Parmi les innombrables périodisations de la vie humaine, d’une surprenante diversité, qui ont été proposées depuis l’Antiquité, l’historien de la philosophie ne peut esquiver celle qu’a élaborée, au tournant des xviii
e et xix
e siècles, le médecin-philosophe Cabanis dans le quatrième Mémoire des
Rapports du physique et du moral de l’homme. En rupture avec toutes celles qui l’ont précédée, elle inaugure, en effet, le traitement scientifique – au moins dans ses intentions – d’un très vieux problème dont elle entend restaurer, sur des bases neuves, la pertinence. C’est à ce titre : l’ouverture d’une ère nouvelle, l’ère moderne de la « science des âges », qu’elle est convoquée par Michel Philibert dans
L’Échelle des âges (Éditions du Seuil, 1968) et qu’elle est sommairement évoquée par Éric Deschavanne et Pierre-Henri Tavoillot dans
Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007) sans que ces derniers prêtent toutefois une attention suffisante au contexte dans lequel elle s’insère et qui lui donne sens.
- 1 . Rapports du physique et du moral de l’homme, Genève, Slatkine Reprints, 1980, p. 198.
2Intitulé « De l’influence des âges sur les idées et sur les affections morales », le quatrième Mémoire n’est pas le plus important des douze Mémoires qui composent l’ouvrage que Cabanis publie dans son intégralité en 1802 et qui connaîtra sept rééditions entre 1805 et 1844. Ses thèses majeures, ses thèses originales, concernant la sensibilité, l’instinct, la sympathie, le rêve et le délire, sont développées essentiellement dans les trois premiers et les trois derniers. On les retrouve, en sous-œuvre, dans le quatrième Mémoire. Mais ce qui, dans ce Mémoire, appelle une attention particulière, est la méthode dont use Cabanis pour opérer la distinction des étapes de la vie et caractériser différentiellement chacune d’elles, sans perdre de vue la continuité du parcours : le franchissement d’une étape, même lorsqu’il s’avère périlleux, n’est pas un saut abrupt : c’est un passage ; et chaque étape est elle-même un passage, non pas un état mais un devenir. La démarche de Cabanis semble procéder de trois intentions, que nous jugerions aujourd’hui incompatibles entre elles, mais qui se concilient parfaitement dans sa conception d’une « science de l’homme » : 1°) expliquer les phénomènes intellectuels et moraux, qui se produisent au cours d’une vie humaine, par leurs causes physiologiques ; 2°) Intégrer, dans la description des causes et des effets, des observations puisées dans la tradition médicale, car les « anciens médecins », qui se sont souvent montrés d’» exacts contemplateurs de la nature »
1, ont judicieusement repéré certains des seuils critiques qui séparent les âges ; 3°) mettre cette partie de la science physique de l’homme, qui est l’unique fondement possible des sciences morales et politiques, au service d’une rénovation de la morale privée et publique, de l’éducation individuelle et collective, dans le nouvel état social issu de la Révolution.
3Les six premiers Mémoires des
Rapports ont été lus, en 1796 et 1797, dans la première section de la
Classe des sciences morales et politiques de l’
Institut national créé en 1795 par la Convention : ce qui indique clairement leur horizon, qui restera le même dans les six derniers. Cette première section, où siège Cabanis, est la section philosophique d’«analyse des sensations et des idées ». À la science qui doit résulter d’une telle analyse, le philosophe Destutt de Tracy, membre de la section, donne, en 1796, le nom d’
Idéologie et propose de la diviser en
Idéologie physiologique et en
Idéologie rationnelle. L’une sera la recherche des causes organiques des idées ; l’autre, l’étude des idées considérées en elles-mêmes et pour elles-mêmes.
Les Rapports du physique et du moral de l’homme sont un traité d’Idéologie physiologique.
4Après des « considérations générales sur l’étude de l’homme et sur les rapports de son organisation physique avec ses facultés », objet du premier Mémoire des
Rapports, Cabanis expose, dans les deux suivants, une « Histoire physiologique des sensations » qui établit la constance des correspondances entre les modifications des organes et celles des idées et des passions, autrement dit, l’influence universelle et permanente du physique sur le moral. Du quatrième au neuvième Mémoire, il recense les diverses variations qu’imposent à cette influence les âges, les sexes, les tempéraments, les maladies, le régime et le climat. Les âges sont l’un des six facteurs qu’il faut nécessairement prendre en compte pour déterminer les manières différentes dont s’exerce l’action du physique sur le moral : « On n’a pas de peine à remarquer », disait Cabanis dans le premier Mémoire, « que, dans chaque âge, les humeurs ont une direction particulière ; que les mouvements tendent spécialement vers tel ou tel organe ; que, non seulement les organes ne se développement pas tous aux mêmes époques, mais qu’à développement d’ailleurs égal, ils deviennent successivement des centres particuliers de sensibilité, des foyers nouveaux d’action et de réaction ; et que les phénomènes, qui accompagnent et caractérisent ces déplacements successifs des forces sensitives, ont lieu dans un ordre qui se rapporte entièrement à celui des idées, des sentiments, des habitudes, en un mot, à l’état des facultés intellectuelles et morales »
2.
