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 Des lieux communs de la modernité

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الموقع : سرير الحبيب
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04122010
مُساهمةDes lieux communs de la modernité

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1Le concept de modernité opère un partage, dès le Moyen Âge, entre les philosophes anciens (antiqui), insistant sur la priorité de la démarche conceptuelle et les modernes (modisti) qui mettent désormais l’accent sur l’universelle médiation du langage ; puis, au xviie siècle, entre les anciens, défenseurs des valeurs traditionnelles et les modernes, décidés à remanier le “ credo ” païen, en tenant compte des exigences chrétiennes ; un peu plus tard encore, entre les penseurs des Lumières, partisans du progrès et de l’universalité et les écrivains romantiques, gardiens des traditions et des particularismes ; enfin, au xxe siècle, entre les dévots partisans de la tradition et les fervents promoteurs des techniques.

  • 1 . L’involution signifiante qui, selon Lacan, désigne la logique de la discontinuité est elle-même, d(...)

2À chaque époque, écrivains, philosophes, artistes et religieux ont trouvé un réel intérêt – et plaisir – à se dire modernes, en accusant un écart infranchissable entre un passé dépassé et un avenir prometteur. À quelle fin ? Sans doute, et c’est la réponse que l’on fait spontanément : afin de montrer que la culture se construit progressivement au travers de l’histoire des savoirs. Aussi l’écart invoqué est-il la marque d’un rapport d’influence exercé sur le cours des choses, qui ne peut être que meilleur. Mais, dans cette perspective, l’évolution de la culture est pensée au travers d’une rhétorique de la vie et, du même coup, elle obéit à une trajectoire analogue à celle du vivant. Cette logique se trouve hérissée de mutations continuelles, qui métamorphosent les coupures en sutures et l’involution signifiante en évolution symbolique 1. Par ailleurs, ces représentations historiques entendent légitimer une même revendication de nouveauté, qui impose, à la figure de la répétition, une modalité stochastique.


  • 2 . Le concept de postmodernité désigne, comme l’a montré J. F. Lyotard, une nouvelle forme d’esthétiq(...)

3Ce qui distingue la modernité d’hier de celle d’aujourd’hui, ce sont deux déterminations essentielles : l’une dérive de l’emprise complexe que la technique exerce sur le cours de notre vie ; l’autre tient à la figure spécifique que cette dernière est alors contrainte d’épouser. À la différence de la logique du vivant qui s’exprime par mutations, la logique de la technoscience se développe au rythme de transmutations indéfinies. Cette dimension – qui constitue le descriptif de la modernité –, la postmodernité l’aggrave en la tournant en dérision 2. Mais, au-delà de ce constat de surface, l’on observe que cette trame idéologique trouve, dans des lieux communs insistants, les principes régulateurs de son déploiement, à savoir : la subjectivité du regard, l’esthétisation du monde, la rationalisation de l’agir et l’éthicisation des comportements.
I. La subjectivité


4La modernité commence avec l’avènement de la subjectivité dont Descartes établit définitivement la théorie. En réalité, ce tournant philosophique et culturel est l’aboutissement d’une lente maturation, qui s’inscrit dans une tradition culturelle, où dominent de grandes “ époques ” repérables. Celle de l’individualisme timide du xiiie siècle, fondé sur des raisons aussi bien philosophiques qu’économiques 3 ; celle de la subjectivité religieuse qui constitue le “ dogme ” fondamental de la Réforme ; celle de l’émergence du cogito cartésien qui s’impose en principe de la science et la conscience ; celle du subjectivisme transcendental, qui domine le xviiie siècle ; celle de l’“ égoïté ” empirique de la philosophie utilitariste anglo-saxone, que sanctionne, au xxe siècle, l’idéologie du libéralisme moral et économique ; enfin celle de l’individualisme épistémique, qui constitue le schème de référence des sciences humaines 4. On le voit, le modèle de la subjectivité est complexe : il ne saurait se réduire à l’épure conventionnelle du sujet cartésien, même si ce dernier continue de hanter les profils qu’il a lui-même générés. La subjectivité est, en réalité, la résultante d’un processus de “ réflexivité ”, en vertu desquels l’homme proteste de lui-même face au monde et même face à Dieu. “ Ce n’est que parce que – et dans la mesure où – l’homme est devenu, de façon insigne et essentielle, sujet, que par la suite doit se poser pour lui la question expresse de savoir s’il veut et doit être un Moi réduit à sa gratuité et lâché dans son arbitraire, ou bien un Nous de la société ; s’il veut et doit être seul ou bien faire partie d’une communauté ; s’il veut et doit être une personne dans le cadre de la communauté, ou bien être un simple membre du groupe dans le cadre d’une “corporation” ; s’il veut et doit exister comme État, Nation et Peuple, ou bien comme Humanité générale de l’homme moderne... ” 5.

