tte formule familière, même si on ne sait à qui l’attribuer, est peut-être quelque peu désuète, elle est en tout cas d’un usage courant en allemand : «
Der Teufel steckt im Detail. » (Le diable est dans les détails.) La formule est équivoque : entend-on par elle que la marque du diable c’est la passion des détails, ou, au contraire, que c’est de ne pas se soucier des détails qui signerait l’influence du diable ? Du reste la formule s’énonce aussi : « Le Bon Dieu est dans les détails ». Cette grande incertitude ne doit pas nous surprendre ; d’abord la
polarité va de soi dans un cas aussi radical, tout énoncé sur le diable vise le Bon Dieu, ensuite,
l’équivoque du détail peut encore être creusée. Il ne suffit pas de se demander si la marque du diable se reconnaîtrait à une disposition maniaque, mesquine, obsessionnelle, au choix de Lilliput ou bien si ce n’est pas plutôt une disposition grand seigneur, de survol, qui montrerait l’alliance spirituelle avec le diable. On n’est pas quitte avec une opposition de type : oui aux détails, non au détail.
Le microscope ou le télescope 2En effet on peut très bien concevoir que Dieu ou le diable ne s’intéressent pas
de la même manière au détail, qu’ils ne les situent pas depuis le même endroit, c’est d’ailleurs ce que sous-entend l’existence de l’autre formulation déjà évoquée : « Le Bon Dieu est dans les détails. » Nous comprenons, à tout le moins, que ce qu’on appelle le détail est un enjeu, un enjeu apparemment considérable puisqu’il mobilise, affronte, fait se combattre Dieu et le diable.
3Ce détail n’est donc pas un détail, ne peut l’être en aucune façon car si Dieu pensait que le détail n’était qu’un détail, sachant que le diable en fait son affaire, le détail cesserait d’être un détail puisqu’à la place c’est le diable qui s’est installé. Et même si pour Dieu, en rigueur, le Diable pourrait n’être qu’un détail, pour Dieu en revanche, l’homme n’est pas un détail, puisqu’il l’a créé, et ce qui le soucie c’est le combat qui se livre dans l’âme de l’homme au titre du détail.
Reprenons 4Cette formule, nous l’utilisons pour rappeler que chaque détail compte, que les plus petites choses importent, qu’on ne doit rien négliger. On y recourt à chaque fois qu’il faut faire valoir les exigences du réel, les nécessités de l’attention, les suites funestes au contraire de la négligence. Dans un premier sens, c’est une formule morale, pédagogique : soyez vigilants !, relisez-vous !, énumérez !, passez tout en revue !, ne vous croyez pas quitte à bon compte ! On rejoint alors
le trésor des expressions populaires qui n’ont de cesse, par exemple, de corriger le mauvais ouvrier, l’homme absent à sa tâche, parce que trop confiant en ses possibilités, en ses capacités.
5L’expression rappelle que l’échec est très rapidement au bout de toute entreprise, parce que le réel résiste, me maîtrise, comme je butte contre le caillou sur le chemin, ce qui est le scandale (
scandalon = pierre d’achoppement). Alain, on le sait, a longuement développé des thèmes de ce genre, empruntant notamment à la notion d’attention telle qu’on la lit chez Malebranche.
6Mais si on prend au sérieux
ce duel au sommet, ce combat sur l’échiquier mettant Dieu aux prises avec le diable, on s’achemine vers une compréhension de la formule qui n’est plus simplement à vocation morale, pédagogique.
7Nous le disions tout à l’heure, le diable et le bon Dieu se livrent bataille pour la conquête, la possession de l’âme de l’homme, en toute première approximation, bien sûr, car la formule vaut pour le diable, elle ne vaut pas pour Dieu. On doit
bannir avec lui les termes de
conquête, de prise de pouvoir, d’arraisonnement, de mise au service de.
C’est le langage du diable, pas celui de Dieu. 8Certes, il y a le vocabulaire des milices célestes, il y a les deux étendards de saint Ignace de Loyola, il y a les mystères médiévaux ou baroques, il y a eu Job, mais ce sont des figures que le monde a imposées, en rigueur
Dieu ne peut agir contre la liberté de l’homme, car cette liberté vient de lui.
