists » est en étroite connexion avec la posi­tion sociale qu’ils occupent et le contexte social dans lequel ils agissent. Par contre, la connaissance produite par les chercheurs en sciences naturelles subit un seul conditionnement, celui du temps et de l’espace.
85D’un certain point de vue, Mannheim affirme que la connaissance physique et la connaissance sociale sont intrinsèquement limitées et sus­ceptibles de révisions; et d’un autre point de vue que la nature de ces deux connaissances n’est pas la même et qu’elles subissent des déterminations, des conditionnements, des contraintes fort dissemblables.
86En conclusion, Mannheim a dit et répété que l’épistémologie positi­viste ne concerne que les sciences de la nature, qu’elle est inadaptée aux sciences socio-historiques. Il a essayé d’élaborer une épistémologie appro­priée aux sciences sociales, une épistémologie relationnelle, capable de rendre compte des déterminismes sociaux et existentiels agissant dans le monde. Selon lui la vieille épistémologie n’est plus susceptible de rendre compte des problématiques de la physique des quanta et des hautes énergies, mais elle ne peut pas encore être abandonnée. En attendant, la connaissance scientifique est différente pour lui de la connaissance sociale : la première dispose d’une logique indifférente aux conditionnements existentiels, tandis que la seconde est déterminée par la société et par sa culture, par la condition et la position de classe des acteurs sociaux.
87Position étrange et contradictoire, en vérité, que celle de Mannheim. Malheureusement, les sociologues n’ont retenu qu’une seule thèse de son enseignement : la science est un domaine étranger à l’analyse sociologique.
La sociologie du savoir
88Ernst Grünwald a publié en 1934 un volume intitulé Das Problem des Soziologie des Wissens. Versuch einer kritische Darstellung der Wisssenssoziologischen Theorien (Wien-Leipzig, Braumueller, 1934; nouveau tirage, Hildesheim, Olms, 1967) par lequel il a voulu montrer que les difficultés de la sociologie de la connaissance et de la sociologie de la science dérivent de l’incertitude ou de l’ambiguïté de leurs postulats de base. Ces postulats peuvent essentiellement être ramenés, selon Grünwald, à deux visions du monde.
89Les sociologues qui adhérent à la première, donnent pour acquis le fait que l’homme ne peut être compris en dehors du contexte historico-social dans lequel il vit. Ses pensées et ses idées proviennent du contexte historico-social qui les détermine, les conditionne, les façonne. A l’in­verse, les sociologues qui adhérent à la seconde vision du monde demeu­rent convaincus que l’homme est partie intégrante de la nature, que la connaissance provient exclusivement de l’expérience empirique et que l’erreur est un éloignement de l’expérience empirique produit par des intérêts sociaux. Toutefois, l’erreur est toujours susceptible de correction, à condition bien évidemment que nous soyons capables de revenir à l’expérience et de nous soumettre à ses impératifs.
90Le premier postulat est de nature historiciste : l’historicisme rejette les approches selon lesquelles les présuppositions et la structure de la connaissance sont fondées sur une théorie universelle de la nature humaine; l’historicisme insiste sur le fait que la connaissance est fondée localement et située historiquement. Suivant cette approche, le monde doit être considéré comme historiquement changeant.
91La nature du deuxième postulat est psychologico-naturaliste. L’homme est partie intégrante du monde naturel. La connaissance ne peut se baser que sur l’expérience empirique de ce monde naturel. Le fait de ne pas se soumettre à l’expérience empirique est à l’origine de l’erreur. Il est possible que des intérêts sociaux nous poussent à négliger ou à mépriser l’expérience, cependant la rectification et la correction restent toujours possibles à condition de revenir à la source de toutes les vérités, à l’expérience acquise des faits naturels, du monde réel.
92Ces deux façons de concevoir l’homme et la nature sont à l’origine de deux traditions : celle pour qui la science est relative à une société donnée et qu’elle constitue, de ce fait, un savoir parmi d’autres; et celle selon laquelle la science est un savoir spécifique, singulier, parce que constam­ment soumis à l’expérience immédiate (le premier contact de la pensée avec l’univers matériel), à l’expérience physique (qui consiste à agir sur les objets pour en découvrir les propriétés qui sont alors abstraites de ces objets comme tels), puis à l’expérience scientifique par laquelle tout est corrigé grâce à l’assimilation des choses à la raison, assimilation réalisée par abstraction à partir des coordinations entre les actions. Par conséquent, d’un côté nous aurions le savoir social soumis aux conditionnements ­existentiels, à la société, et de l’autre le savoir scien­tifique soumis aux conditionnements et aux déterminismes physiques, à la nature. Le premier savoir serait changeant, variable, local, particulier, tandis que le deuxième serait permanent, stable, global, universel. Certes, ce dernier savoir peut être dégradé par des conditionnements sociaux, mais il peut être rectifié, comme je l’ai déjà dit. Il peut donc être rétabli en son entièreté, alors que le premier est indéfectiblement inséparable du contexte social qui lui a donné la vie.
93En d’autres termes, Grünwald veut démontrer que tous les sociologues qu’il étudie dans son livre doivent être rattachés à l’une ou l’autre de ces traditions, et que c’est bien leur type de rattachement qui détermine leur vision de la science en tant que savoir relatif parmi d’autres savoirs relatifs ou en tant que savoir singulier, spécifique, auto-organisateur, autonome, universel.
94La position de Grünwald est, je crois, trop tranchée et intellectualiste. Peu de sociologues peuvent être rattachés sans autre à l’une ou à l’autre des deux traditions dont il est question dans son livre Le problème de la sociologie du savoir.
95La séparation entre l’approche historiciste et l’approche psychologico-naturaliste n’est jamais aussi nette lorsqu’on est engagé dans la recherche de terrain. Marx, par exemple, n’est pas systématiquement le chercheur historiciste que Grünwald décrit. Durkheim et Pareto n’affichent pas systématiquement leur naturalisme ou leur psychologisme naturaliste. Tous ces sociologues, et Talcott Parsons l’a bien montré aux débuts des années ‘40, croient que l’histoire a un sens et une direction, qu’il y a des lois de l’organisation de la vie sociale, qu’il est possible de connaître ces lois en leur constance et uniformité, et que la science est le seul moyen à notre disposition pour les connaître ou les découvrir. Ces mêmes socio­logues croient fermement que le contexte social peut voiler la véritable connaissance et que la tâche de la science consiste précisément à déchirer les voiles qui la dissimulent.
96Cette croyance n’est plus celle des sociologues d’aujourd’hui. Les sociologues d’aujourd’hui ne croient plus à l’existence de lois de l’his­toire, à l’histoire comme progrès, au sens et aux fins de l’histoire, aux soleils de l’avenir, à une société sans conflits et sans aucune inégalité. Les sociologues contemporains veulent plutôt savoir pourquoi certains contextes sociaux limitent substantiellement la capacité des hommes à agir et pourquoi ces limitations changent dans le temps et dans l’espace. Ils veulent savoir aussi quelles sont les implications de ces mêmes limitations. Et ils se demandent également s’il y a un secteur de l’activité humaine, par exemple la science, qui échappe aux contraintes du contexte social. De ce point de vue-là, le livre de Grünwald n’est qu’un témoignage intéressant sur la culture sociologique de la fin des années
 

Qu’est-ce que la sociologie de la connaissance scientifique ?

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