- 3 . Voir Michel Philibert, L’Échelle des âges, Paris, Seuil, 1968, p. 122-153.
5Je n’entrerai pas dans l’examen que fait Cabanis, au quatrième Mémoire, de l’évolution des organes au cours des âges de la vie, car il est assurément obsolète. Il faut noter seulement qu’il constitue la tentative pionnière d’une étude scientifique de l’âge, dans le sillage de laquelle se déploieront toutes les recherches à venir dans le domaine des sciences biologiques et médicales, mais aussi psychologiques et sociales. Ces recherches sont légion et aboutissent – comme le soulignait déjà, en 1968, M. Philibert, s’appuyant sur les recensions qu’il en avait tentées – à un foisonnement des périodisations de la vie humaine à peine moindre que celui des conceptions préscientifiques
3.
6Outre le changement de regard qu’elle induit sur la traversée des âges, nous devons à la périodisation élaborée par Cabanis quelques précieux aperçus de ses conceptions psychologiques – « idéologiques », comme il aurait préféré dire – pédagogiques et morales, qui sont loin d’avoir sombré avec la physiologie qui prétendait les soutenir. Pour en cerner la portée, il faut cependant les situer dans le contexte dont elles émergent.
- 4 . Rapports du physique et du moral de l’homme, Quatrième Mémoire, p. 198.
- 5 . Dictionnaire des sciences médicales, volume 5, p. 361 et p. 363.
7Cabanis découpe la vie en six périodes : première enfance jusqu’à 7 ans ; deuxième enfance, de 7 à 14 ans ; adolescence, de 14 à 21 ans ; jeunesse, de 21 à 35 ans ; maturité, de 35 à 49, parfois à 56 ans ; vieillesse, à partir de 49 ou de 56 ans. Ce qui frappe, de prime abord, dans ces périodes (la dernière exceptée) est qu’elles se composent de sept années, ou de deux ou trois fois sept années, ainsi qu’il en allait pour les « anciens médecins qui divisaient la durée de la vie par grandes périodes climatériques »
4 [du grec
klimax, échelle,
klimakter, échelon]. Si l’on prend garde qu’au dixième Mémoire des
Rapports, quand il étudie les premières déterminations de la sensibilité, Cabanis introduit un septième âge de la vie, qui en est l’avant-premier, la vie prénatale du fœtus, on est tenté de lui imputer (encore que cette vie, elle, ne dure pas sept ans) un retour aux vieilles spéculations sur les années climatériques, dont la source remonterait à Pythagore et à sa magnification du nombre 7, qu’ont développées certains médecins du Moyen Âge et de la Renaissance. À l’article « Climatérique » du
Dictionnaire des sciences médicales, édité par Panckoucke entre 1812 et 1820, le médecin Renauldin fait, en 1813, un rappel humoristique de ces comptabilités : « Faisons d’abord remarquer que les partisans des années climatériques ne sont point d’accord sur leur nombre : les uns en reconnaissent deux ou trois seulement, les autres davantage, plusieurs les portent à treize, à compter depuis la 7
e année de la vie humaine jusqu’à la 91
e ; mais tous s’accordent sur l’existence de la 63
e, qu’on a nommée la grande climatérique, et qui inspirait une telle frayeur qu’on lui donnait les qualifications les plus singulières : ainsi on l’appelait pernicieuse, ennemie menaçante, fatale, affreuse, atroce, abominable, parce qu’elle est le produit de la multiplication de deux nombres impairs de la plus grande valeur (7 fois 9, et 9 fois 7) ; car, outre les années septénaires, on comptait aussi les novénaires, parmi lesquelles la 81
e était regardée comme très importante et fort difficile à passer. Après ces deux climatériques, une des plus dangereuses était la 49
e, qui est le produit de sept fois sept ; venaient ensuite la 84
e, la 42
e, la 21
e ; d’autres y ont ajouté la 105
e ». L’auteur précise, à la fin de l’article, que cette doctrine « est depuis longtemps tombée en désuétude et n’a pas besoin de réfutation »
5. Les « anciens médecins », cités élogieusement par Cabanis, ne peuvent être de ces illuminés qui attribuaient aux nombres une influence sur la santé humaine et ne tenaient aucun compte de la successivité des âges. Leurs observations ne font autorité à ses yeux qu’autant que les corroborent les observations des médecins modernes. Reste que ces observations imposent le partage de la vie en périodes climatériques, d’une durée de sept ou de deux ou trois fois sept ans, séparées par des années climatériques, où se produisent des changements plus ou moins profonds, parfois très périlleux, dans le physique et le moral de l’homme.
