Patrick Juignet, Psychisme, 2011.
Nous avons décrit ailleurs les différents courants psychanalytiques (La psychanalyse, Histoire des idées et bilan des pratiques, Grenoble, PUG, 2006). Ici, nous allons montrer comment la psychanalyse pourrait être une science et dire quel genre de science ce pourrait être… si un tel destin lui advenait.
PLAN DE L'ARTICLE
1/ La démarche de Freud
Freud avait espéré que la psychanalyse soit une science comme les autres. La postérité n’en a pas décidé ainsi. Rappelons les étapes décisives de sa recherche, afin de réfléchir sur les problèmes épistémologiques qui se sont posés et qui n’ont pas été résolus.
1.1 Les débuts
Freud s’est appuyé fortement sur la biologie de son temps. (voir par exemple Sulloway F.J., Freud biologiste de l’esprit, Paris, Fayard, 1981). Au tout début de sa recherche, il a tenté une neuropsychologie explicative, appelée l’Esquisse d’une psychologie scientifique, qui est restée sans suite. Se rendant compte de l’impossibilité de cette démarche, il l’a abandonnée, quoique sans renoncer à s’appuyer sur la biologie.
Vint alors un travail décisif pour son cheminement intellectuel. Freud a étudié l’hystérie et plus particulièrement les paralysies hystériques, lors de son séjour dans le service de Charcot, en 1886. Au cours de ce travail, il lui est apparu que certaines paralysies ne pouvaient avoir une détermination neurophysiologique, car leurs caractères cliniques étaient incompatibles avec ce type de détermination. En effet, la distribution anatomique de la paralysie constatée ne correspondait pas à celle des trajets nerveux. S’il y avait une détermination neurophysiologique, elle y correspondrait nécessairement. Il faut donc supposer un autre type détermination. Freud la trouve dans la finalité du geste qui ne peut être effectué à cause de la paralysie.
Il a alors pensé pouvoir théoriser ce genre de détermination grâce à la psychologie associationniste, en utilisant la notion de « représentation ». La détermination de la paralysie viendrait des représentations. Dans son article de 1893, Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies motrices organiques et hystériques, il fait l’hypothèse d’une « altération fonctionnelle sans lésion organique concomitante », constitué par deux faces inséparables, « l’excitabilité physiologique » et « la représentation ou l’accessibilité associative ».
Au passage, il a pris une importante leçon sur ce que doit être la clinique. Comme il faisait remarquer au patron de la Salpêtrière que les symptômes décrits ne répondaient pas au dogme admis, Charcot lui répondit « ça ne les empêche pas d’exister ». Le sous-entendu épistémologique, c’est que les faits doivent primer sur la théorie et que le praticien doit se plier à eux (et non l’inverse). Freud l’ayant rapporté dans sa correspondance, cela donne à penser que le conseil n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd.
Nous avons là, constitué dès le départ, l’originalité profonde de la psychanalyse qui distingue deux champs, neurophysiologique et représentationnel, sans les cliver ni les opposer, avec du point de vue de la méthode, l’affirmation de la primauté de la clinique sur la théorie.
De plus, dès le début Freud affirme l'existence d'un "déterminisme psychique". La ferme croyance au déterminisme est la condition de la recherche scientifique. Si les conduites humaines étaient parfaitement hasardeuses ou arbitraires, la possibilité de les connaître serait réduite à néant. La clinique montre que les enchaînements nécessaires supposés exister sont bien au rendez-vous. Freud ouvre la possilbité d'une recherche scientifique concernant les conduites, les symptômes pathologiques ou les productions mentales.
1.2 La désignation d’un référent
Par référent nous désignons ce à quoi s'intéresse une science. Le référent premier de la psychanalyse est complexe. Il s’est constitué sur plus de dix ans à partir de la réorientation des travaux de Freud. Nous allons donner quelques indications pour le cerner.
Le champ d’investigation
Vers 1890, le docteur Freud, médecin et qui exerce en tant que médecin, étend son champ d’investigation médical vers des domaines qui sont traditionnellement dévolus à la littérature et à la philosophie (l’anthropologie et la psychologie). Il ne s’intéresse plus seulement aux symptômes corporels, mais aux perceptions, sensations, souvenirs, sentiments, idées, actes‚ fantasmes, rêves nocturnes, rêveries diurnes, etc. Ce sont là des productions mentales.
Mais en plus, il considère ce qui est véhiculé par l’entourage familial et par les conditions culturelles du patient et qui a un impact sur lui. Par exemple, ce qui concerne l’identité, les appartenances, les règles de conduite. Ce sont les apports familiaux verbalisés ou implicites ou les données symboliques appartenant à la culture.
Il aborde ces aspects mentaux et culturels de manière clinique. Faire de la clinique, c’est, confronté à un humain, produire des faits pertinents et en donner une description objective (non déformée) qui soit transmissible à la communauté scientifique. Certes, dans le cas présent, c’est une réalité qui concerne pour une grande part la subjectivité des patients, mais elle n’est pas vue selon la subjectivité du praticien. La pragmatique de la clinique ne consiste pas dans une compréhension intersubjective, mais dans l’objectivation du subjectif. Le matériau est subjectif, mais la méthode est objectivante. C’est là où Freud se différencie radicalement de la littérature ou des psychologies en cours et ouvre une voie de recherche nouvelle. Il crée ainsi un champ factuel caractéristique.
La détermination des faits
Dans le même temps, Freud s’attaque à rechercher la détermination de ce qui se présente à lui, que ce soit les symptômes, les problèmes caractériels ou les bizarreries comportementales. Cette recherche le mène dans deux directions, d’une part du côté de l’histoire individuelle et d’autre part du côté d’une entité qui mémorise le passé et agit dans le présent.
Les premières recherches de Freud le portent vers les évènements traumatisants qui ont marqué le passé des patients et qui semblent avoir déterminé leur névrose. Mais, dès lesEtudes sur l’hystérie (1895) ce ne sont plus des évènements ponctuels, mais les histoires complètes des patients qui sont relatées. Ces récits ont une allure littéraire. C’est, dit Freud, pour ne pas perdre la richesse de la moisson. Toutefois ces récits de vies individuelles et familiales doivent avoir une tournure explicite et objectivante, car raconter une histoire n’est pas la finalité de l’exercice. Il ne s’agit pas d’écrire un roman, mais de constituer le matériau de l’étude.
Dès le début, Freud remarque que ce sont les souvenirs qui jouent un rôle. Le souvenir n’est pas l’événement lui-même, mais la trace qu’il a laissé dans la mémoire (en particulier la trace émotionnelle). Il individualise une double trace sous forme de représentation et d’affect. Puis viendra la notion d’après coup. Concernant cette trace, ce sont les remaniements ultérieurs (principalement de l’adolescence) qui la rendent traumatisante, car elle se charge de significations et d’affects qu’elle n’avait pas à l’origine.
Le psychisme est cette entité intermédiaire entre le passé et le présent (une mémoire affective) qui agit au présent. Cette entité supposée doit être théorisée, car c’est grâce à cette théorie que les faits cliniquement constatés seront expliqués. C’est la référence au psychisme qui fait le propre de la psychanalyse. Freud le note dans son livre surl’interprétation des rêves. Sur un plan purement descriptif, il reprend ce qui a déjà été fait avant lui, mais sur le plan explicatif, il procède tout autrement : il procède par référence au psychisme. Les rêves sont explicables par les mécanismes psychiques. Cette attitude vaut pour l’ensemble des faits cliniques : ils sont considérés comme étant déterminés psychiquement.
الجمعة فبراير 19, 2016 9:28 am من طرف سوسية