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Un récit philosophique des connaissances scientifiques
Mythe et science sont considérés comme antinomiques, car on attribue à la science une visée de connaissance objective et au mythe un caractère fictif. Si l’on neutralise les considérations sur la validité des contenus, on s'aperçoit que le mythe et la science proposent tous deux une conception cohérente du monde. Plus précisément, en s'appuyant sur les connaissances scientifiques, la philosophie propose une conception du monde qui ressemble aux mythes, mais qui n'est ni imaginaire, ni religieuse. Nous désignerons cette conception du monde, ce scénario, par le terme de récit philosophique des connaissances scientifiques, en abrégé "récit philosophique".
JUIGNET Patrick. Un récit philosophique des connaissances scientifiques. Philosophie, science et société. 2015. [en ligne] http://www.philosciences.com
- PLAN
- 1/ Similitudes et différences entre mythe et récit philosophique
- 2/ Récit philosophique appuyé sur les connaissances empiriques
- 3/ Le récit de la Genèse du monde
- 4/ La croyance dans les récits
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1/ Similitudes et différences entre mythe et récit philosophique
L'utilisation de la notion de mythe
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Dans la mesure ou nous partons de l'idée de mythe, il faut commencer par en préciser le sens. Le mythe propose une conception globale, cosmologique et anthropologique, partagée par une communauté humaine. Les mythes nous parlent des origines du monde, de sa composition, de son devenir et de la place de l’homme. Comme l'a montré Claude Lévi-Strauss, au delà du contenu imaginaire et du symbolisme, il y a, en arrière plan, une forme de rationalité qui apparaît dans les mythes. Si l'on prend un des mythes occidentaux parmi les plus connus, comme le mythe de la caverne de Platon, au delà de la fable imagée, il y a une conception du monde très précise et rationnelle. On peut parler de mythe au sens d'une conception générale qui encadre la pensée et l'activité humaine. Les connotations péjoratives (faux, inexistant, fantaisiste, irréaliste) attribuées au mythe ne sont pas toujours pertinentes. Un mythe peut être fantaisiste ou pas.
Le mythe donne lieu à une formulation partagée permettant une adhésion collective.Les mythes sont communément répandus, au sens où tous les membres de la communauté en connaissent les grands traits. Ils peuvent être repris et rassemblés dans des livres qui en exposent le détail et la synthèse. La Bible, le Coran, les Upanishad, sont les livres des mythes religieux traditionnels. Le mythe entraîne une adhésion croyante qu’il est difficile de remettre en cause. Il se discute difficilement et sa critique provoque des réactions de mécontentement et parfois de violence
Comme le mythe traditionnel, le récit philosophique des sciences opère une synthèse qui, de par sa généralité, n’est pas prouvable, bien qu’elle s’appuie sur des connaissances avérées. Il propose une conception d’ensemble concernant l’origine et la nature de l'univers, son organisation, la place de l’homme, le rôle de la connaissance. Il répond à un besoin de savoir sur les origines du monde, son devenir et sur la place de l’homme. Le récit encadre également la science du point de vue social. Il désigne les officiants, les savants, les chercheurs et oriente la manière dont ils doivent œuvrer. Il n’est pas anecdotique, il a une efficacité pratique en ce qu’il soutient et oriente la recherche scientifique. Il lui donne une place sociale et culturelle, il permet une adhésion individuelle et collective à la science, il cimente le groupe des savants (ou le divise selon les variantes du mythe). Il participe à former les conditions psychologiques et sociales de la science. Le récit philosophique issu des sciences joue le même rôle de pourvoyeur de sens que le mythe traditionnel.
Mettre volontairement de côté la validité du contenu est un artifice pour neutraliser les différences, afin de mettre en évidence ce qu’il y a de commun entre le mythe traditionnel et le récit philosophique des sciences. Cet artifice ne peut être maintenu sans un grave inconvénient qui serait de nier des différences importantes qui aboutissent à un relativisme fallacieux et préjudiciable, qui fut un temps à la mode dans la philosophie post-moderne.
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Des différences importantes entre mythe et récit (énoncé) philosophique
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La grosse différence entre les deux tient à ce que le mythe traditionnel se fonde sur l’observation ordinaire de l’environnement naturel et social de l’homme alors que le récit philosophique des sciences se fonde sur les acquis scientifiques de l’époque. Dans ce dernier cas, il s’agit de connaissances vérifiées et au caractère élaboré. Les mythes traditionnels sont anthropomorphiques, ils utilisent des raisonnements finalistes et surtout proposent des fictions. Dans le mythe traditionnel, il y a toujours un ou plusieurs dieux, ayant un pouvoir sur le monde et les hommes, et divers lieux surnaturels, plus intéressants que les lieux naturels. Ce n’est pas le cas dans le mythe scientifique qui s’intéresse au monde tel qu’il est. À la différence du mythe traditionnel, le mythe scientifique n’est pas gouverné par l’imaginaire, mais appuyé sur les connaissances valides.