9La dimension religieuse ou théologique de la formule nous fait comprendre qu’à chaque instant le diable guette, que toute situation, tout instant abrite un conflit, une division, une opposition entre lui et Dieu.
10Il n’y a pas de coup neutre, tout coup joué par l’homme intéresse son salut, retentit sur l’histoire future de son âme. Il n’y a pas de coup neutre, et il n’y a que des coups, c’est-à-dire qu’en permanence je suis à la bifurcation, à la croisée des chemins, même quand je n’ai pas conscience de jouer un coup, c’est ça le détail. Le diable hérite, et pour nous la menace s’amplifie, du caractère mystérieux, secret de Dieu.
11Je ne sais ni le jour ni l’heure, le diable a la même capacité de me surprendre que Dieu. Que cherche à gagner le diable dans cette forêt des détails ? Fidèle à sa qualification de séducteur, il cherche à me faire oublier qui je suis, à me ravir à moi et à ce que je fais, à confisquer, ronger mon œuvre, égarer, offusquer ma personne.
12Il cherche à me détourner de ce qui est, il vise à suspendre, brouiller, interrompre l’intelligence que je possède de ma destination. Il vise à la renverser, la pervertir, au sens étymologique du terme. Il y a une inlassable activité de désœuvrement, de dispersion, de dissipation de tout ce que je suis. Une sorte de
pénélopisme ténébreux : faire et défaire.
13Il y a deux manières d’envisager ce principe de ratage, cette machine d’échec, on peut la considérer du point de vue du
savoir, on peut la considérer du point de vue du
vouloir. Le savoir c’est la manière grecque, celle des Anciens, on fait le mal par manque de savoir. C’est ce qu’on retrouve dans le thème de la faute professionnelle, du non-respect de la norme, du défaut d’information : à l’époque, avant telle ou telle date, on ne savait pas que… Cet ancrage dans le savoir procure une certaine assurance, un certain réconfort : il faudra davantage de formation, des protocoles plus complets, du matériel plus adapté, etc. Le diable, dans ce cas, choisit avant tout ses victimes chez les mauvais élèves, les dirigeants incapables, les sujets qui n’ont pas écouté le bulletin météo… Le remède est simple, plus de savoir.
14Le vouloir, quant à lui, c’est la manière des modernes, du monde moderne qui, de fait,
du lieu de la connaissance, a découvert la liberté. La conscience moderne ne se demande plus si elle sait, si elle est vertueuse, elle interroge sa liberté.
15
Du coup c’est la liberté qui a affaire au diable et non plus mon expérience. Elle aura beau savoir tant et plus, elle ne pourra pas renoncer à être libre, à ne pas se servir de sa liberté. Dans l’affaire qui nous occupe, dans cette affaire de séduction, ici le diable l’aveugle, il volatilise la liberté, il la paralyse.
Le diable, chacun le sait, est celui qui divise, il divise les esprits d’eux-mêmes, les savoirs les uns des autres, sépare la conscience d’elle-même.
Ce n’est encore rien. Dès lors que l’homme est libre,
le diable divise son cœur, si bien qu’il veut et ne veut pas sa liberté.
16Il recule devant sa liberté, se ferme, se contracte, n’est plus capable de vouloir que le déchaînement aveugle (non libre) de ce qu’il est, sans l’être, bien sûr, car non libre. Voilà le stade qui nous intéressera, celui où les tentations, les séductions affrontées par l’homme s’exerceront sur sa liberté, jusqu’à le paralyser,
jusqu’à le séparer de sa liberté, une liberté qu’il a acquise, grâce à Dieu, par Dieu, comme créature, et à laquelle il renonce, retournant en lui-même, en l’obscurité impénétrable, fermée à la lumière,
fermée à l’essor de la liberté.
L’homme est à la fois insignifiant et coupable, coupable d’être insignifiant, d’être un fantôme. Kierkegaard nomme ce stade machinal et infernal le stade esthétique : celui où je ne suis pas décidé à être libre.
Nous dirons donc que le diable est le roi, couronné ou non, du stade esthétique 17C’est là qu’il se tient, où moi-même, à mes propres yeux, je suis un détail
car tout l’est, tout est insignifiant, car rien n’est libre. Quelques précisions sont nécessaires à propos de cette désignation : esthétique, à propos du sens qu’il convient d’accorder à ce « stade ».