  • 3 . Cet individualisme est aussi bien préconisé par le courant conceptualiste représenté par Thomas d’(...)
  • 4 . Il s’agit d’un sujet-structure, qui, malgré son profil transcendantal, se trouve transformé par le(...)
  • 5 . M. Heidegger, “ L’époque des “conceptions du monde” ”, dans Chemins qui ne mènent nulle part, Pari(...)


5Le sujet de la modernité émerge d’un travail d’abstraction, qui le pose en repli et en retrait des réalités, de l’être, de la relation. Heidegger a défini avec justesse les composantes de ce geste inaugural, en commentant la signification de la démarche cartésienne. La réflexivité du cogito, en effet, suppose deux réquisits. Le premier recouvre ce qu’il est commun d’appeler le primat de la représentation et le second la revendication d’un fondement... En clair, il n’y a point de sujet qui ne soit objet de la représentation, au triple sens conceptuel, diplomatique et théâtral de ce terme. Le “ moi ” se projette dans une image, dans laquelle il se met en scène et qui, d’une certaine façon, lui tient lieu de profil identitaire. En se représentant au sens conceptuel, il se pose en auteur ; en se représentant, au sens diplomatique, il se pose en agent ; en se représentant au sens théâtral, il se pose en acteur. Mais ce moment stratégique de l’engagement réflexif enveloppe un autre moment tout aussi décisif : celui de la domination de la représentation comme lieu exclusif de l’affirmation de soi :

  • 6 . Op. cit., p. 81.

“ Là où le monde devient image (Bild), la totalité de l’étant est comprise et fixée comme ce sur quoi l’homme peut s’orienter, comme ce qu’il veut par conséquent amener et avoir devant soi, aspirant ainsi à l’arrêter, dans un sens décisif, en une représentation. “Weltbild”, le monde à la mesure d’une “conception”, ne signifie donc pas une idée du monde, mais le monde lui-même saisi comme ce dont on peut “ avoir-idée ” 6.



  • 7 . Ibid. Nous soulignons.

6En s’exposant dans l’image de soi, le sujet prend fait et cause, d’abord, de lui-même, et ensuite, du monde. En se représentant, il s’institue comme tel : sujet de l’être qu’il est, mais aussi de l’être-en-totalité, qui le déborde de toutes parts. À juste titre, Heidegger nous rappelle que la représentation de l’être bascule désormais dans l’être de la représentation. Tels sont les deux présupposés de la subjectivité : le sujet se réfléchit dans l’image et, en même temps, érige cette image en pôle de gravitation du monde : “ ... l’homme se met lui-même en scène, c’est-à-dire dans l’évidence banale de la représentation commune et officielle. Ce faisant, l’homme se pose lui-même comme la scène sur laquelle l’étant doit désormais se présenter, c’est-à-dire être image conçue7. C’est cette détermination qui, selon Heidegger, constitue la nouveauté de la modernité et distingue radicalement l’Ancien du Moderne. C’est elle qui érige la modernité en événement épistémique : elle nous projette dans une civilisation de l’image. Entendons par là l’image au sens de théorie, de vision du monde, de mise en scène de l’être et, finalement, au sens esthétique et médiatique du terme. Avant d’être un concept, la nouveauté désigne un tournant imaginaire dans notre culture : le moment messianique où l’être, le monde, le concept et le langage “ font image ” : “ L’époque qui se détermine à partir de cet avènement n’est pas seulement, pour la contemplation rétrospective, nouvelle par rapport à la précédente, mais elle se pose elle-même et formellement comme celle des Temps Nouveaux. Être nouveau : voilà qui appartient au Monde devenu Image conçue ”.