- 6 . Rapports du physique et du moral de l’homme, Quatrième Mémoire, p. 195-196.
- 7 . Ibid., p. 197.
- 8 . Ibid., p. 213.
- 9 . Rapports du physique et du moral de l’homme, Dixième Mémoire, p. 519.
- 10 . Ibid., Quatrième Mémoire, p. 197.
8La première enfance se caractérise physiologiquement par une nette prédominance du système nerveux sur les autres organes et par la grande mobilité des extrémités musculaires qui en découle. C’est l’âge des impressions vives, nombreuses et instables, d’où résultent des déterminations tumultueuses et embarrassées : « Au milieu d’impressions qui sont toutes également neuves pour lui », écrit Cabanis, « l’enfant semble courir rapidement de l’une à l’autre […]. Avide de sentir et de vivre, son instinct lui fait prendre toutes les attitudes, dirige son attention vers tous les objets… »
6. On voit aisément quelles conséquences morales a cet état physique du système sensitif et des organes moteurs : « à ces impressions vives, nombreuses, sans stabilité, doivent correspondre des idées rapides, incertaines, peu durables »
7. Les passions de l’enfant ont, comme ses maladies, quelque chose de convulsif. Tout ce qui l’entoure l’intéresse. Sa mémoire neuve, non encombrée de souvenirs antérieurs, reçoit aisément quantité d’empreintes durables. Seules subsistent, en effet, à l’avant-dernier stade de l’amnésie sénile, « les traces de ces images brillantes et magiques que laissent dans notre cerveau les premières lueurs de la vie »
8. C’est l’époque où se forment les plus importantes des habitudes, où se développent, à l’insu de l’enfant, les idées et les sentiments les plus généraux de la nature humaine. Ils se développent de la même manière que s’étaient développées plusieurs déterminations instinctives lors de son séjour dans le ventre maternel. Décrivant, au dixième Mémoire, « l’état idéologique du fœtus au moment qu’il arrive à la lumière »
9, Cabanis montre que, loin d’être une
tabula rasa, le cerveau du nouveau-né a déjà subi de nombreuses modifications : il a éprouvé des sensations internes, et même externes, il a des penchants et des habitudes. Telle est l’origine des opérations intellectuelles qui vont acquérir peu à peu « dans l’ensemble de l’organe nerveux, leur consistance et leur maturité, de la même manière que la vie s’ébauche et se consolide dans les organes particuliers, par la répétition fréquente des impressions et des mouvements »
10. La première enfance se termine à sept ans : âge de la seconde dentition, qui exerce une notable influence sur les forces vivantes, et d’une révolution dans le moral qu’ont observée tous les peuples civilisés : l’apparition de la raison. Sept ans est « l’âge de raison ».
- 11 . Ibid., p. 199-200.
- 12 . Ibid., p. 199.
- 13 . Philosophie des âges de la vie, p. 137.
9Cette raison trouve les conditions physiques de son essor dans les transformations des organes et des relations entre les organes qui se produisent au cours de la seconde enfance. Elle est l’étape la plus décisive de la vie pour l’acquisition des connaissances et la culture du jugement. « C’est alors », écrit Cabanis, « que les impressions commencent à se rasseoir, à se régler ; que la mémoire, sans avoir perdu de sa facilité à les retenir, commence à mettre mieux en ordre la multitude de celles qu’elle a recueillies, et devient tout ensemble plus systématique et plus tenace ; que l’attention, sans avoir encore tous les motifs qui plus tard la rendent souvent passionnée, acquiert un caractère remarquable de force et de suite ; c’est alors qu’il s’établit entre l’enfant et les êtres sensibles qui l’environnent des rapports véritablement moraux ; que son jeune cœur s’ouvre aux affections touchantes de l’humanité »
11. Ce n’est pas à la perspicacité des « anciens médecins » que ce tableau rend hommage, mais à celle d’un autre « grand observateur de la nature », doté d’» un esprit très philosophique »
12 : Jean-Jacques Rousseau qui, dans le plan d’éducation d’
Émile, a tracé avec une exactitude scrupuleuse l’histoire de cette époque capitale de la vie et en a, par ses leçons pratiques, indiqué la juste direction. Cabanis a parfaitement perçu l’importance de ce que Deschavanne et Tavoillot nomment « le “moment” Rousseau »
13 et il me paraît contestable d’opposer, comme ils le font, « la voie de la liberté », qui serait celle de Rousseau, à « la voie de la nature » de Cabanis. Car celui-ci ordonne ses recherches physiologiques à l’avènement d’une pédagogie, d’une morale et d’une politique de la liberté, impliquant la perfectibilité humaine. Rousseau, toutefois, n’est cité, dans le quatrième Mémoire, que pour sa contribution à l’étude de la deuxième enfance (il refera bien une brève apparition plus loin, mais plus au titre de théoricien de l’éducation).