18Cette question est celle, en fait, de la liquidation de l’héritage de Hegel, elle a du rapport avec le duel à mort que celui-ci a livré à Schelling. L’affrontement entre Hegel et Schelling date du vivant des deux philosophes : Hegel triomphe, Schelling survivant pourtant à la mort de Hegel, lui succédant à Berlin, ne l’emportera pas.
19À la mort de Hegel, et de Schelling, c’est Hegel qui s’impose et impose sa manière de définir la philosophie et son histoire. Chacun le sait, nous tous sommes tous, aujourd’hui, pour l’essentiel hégéliens, cela veut dire que Hegel a fait accréditer un certain nombre de
décisions ou de
thèses qui définissent un « correctement philosophique » et qui forment consensus. Dans sa
Philosophie du droit on trouve la célèbre formulation égalant le réel au rationnel et le rationnel au réel. Cela veut dire que rien dans le réel, en droit, n’a de quoi résister à la raison, à la pensée, au concept, à la conscience. Rien ne demeure insu, opaque, inconscient.
20Il convient, certes, que la pensée, la raison, la conscience se
réforment, qu’elles se mettent en mouvement, en reconnaissant dans ce qui leur fait face, dans leur autre, une vérité non encore révélée d’elles-mêmes. C’est ce qu’on appelle la dialectique, chaque réel poussé au bout de lui-même se renverse, ou passe dans sa différence, la conscience réformée est celle qui est capable de suivre ce mouvement. Donc jamais la raison ne tombe dans le vide ou sur un os, jamais le réel ne demeure gourd, paralysé, fermé sur lui dans l’incapacité de trouver son mouvement, son rythme, c’est-à-dire son sens.
21Hegel accomplit donc le grand rationalisme : la conscience commence avec Descartes à être sûre d’elle-même, elle découvre maintenant qu’elle est sûre de tout. J’ai mentionné le nom de Descartes : Hegel nous lègue en effet une histoire de la philosophie sur laquelle, dans l’ensemble, nous vivons encore. « Enfin Descartes vint » : il fait passer le concept platonicien encore extérieur dans la conscience, dans la pensée. Le concept, ce n’est plus Dieu, c’est moi.
22À sa suite, la philosophie allemande déroulera les conséquences de cette thèse, reculant dans un premier temps devant l’audace, assujettissant avec Kant la conscience au temps de l’expérience, s’en affranchissant finalement avec Hegel, qui découvre que
le temps de l’expérience n’est que l’expérience du temps, le temps pour la conscience de devenir elle-même, sans reste. Le spéculatif sera la trouvaille décisive de Hegel, le sujet et le prédicat peuvent échanger leur place, car le sujet, poussé à fond, découvre au bout de son voyage le prédicat, de même que le prédicat, pensé sérieusement, se découvre en chemin vers le sujet.
La substance est sujet 23Voilà, la formule de Hegel, c’est,
grosso modo, ce qu’enseignent, chaque jour que le Dieu ou le diable font, les professeurs de philosophie dont je suis. Schelling récusera, réfutera toute cette philosophie sous le nom de
négative. Elle ne possède en effet, dit-il, aucune positivité. Il veut dire, sous ce nom, que si le réel est bien pensé c’est qu’il n’est pas un vrai réel, tout a été fait pour éliminer la vraie surprise du réel, sa vraie positivité, sa vraie violence,
car faire de la contradiction la loi du réel, c’est bien jouer le jeu de la conscience.
24En effet, la contradiction, malgré ses prétentions, ne se soustrait pas au principe d’identité, loi majeure de la conscience : le multiple est multiple de l’un, le tout est une fonction de l’un. C’est une ontologie radicale, rien ne se soustrait à l’étant catégoriel, c’est une philosophie de l’immanence, rien n’excède le tout ni ne se retire de lui. En revanche, par exemple chez Plotin, dans toute la tradition néoplatonicienne retrouvée par les médiévaux et Schelling, l’un s’excepte de l’être.