7La subjectivité est constituée par l’opération d’un double transfert : celui du sujet dans la représentation et celui de l’être-en-totalité dans cette représentation subjective. Celle-ci devient la mesure du monde, de l’être et de l’action. Événement capital dont la modernité explore les possibilités indéfinies qu’il a libérées. On comprend qu’il ait pour corollaire l’événement de la mort de Dieu, puisque l’homme, en se posant en fondement, occupe la place vacante de l’Absolu. Le sens est une esquisse (Entwurf) de la subjectivité, un projet construit par l’homme et pour l’homme. De ce sens, le sujet, qu’il soit pensé comme conscience sans faille, comme être divisé ou comme être inscrit dans un champ structuré cherche à s’assurer une maîtrise inconditionnelle.

  • 8 . Voir sur cet aspect de l’impérialisme du sujet de la modernité : J.-L. Nancy, “ La vérité impérati(...)

8Or, en réduisant l’être objectif à l’être subjectif, la pensée cartésienne a eu pour effet de déraciner la subjectivité de l’être et de mettre ce dernier à distance du monde. Sans cette opération de distanciation, comment pourrait-il y avoir mise en scène de l’être ? Comme l’a montré Heidegger, le sujet est immergé dans l’être, avant même de penser. Et pourtant, voilà que le cogito cartésien commence par s’arracher au monde, par s’enfermer dans le miroir de la réflexivité, pour, ensuite, tenter de récupérer, par le recours à la vérité divine, l’être qu’il a préalablement déserté. C’est parce que le moi est dans l’être qu’il pense, et non l’inverse : sum, ergo cogito. C’est bien l’oubli de l’être, c’est-à-dire du rapport de l’homme au monde concret des significations qui est le ressort d’une nouveauté assimilée à l’actualité de l’affirmation de soi. Négligé en amont, l’être est retrouvé et restitué en aval, mais, cette fois-ci en étant reconstruit sur l’axe exclusif des exigences de la subjectivité. C’est alors le refoulement de l’être qui préside à l’avènement impérial du soi 8.


  • 9 . Voir sur l’oubli du langage, l’essai de J. Derrida, La Voix et le Phénomène, Paris, P.U.F., 1967,(...)
  • 10 . E. Husserl, dans La Crise de l’humanité européenne, tente désespérément de soustraire la subjectiv(...)

9Mais pour reconquérir le domaine de l’être dont il s’est éloigné, l’homme recourt à la technique. Aussi celle-ci, rendue possible par le déni de l’être, devient-elle l’instrument du remodelage de l’être à l’image du cogito. Elle est le symptôme du désaveu de la parole créationniste. C’est ce qu’exprime Heidegger, en indiquant que la technique est par essence subjective. Il veut dire qu’elle fait partie de l’équipement de la théâtralisation du sujet. Elle est, en effet, la figure accomplie de la subjectivité qui s’est déployée en retrait de l’être et en repli sur elle-même. Elle est, du même coup, le témoignage extrême de l’oubli de l’être, puisque c’est justement en refoulant l’être que le sujet se produit comme tel. Même si la phénoménologie retourne aux choses mêmes, elle ne parvient pour autant à retourner le modèle cartésien. Elle se contente de greffer, sur ce dernier, les dimensions symboliques qu’il a préalablement récusées, comme l’illustrent notamment la question du langage et celle de l’intersubjectivité dans la philosophie de Husserl 9. Or, c’est, paradoxalement, à ce même modèle d’une subjectivité instrumentalisée par la technique que la pensée husserlienne reprend les attendus épistémologiques, tout en condamnant les dangers d’inversion et de perversion qu’il autorise pourtant 10. La “ subjectivisation ” du regard lance le sujet dans la reconquête technique de l’être. Oublié en amont, (sum, ergo cogito), il est reconstruit en aval (cogito, ergo sum). Dans la technique, l’être oublié fait symptôme, en se redressant sur l’ergo de la pensée.
II. L’esthétisation du monde


