L’homme selon le DSM, le nouvel ordre psychiatrique, Maurice Corcos, Albin Michel, 2011.
Lors de sa première séance sur mon divan, un chirurgien et professeur en médecine pourtant référé par un psychiatre niçois, réfute la dimension psychique de son mal-être : « je ne rêve jamais », me lance-t-il comme un défi. Une semaine après, l’analysant s’étonne des représentations oniriques qui peuplent ses nuits et qui dévoilent en partie les raisons inconscientes de son parcours professionnel.
A lire « L’homme selon le DSM » du psychiatre et psychanalyste Maurice Corcos publié chez Albin Michel, l’anecdote citée paraît presque dérisoire. Marqué par le « biologisme et le comportementalisme » destinés à réfuter l’hypothèse de l’inconscient, le Manuel Diagnostique et Statistique (DSM) qui vise à la classification internationale des maladies mentales, trahit la peur occidentale de « reconnaître que l’inhumain est chose humaine ». L’émotion, le ressenti et la souffrance psychique -celle qui permet notamment de donner du sens aux symptômes- inquiètent des sociétés désemparées et en quête d’un individu socialement normé et politiquement apaisé. Un symptôme qui n’est pas « l’explication d’une tare mais une ‘monstration’ », un témoignage. D’où la dénonciation, par celui qui dirige le Département de psychiatrie de l’adolescent et du jeune adulte à l’Institut mutualiste Montsouris de Paris, du « fourvoiement que constitue, dans le champ d’investigation qu’est la pathologie mentale, la captation par la science mathématique, du psychisme humain ».
Alors que s’élabore, sous la conduite de responsables médicaux chargés de séparer le « normal du pathologique », le futur DSM V, l’auteur critique la présence croissante de symptômes « plus facilement identifiables » et qui privilégient des repérages comportementaux « lourds » : non seulement, ces derniers justifient aisément les seules approches médicamenteuses mais cette « simplicité apparente » épargne en outre aux cliniciens tout questionnement trop subjectif, tout atteinte embarrassante à leurs propres affects. Tout comme elle offre aussi aux parents, dans certains cas, « un déni sur leur propre souffrance et sur la signification des troubles de leur enfant ». Les psychanalystes savent combien les étiquettes diagnostiques fournissent autant « d’identités substitutives » que de moyens techniques de résistance au traitement analytique.
La « philosophie », si l’on ose dire, du prochain DSM met davantage l’accent, par exemple, sur les délais requis, « mesurables » d’une dépression ou d’un travail de deuil lequel ne devrait pas dépasser deux mois : « le temps, c’est de l’argent », ironise Maurice Corcos. Elle fait aussi disparaître le critère de l’aménorrhée dans l’anorexie mentale, permettant « d’y inclure beaucoup plus de patients ». Sans parler du « syndrome de risque psychotique » ouvrant les portes d’une chimiothérapie préventive à un âge pourtant « charnière dans la construction de soi ». Et le spécialiste de rappeler que les Russes, avant la chute du mur, avaient inventé le diagnostic de « schizophrénie torpide, maladie psychotique sans symptôme manifeste mais dont on pouvait percevoir le bourgeonnement ». Mélange malsain des genres entre la médecine et la politique. « Le territoire statistique du DSM doit rester vierge de toute interprétation », déplore l’auteur : autant dire que la sexualité, horresco referens pour les rédacteurs du futur manuel, n’y a plus sa place sauf sous l’approche évidemment quantifiable des « troubles de l’hypersexualité ». Il en va de même pour les troubles de conduites ou le trouble oppositionnel avec provocation (TOP) : une de mes étudiantes en profonde souffrance reconnaissait que le plus « difficile dans son stage de vente en première année résidait dans le fait d’avoir dû être gentille plusieurs heures par jour ». L’un et l’autre seront désormais pris en charge par un « arsenal chimiothérapeutique » qui rejette la symbolisation et l’histoire personnelle, inconsciente du sujet : c’est oublier que « dans la haine, rappelle avec autant de force que de justesse le psychanalyste parisien, l’objet ne ment pas ». Le sujet non plus. L’homme selon le DSM sera cet humain affolé par son ombre et craintif de son passé : bref, un triste sire./.