25Du coup le problème se pose de la position de cet être qui n’est pas le simple néant réfléchissant sur lui-même, et se découvrant autre chose, c’est-à-dire être, dans ce mouvement comme chez Hegel, c’est un être tiré d’un néant. Pourquoi ? Par quelle force ? Et Schelling répond par la liberté. Schelling reproche à Hegel d’avoir adultéré la liberté, de ne pas l’avoir saisie, de l’avoir compromise avec la nécessité. De fait, la liberté chez Hegel (voir à ce sujet le
Hegel de Jean-Luc Nancy), c’est bien d’être enfin auprès de soi, c’est rentrer en soi, chez soi,
même si le soi se déchire constamment pour précisément se maintenir soi.
La liberté c’est le mouvement du soi, vers le soi, dans le soi 26Si la liberté s’arrache, c’est le soi qui s’arrache à ce qu’il n’est pas encore, mais qui est en attente. Schelling fera valoir que la liberté commence quelque chose, est
rupture,
création. Elle n’est pas le nécessaire déguisé,
elle n’est pas présence à soi-même. Elle est tellement
inattendue que Schelling dira que son pouvoir d’initiative, ce n’est pas le rationnel en train de devenir réel, ou le réel rationnel,
il dira que c’est le mal. Dure parole qui, on le comprend, sera peu écoutée, et qui, de fait, met à mal le grand rationalisme. La raison, du coup, bascule dans un vide
qui ne lui ménage pas une place en creux. Il y a un
reste, une bordure, un
écart. Schelling reprochera à Hegel d’avoir, par des procédés frauduleux, nié cet écart, d’avoir soumis la différence à l’identité, bien davantage d’avoir pensé le réel dans les catégories de la logique (de l’identité) et non comme liberté, qui excèdent le combat, heureux ou funeste, de l’identité ou de la différence. Le paradoxe est qu’au moment où Hegel domine, il va s’effondrer, assurant ainsi une sorte de revanche, de retour posthume de Schelling. Les successeurs ne le comprendront plus, exactement ils vont voir chez lui plusieurs inconséquences.
27Une des thèses les plus fortes, on le sait, les plus redoutables de Hegel, c’est bien sûr celle de
la mort de Dieu.
28Elle signifie deux choses :
291) en conformité avec l’orthodoxie religieuse, le Dieu chrétien étant incarné, il ne subsiste plus rien à révéler, tout est passé de Dieu dans le révélé. Donc le Dieu transcendant devenant le Dieu révélé, ce qui est décisif c’est
le mouvement de la révélation, le sens. Mais
302) le mouvement de la révélation n’est pas différent du mouvement logique en général, de la conscience qui, lorsqu’elle est capable de mettre en mouvement tout le contenu en cessant de rester bloqué dans son individualité, se dénonce
esprit. La mort de Dieu, c’est la vie, le triomphe de l’esprit, qui n’est pas du tout l’Esprit Saint, mais la conscience elle-même.
31À la mort de Hegel c’est l’Esprit qui, à son tour, va être mis à mort. Ses successeurs vont s’y employer : partout il sera traqué, débusqué, dans l’art, dans la religion, la politique, etc. Cela, dit-il, fait bien mesurer les conséquences de ce mot. Si l’Esprit est mort, c’est l’ensemble de la philosophie de Hegel qui tombe en ruines. En effet, l’Esprit n’est rien d’autre que ce mouvement de la conscience vers elle-même qui donne vie au contenu. Voir une chose morte dans l’esprit c’est annuler le spéculatif, c’est donner raison à Schelling qui dénonçait le spéculatif comme faux mouvement, comme imposture. Reste à savoir ce qu’on va faire du réel et de la liberté. Reste à savoir vivre en orphelin de l’esprit, à savoir ce qu’on va faire de ce deuil.
32Perdre l’Esprit, c’est tout simplement, pour la conscience, cesser de se penser universelle, s’enfoncer dans la finitude dont Hegel avait voulu la sauver. Je ne suis plus universel voudra dire que je ne suis plus citoyen, que je ne suis plus historique. Mon acte se referme sur lui, il n’y a pas de sens qui le suive. Bref il n’y a plus d’État rationnel, il n’y a plus d’histoire du monde. Le temps, dépourvu d’idéalité, retombe dans la succession, dans l’insignifiant.