10Le sujet de la modernité, arraché au socle de l’être-au-monde, se trouve pour ainsi dire, coupé des objets, auxquels il doit faire face. Produits par la technique, il les organise en réseaux et en systèmes. Ce double geste de production et de structuration relève d’un travail d’esthétisation, auquel oblige la subjectivité en prise sur la technique. Un tel travail témoigne de la manière spécifique dont le sujet assume désormais son rôle de Créateur.

  • 11 . B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, “ La Découverte ”, 1991.

11L’esthétisation est un travail de construction et d’organisation des objets, qui tient compte de valeurs utilitaristes, comme l’efficacité, le confort, la polyvalence des usages, le plaisir, mais aussi de valeurs symboliques, comme les exigences d’harmonie, de convivialité et de partage. Elle suppose, de prime abord, un mouvement de distanciation qui oppose le sujet individuel à l’objet fabriqué. On saisit mieux la portée de ce phénomène, si l’on admet que le monde des significations se trouve préalablement écarté de la sphère de la subjectivité, pour être recomposé comme un objet offert au regard. Certes, comme l’a analysé B. Latour 11, une telle objectivation sanctionne une distanciation maximale entre la subjectivité et les constructions qu’elle affronte. Si nous transposons ce schéma dialectique, dans un discours anthropologique, nous dirons que la modernité s’inscrit dans une épistémologie de la division et de la scission et qu’elle disparaît, dès que s’engage un travail de médiation, qui recompose le tissu humain et social des objets techniques et le tissu matériel, artificiel et mécanique du sujet humain. Ainsi, l’opposition rugueuse existant, par exemple, entre le monde socio-politique de Hobbes et le monde technique de Boyle s’estompe, si l’on considère que Hobbes interprète les interactions sociales selon les lois de la mécanique et que l’invention de Boyle, en l’occurrence celle de la pompe à air, induit un nouvel imaginaire capable de faire vaciller les représentations politiques, jusqu’ici consolidées autour de l’horreur du vide.

12Le schéma hégelien – dont se réclame implicitement B. Latour – ne s’applique cependant pas aussi heureusement qu’on le dit. Le moment de médiation ou de réconciliation qui succède au travail de distanciation ou d’objectivation se trouve, en effet, sans cesse différé pour des raisons qui touchent à l’essence même de la modernité. L’analyse de Heidegger – à condition d’en balayer l’écume romantique – est encore éclairante sur ce point. En se séparant du monde réel, le sujet humain se pose face à un monde-image (Bild). Ce qui ne signifie pas que le monde soit l’image projetée par la subjectivité. Cette image, qui est, en effet, construite avec l’arsenal palliatif de la technique nous transporte dans un nouvel imaginaire. Or, cet imaginaire, qui, comme tel, échappe à une totale visibilité nous interdit de nous rechercher en miroir. Il caractérise l’esprit de notre époque. Être moderne, c’est se reconnaître dans l’image, mais aussi se chercher ailleurs : dans le point de fuite de celle-ci, dans l’extériorité hypothétique qu’elle indique. Le monde nous renvoie ce que nous sommes, mais autrement. Il confirme nos attentes, mais les déçoit et, ce faisant, les ravive. Telle est sans doute le sens de la modernité : produire sans cesse de la nouveauté, c’est-à-dire des objets, à la fois familiers et étranges, attendus et souhaités, mais aussi insoupçonnés et inédits, pour nous pousser à épouser l’intentionalité aventureuse de l’imaginaire.

  • 12 . Voir à ce sujet M. Heidegger, “ Ce qui fait l’être-essentiel d’un fondement ou “raison” ”, dans Qu(...)

