Minuit dans l’histoire. Commentaires des thèses de Walter Benjamin « Sur le concept d’histoire ». Le titre et le sous-titre, sobres et nets, sont à l’image de la tonalité générale de l’ensemble de l’ouvrage, composé de dix-neuf chapitres, d’une introduction et d’une note finale. Chaque chapitre correspond ainsi à l’une des dix-neuf thèses de Walter Benjamin « sur le concept d’histoire » (si l’on prend en compte la « XVIIa » découverte par Agamben). La thèse est citée, d’abord dans sa traduction, puis en langue originale, avant que le commentaire ne se déplie en deux temps : 1. Explicitation ; 2. Sens et actualité. Et pourtant, au sein de cette structure linéaire, d’apparence rigide, c’est, à chaque fois, la diffraction propre du travail de Benjamin qui apparaît, de ses articles de jeunesse jusqu’au
Livre des passages, y compris plusieurs textes encore inédits en français. Les chapitres fonctionnent à la manière de cellules, ou plutôt de monades, et avec le souci philologique minutieux et passionné de l’approche choisie par Reyes Mate, c’est toute la constellation benjaminienne qui se déploie. Or cette méthode fonctionne de manière particulièrement efficace pour ce type de corpus, ne cédant rien à sa précision et à sa rigueur tout en rendant justice à son ampleur.
2Mais, dira-t-on, en cette période où tant de livres consacrés à Benjamin, dont la qualité, d’ailleurs, n’est pas toujours au rendez-vous, qu’apporte cet ouvrage d’un auteur espagnol ? Il faut savoir, à cet égard, que Reyes Mate, peu connu du public français, travaille depuis le début des années 70 dans le champ de la philosophie politique et plus précisément sur la question de la mémoire, sur le rapport entre histoire et mémoire. Il fréquente la pensée de Benjamin depuis très longtemps et sa connaissance de son œuvre, aussi bien que des travaux qui y sont consacrés dans plusieurs langues, est exceptionnelle. Et pourtant, aucune lourdeur érudite ne vient peser sur ces pages. Au contraire, Reyes Mate va droit au but, et s’il est bien au fait et mentionne au passage les querelles de spécialistes sur sa pensée, pour réfuter parfois sans concession le bien fondé de telle ou telle position, sa cadence n’en est jamais entravée, si bien qu’il n’hésite pas, avec l’assurance que confère une connaissance solide du corpus, à saisir les problèmes des Thèses par des bouts inattendus en les replongeant dans le bain de l’actualité pour les éclairer d’une lumière renouvelée, loin des poncifs. Telle serait la gageure relevée avec succès par cet ouvrage : maintenir un équilibre, une tension entre analyse pointue des textes et mise en perspective de leur portée, et tout cela dans une langue d’une clarté cristalline. À cette tension, et sans doute n’est-ce pas un hasard, répond la tension traversant tout le livre, comme la pensée de Benjamin au moment de la rédaction des Thèses, entre matérialisme et messianisme. Voilà peut-être ce que ce volume nous offre dans le massif des ouvrages disponibles en français consacrés à Benjamin et notamment à ses Thèses « Sur le concept d’histoire ». On ne trouvera ici nulle gêne, nul embarras quant à l’articulation des versants messianique et matérialiste ni quant à la possibilité pour un commentaire de se tenir sur la pointe aiguisée où érudition et « clarté de l’exposition » se conjuguent.
3Il convient enfin d’ajouter que cet ouvrage fait partie d’un ensemble de trois volets. Le premier, intitulé
Memoria de Auschwitz [Mémoire d’Auschwitz], est paru en 2003 (non traduit en français). Le deuxième est celui dont on parle ici (première édition en espagnol en 2006). Le troisième a été couronné du Prix national espagnol de l’essai en 2009 et a pour titre
La Herencia del Olvido [L’héritage de l’oubli]. En d’autres termes, nous avons affaire à une pensée en mouvement, qui va s’approfondissant, accordant une place centrale à Walter Benjamin, comme en témoigne ce remarquable livre devenu indispensable à quiconque s’intéresse aux Thèses « Sur le concept d’histoire ». Ces Thèses ont beaucoup à nous apporter à nous vivants contemporains. L’ouvrage de Reyes Mate est là pour nous le rappeler et nous inviter à leur méditation prolongée en vue d’interroger et de repenser notre présent, à la lumière d’un concept d’histoire exigeant, infusé de mémoire. Un dernier mot pour saluer la traduction d’Aurélien Talbot qui a su rendre la qualité affûtée du style de pensée de Reyes Mate. Il faut espérer qu’à cet objet inattendu dans le paysage éditorial français sera réservé – si ce n’est immédiatement, du moins à terme – un accueil à la hauteur.