La crise des années 1830-1850 33En Allemagne, ce sont des philosophes qui l’expriment : Feuerbach, Marx, Stirner. En France, nous avons Baudelaire et Flaubert. Nous oscillons entre Bouvard et Pécuchet ou Salammbô, l’idiot de la famille ou le dandy. C’est ce que Kierkegaard appelle le stade esthétique, ce qu’on pourrait appeler
une certaine modernité, pourquoi pas,
un certain nihilisme. Pourquoi esthétique ? Cette désignation, il faut bien le voir, est déjà un enjeu. C’est d’un certain point de vue qu’on qualifiera d’esthétique cette phase de la conscience, un point de vue qui se dénomme lui-même
éthique. Nous ne pouvons ici dérouler les attendus de ces désignations. Disons qu’ils recouvrent un certain nombre de traits classiques. L’esthétique dans sa définition kantienne sera le monde du jeu, de la libre harmonie supposée ou préfigurée, surtout du désintéressement, elle sera celle du spectateur. Le spectateur n’agit pas.
34Celui qui agit entre dans l’éthique. C’est bien le deuil de l’action signifiante, du temps plein ou militant qui est porté par le terme d’esthétique. Vivre en esthéticien, c’est vivre sous le regard de l’éthicien comme quelqu’un qui a perdu les clés de l’agir. Alors toutes les figures sont possibles :
35– la surface, l’apparence, le masque, la toilette, la mode. De Balzac à Huysmans ou Villiers de l’Isle-Adam, en passant par Barbey d’Aurevilly, Baudelaire.
36– la mélancolie, l’ennui, le spleen, non plus le tournoiement, l’ivresse, le chatoiement séduisant, mais le renfermement sombre, le suicide.
37Mais toutes les figures ont ceci de commun qu’elles
n’ont pas de consistance, ce sont des figures de vaincus, de maudits,
la liberté leur a échappé, car ils y ont renoncé. Ils ont été trompés par Hegel : avec une fausse conception due à Hegel, ils se voulaient Napoléon, ils se réveillent
idiots de la famille. Ils s’étourdissent ou se suicident, de toute manière ils se volatilisent, se spectralisent. Leur fait défaut une vraie conception de la liberté, une liberté qui n’est pas derrière moi comme
vis a tergo (Dieu est avec les gros bataillons) mais devant moi (on a toujours tort devant Dieu).
38Kierkegaard, on le sait, oppose dans de nombreux textes l’
esthéticien et l’
éthicien. Il le fait dès son premier livre, celui qui le rend célèbre, qu’on traduit par
Ou bien ou bien ou par
l’Alternative. Le titre lui-même est assez clair : il s’agit de choisir, de décider, de trancher. Le
vel (le
ou conjonctif du latin) doit être un
aut (le
ou disjonctif du latin). Non pas : je serai infirmière ou professeur,
on verra, mais plutôt : tu seras infirmière ou professeur
ou bien tu gagneras de l’argent,
c’est tout vu. Ce premier livre, fort volumineux, est composé de morceaux séparés, agencés fort soigneusement certes, mais qui peuvent être lus ou édités à part. On y trouve, chacun le sait, le célèbre
Journal du séducteur, le non moins célèbre texte sur Mozart, Don Juan et la musique. Mais on peut y lire aussi une présentation indirecte de l’esthéticien dans les conseils, les remarques, les jugements que formule sous forme épistolaire l’éthicien, un magistrat (
bien sûr) à l’adresse de son ami esthéticien.
La formule la plus générale de l’esthétique c’est l’indifférence 39Tout se vaut, rien ne vaut. Si rien ne fait différence, la seule différence sera
moi, dès lors
différence indifférente elle
aussi. Le refus de la différence, c’est le refus de l’avenir. « L’esthétique est en l’homme ce par quoi il est immédiatement ce qu’il est. » C’est donc le refus de la liberté, car
la liberté est au bout du choix, elle n’est pas de l’ordre de l’immédiateté. Voilà pourquoi je me cache à moi-même, comme Caïn. Le refus de la différence, le non-choix qu’est l’immédiat se monnaient de diverses manières, mais qui sont prises dans un mot ambigu et contradictoire : « La vie est une mascarade », mais
je suis un sphinx, une énigme, plus exactement, je me rends impénétrable, j’observe l’incognito. Autrement dit, le néant n’est pas seulement rencontré, c’est un néant que je veux.