- 14 . Rapports du physique et du moral de l’homme, Cinquième Mémoire, p. 218.
- 15 . Ibid., Deuxième Mémoire, p. 117.
- 16 . Ibid., Quatrième Mémoire, p. 202-203.
10À la deuxième enfance succède l’adolescence marquée par de spectaculaires changements physiques, au premier chef par le développement des organes de la génération. Ceux-ci, agissant sur tous les autres, créent des besoins jusqu’alors inconnus et suscitent un nouvel état moral. Cabanis décrit longuement les effets de la puberté, non dans le quatrième Mémoire, mais dans le cinquième, intitulé « De l’influence des sexes sur le caractère des idées et des affections morales »
14. Ce Mémoire a aujourd’hui mauvaise presse car il a pernicieusement influencé la représentation que le xix
e siècle s’est faite de la féminité. Reprenant ici encore, malencontreusement cette fois, des thèses de Rousseau, qu’il cautionne de son autorité médicale, Cabanis peint les femmes comme des êtres fragiles et vulnérables dont la faiblesse physique détermine celle du caractère et de la raison : vouées,
par nature, aux soins intérieurs de la famille, elles doivent laisser aux hommes l’exercice des activités physiques, intellectuelles, civiles et politiques auxquelles leur vigueur les prédestine. Quoiqu’il en soit de ces différences entre les sexes, et d’abord de celles qui marquent leurs rôles respectifs dans la procréation, garçons et filles, vers l’âge de quatorze ans, connaissent, les uns et les autres, une véritable mue, déjà évoquée dans le second Mémoire : « Un système d’organes…, qui s’est fait remarquer à peine depuis la naissance, sort, pour ainsi dire, tout à coup de son engourdissement… ; par lui seul tout a changé de face ; et si les
sensations proprement dites ne sont plus les mêmes, si elles donnent à tous les objets de la nature un nouvel aspect et de nouvelles couleurs, c’est encore à lui, c’est à sa puissante influence qu’il faut l’attribuer »
15. L’adolescence, de quatorze à vingt-et-un ans, est l’âge de la sensibilité la plus vive. « C’est aussi le moment », remarque Cabanis dans le quatrième Mémoire, « où l’imagination exerce le plus d’empire ; c’est l’âge de toutes les idées romanesques, de toutes les illusions ; illusions qu’il faut bien se garder sans doute d’exciter et de nourrir par art, mais qu’une fausse philosophie peut seule vouloir dissiper entièrement et tout à coup »
16. Car ces illusions procurent beaucoup de bonheur présent et donnent naissance aux dispositions bienveillantes dont dépend le bonheur futur de l’individu et de ceux qui partageront sa vie.
- 17 . Ibid., p. 202.
- 18 . Ibid., p. 203.
11On ne saute pas abruptement de cet âge dans le suivant : « la fin de cette époque n’est, en quelque sorte, que le passage de l’adolescence à la jeunesse ; ou la jeunesse n’est que le complément de l’adolescence »
17. Chez les sujets épargnés par l’« espèce de mortalité climatérique » déjà observée par les anciens médecins, ce complément est un renforcement des organes, une intensification de toutes les forces vitales qui se portent à leur plus haut degré. Cet âge est tout à la fois « celui des maladies éminemment aiguës, des passions impétueuses et des idées hardies, animées par tous les sentiments de l’espérance »
18. C’est aussi celui où s’établit la prédominance de la réflexion sur toutes les opérations de l’organe cérébral : réflexion qui s’exerce principalement sur les matériaux qui lui ont été fournis durant l’adolescence. Bien que, selon Cabanis lui-même, aucune observation probante ne permette de fixer avec certitude le terme de la jeunesse, il n’hésite pas à situer le passage à l’âge mûr vers vingt-huit ans, pour quelques sujets précoces, vers trente-cinq ans pour tous les autres.