Autre différence, le récit philosophique appuyé sur les sciences empiriques n’a pas le degré de généralité du mythe ordinaire. Il n’explique pas tout, et doit admettre que de nombreux aspects lui échappent. D’autre part, tout ne se tient pas dans le récit scientifique, un aspect ne renvoie pas systématiquement à un autre. Son effort de cohérence échoue, car les données scientifiques sont éparses et incomplètes. Enfin si l’on suit Lévi-Strauss, ce que nous faisons, les mythes traditionnels sont, en arrière plan, structurés par une « fonction symbolique », une proto-logique qui leur impose des régularités de construction. Ce n’est pas sûr qu’il en soit de même pour les récits philosophiques issus de la science.
Concernant l’adhésion croyante elle est bien plus forte dans le mythe traditionnel que dans le récit ou l'énoncé philosophico-scientifique. Le motif évident est que les mythes traditionnels véhiculent des enjeux de consolation puissants tels que le paradis, l’immortalité, ou l’appui des Dieux. Ils provoquent donc un fort investissement affectif. Le mythe scientifique aussi mais à un bien moindre degré car son enjeu principal est la vérité. Nulle consolation à la clé, bien au contraire certains aspects de la réalité ainsi énoncés sont douloureux. L'homme ne peut plus se considérer comme un sujet tout puissant élu de Dieu placé au centre de l'univers .
Les mythes traditionnels servent de base à des religions qui sont administrées par des églises. Une église est une structure sociale qui défend son existence et ses intérêts via les adeptes. Elle a donc tendance à les organiser en forces défendant la croyance. Cette tendance s’accentuant sécrète le fanatisme. Les réactions de mécontentement devant la critique sont donc d’intensités différentes dans le mythe scientifique et dans le mythe religieux, car dans ce cas, comme on le sait, cela va jusqu’à la persécution et l’assassinat.
Sur le plan de la connaissance, mythe traditionnel et récit philosophique issu des sciences n’ont pas la même valeur, car le premier a une valeur heuristique sans commune mesure avec le second. Le mythe traditionnel a pour fonction de rendre le monde plus conforme aux aspirations humaines, si bien qu’il le travestit autant qu’il cherche à le connaître.
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2/ Récit appuyé sur les connaissances empiriques ou récit philosophique des sciences
Récits à usage interne et externe
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Le récit philosophique issu des sciences, car ce dernier permet d’avoir une vision du monde à opposer à celle du mythe traditionnel. Le mythe traditionnel donne du sens, mais la connaissance du monde qui en résulte s’en trouve fortement biaisée et obscurcie. Dans la mesure où les hommes ne peuvent se passer de mythe, le récit scientifique apporte le contrepoint proposant un monde exempt de toute intervention surnaturelle et potentiellement explicable, même si ce n’est pas en totalité.Mais au vu des différences et nous parlerons plutôt des grands récits philosophiques d'inspiration scientifique qui sont des conceptions porteuse pour les individus et pour la société, forgés en se basant sur les données des sciences empiriques.
Il existe deux grands types de récits philo-scientifiques, qui certes interfèrent et se mêlent, mais sont tout de même différents. Ce sont d’une part les « mythes ésotériques », internes à la science qui l’organisent et la définissent, et les « mythes exotériques », externes, qui découlent des connaissances scientifiques.
Le récit philoscientifique ésotérique ou récit interne d’une époque est central dans la pratique de la science. Ce récit est présent à l'intérieur des sciences dans la communauté scientifique. Il la guide, il détermine le cours des recherches. Il est interne à la science et souvent peu explicité. C’est une sorte de cadre au sein duquel la recherche se situe. Il fait partie du socle épistémique sur lequel s'édifie les recherches scientifiques. La science théorise l’organisation des faits en passant par des significations. Mais ces significations scientifiques sont elles-mêmes organisées en un ensemble cohérent apportant une vision de l'univers et de l’homme, ce qui est une activité philosophique. Mais c’est une philosophie engrenée dans la science qui dégage du sens à l’intérieur des sciences, en s’appuyant sur leur pertinence quant aux faits.
Le récit exotérique ou récit externe est différent. Il est public et explicite. Il correspond plus à ce dont parle Gaston Granger lorsqu’il note « que la science revêt cet aspect existentiel de mythe dans nos consciences et dans nos mœurs ». (Pensée formelle et sciences de l’homme, Paris, Aubier, 1967). Il est un reflet de la science, une description du monde fait à partir d’elle. Il part de données scientifiques pour en faire un exposé suffisamment simple pour être compris de tous. Ce n’est pas tout à fait de la vulgarisation, car il propose une vision du monde en un récit synthétique qui ont des conséquences pratiques. Il diffuse dans l’ensemble du corps social et se heurte, parfois violemment, aux mythes religieux. En s'étendant le récit joue un rôle social important. Il permet une cohésion propose un socle culturel commun pour penser et communiquer.