40Le monde est une sarabande, certes je séduis
mille e tre, mais
j’anéantis toutes les différences comme indifférentes, je dois même les mettre à mal (séduite et abandonnée) pour leur faire sentir l’indifférence de leur différence, mais moi-même
je préserve ma différence destructrice. Je me préserve, je me conserve. Je ne me mets pas en jeu, je reste hors jeu, pour demeurer l’ordonnateur du spectacle. Se mettre hors-jeu, se réserver suppose une force, elle sera dite force du mal parce que c’est la force de la nature, de l’immédiat, de l’obscur sans esprit qui, au fond, se sait
déjà fautif devant la liberté, c’est-à-dire la transparence. Il n’y a pas d’immédiateté vraie, il n’y a pas d’innocence, en raison du péché originel. La génialité sensuelle n’est pas davantage immédiate que la réflexion du séducteur.
41Je suis fautif car je suis libre, et je ne peux redevenir animal ou plante, je suis libre et je n’ai pas un devenir animal ou plante. Rien ne pourra m’ôter cette liberté, me la faire oublier. Non pas comme chez Sartre, car je buterais sur elle comme sur la contingence, mais parce que, une fois que je suis créé, la violence, l’oubli, le fond, c’est le mal et je le suis.
42Autrement dit, je joue le jeu d’une fausse immédiateté, d’une fausse nature, en séduisant je reviens à un stade qui veut occulter la liberté en se réfugiant dans l’immédiateté, la nature. Mais j’y reviens non par la nature mais par la réflexion. Or la réflexion après la liberté c’est le mal. Fictionner une immédiateté, ce n’est pas seulement fictionner un vide (la superficialité du séducteur, le jeu des apparences, l’occasion qui fait le larron, l’instant propice, la valse des identités, etc.), c’est bétonner la forteresse, c’est vouloir le vide.
Vouloir le vide c’est renoncer à la liberté, donc l’occulter (se dissimuler, se fermer), reculer devant elle comme devant Dieu, pour me préserver,
quitte à vouloir détruire le monde. Alors je me préserve comme fiction, comme spectre, puisque renonçant à la liberté, j’ai renoncé au réel, la lumière, comme mélancolique désespéré, et je me préserve en vampirisant le réel.
Le stade esthétique c’est le bal des vampires, c’est-à-dire la transparence au prix de l’inexistence, l’inexistence, l’ubiquité, soit la fausse liberté au prix de la renonciation à la liberté : la machine infernale de la servitude du mal que rien ne vient rédimer (d’où le thème de l’infernale ronde criminelle, le réel cannibalisé, etc.)
« Ma tristesse est mon château-fort. Il se dresse comme un nid d’aigle au sommet d’une montagne et s’élève haut dans les nuages. Personne ne peut l’assaillir. De là, je vole jusqu’en bas dans la réalité. Je ramène mon butin dans mon château. Mon butin ce sont des images. Je les fais entrer dans une tapisserie et j’en revêts les murs de ma chambre. Ainsi je vis comme un homme décédé. Tout ce que j’ai vécu, je le plonge dans les eaux baptismales de l’oubli et je le consacre à l’éternité du souvenir. Tout ce qui est fini et accidentel est ôté et oublié. Alors je suis assis, là, livré à mes pensées, comme un vieil homme aux cheveux gris et j’explique image après image, d’une voix basse, presque comme un murmure. »
(« Diapsalmata » in
Ou bien… Ou bien, cité d’après Jean Wahl)
43De ce Dracula, de ce diable, on pourrait dire qu’il
annule le détail (ce qui est fini est ôté), comme aussi bien qu’il le consacre (il n’y a que du fini). C’est le propre de la phrase spéculative de se renverser :
le fini et l’infini passent l’un dans l’autre. Mais Dieu et le diable ne permutent pas, sauf comme puissances mythiques, c’est-à-dire esthétiques. Et nous rejoignons Kierkegaard et Schelling. Si la lumière sort des ténèbres, c’est la lumière qui nous fait connaître la ténèbre, c’est la liberté qui nous fait connaître la servitude. C’est Dieu qui nous fait connaître le diable.