13La distanciation ouvre et délimite la scène d’un spectacle où chacun devient acteur. Elle conduit, sans doute, comme l’établit Hegel, à une réconciliation, mais celle-ci n’est pas qu’intellectuelle. Elle passe, en effet, par des médiations, constituées par une série d’événements spectaculaires. Le monde est, en effet, joué. Hobbes fait, le premier, la théorie de ce monde-spectacle qui se déplie dans la fracture béante du sujet et l’objet. Au Dieu, auteur de l’univers, il substitue le Léviathan, “ dieu mortel ” et “ grand Acteur ”, qui préside au jeu des rapports socio-politiques. Certes, Descartes avait déjà posé les jalons de cette insolite conception, en faisant du monde la scène baroque, où un autre grand Acteur, Malin Génie, se complairait à nous illusionner. Bien avant lui, Héraclite, les Stoïciens et St Augustin ont esquissé le profil d’un monde théâtral, où chaque acteur se “ dispute ”, à l’envi, le jeu de l’existence 12. C’est dire que l’on rate le concept de modernité, à en faire, comme B. Latour, le premier moment d’une opposition dialectique où l’humain entrerait en conflit avec le non-humain, le moi avec le non-moi. La distanciation est, au sens brechtien, la condition d’une mise en scène, et non le résultat d’une épuration, à laquelle il “ faudrait ” remédier à coup de surdéterminations anthropologiques. Elle nous enjoint, sans nul doute, de réconcilier les extrêmes isolés, mais un tel travail est désormais affaire de jeu, de spectacle, d’esthétique, de “ montage ”, de composition... et peut-être de bêtise et de naïveté.


  • 13 . M. Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 314 s.

14Ainsi spécularisé et “ spectacularisé ”, le monde est mis en visibilité, mis en perspective, mis en système. C’est sur cette opération d’ordonnancement et d’agencement, à coup de scripts et de scénarios, que s’achève le processus d’esthétisation. Telles sont les représentations molaires qui commandent les créations de la modernité. Elles inspirent les œuvres artistiques, les travaux de l’urbanisme contemporain, les opérations de formalisation, de modélisation des sciences humaines, les réalisations de projets en tout genre : aussi bien ceux qui portent sur la mise en valeur du patrimoine et sur le management d’entreprise, que sur les trajectoires éducatives et professionnelles. C’est le jeu qui s’impose désormais comme médiation entre le sujet et l’objet. C’est par le jeu que le sujet humanise le monde de la technique et de l’artifice et c’est aussi par lui que le monde de la nature et de la matière se re-présente comme une extension symbolique du corps humain. À juste titre, l’epistémê de la modernité, que Michel Foucault nomme aussi epistémê de la finitude, exprime l’impensé de l’epistémê de l’analogie définie par un jeu de correspondances symboliques et celui de l’epistémê de la représentation, définie par un jeu de reflets indéfinis. Elle s’impose peu à peu, dès que l’homme s’interroge sur les limites des analogies et sur l’échappée, qui mesure et situe le miroir 13 qu’il s’essoufle à traverser. Telle est sans doute la raison, pour laquelle les découvertes intellectuelles se font rares aujourd’hui. Ainsi, les sciences humaines, à peine nées, s’exténuent à agencer des concepts importés, à “ produire ” – sans inventer ni créer – de la nouveauté par un travail de réappropriation, de remaniement, de transposition et de recomposition. La recherche est affaire de répétition esthétisante et d’illusion messianique.
III. La rationalisation de l’agir


15Subjectivité et esthétisation sont les deux modalités majeures de la rationalité moderne. La modernité se caractérise essentiellement par l’imposition du primat de la raison subjective. Mais cette détermination hégelienne n’est pas dépassée, en vertu d’une logique de l’Absolu. Elle se trouve, au contraire, investie dans une autre détermination : celle d’une raison esthétique que les penseurs de l’école de Francfort ont bien mis en lumière. Nous allons à présent dégager le processus de rationalisation qui a servi de fondement à ces deux déterminations de la modernité. On ne saurait alors que donner raison à M. Weber qui voit, dans l’époque moderne, le moment crucial de la rationalisation des actions et des valeurs.

  • 14 . M. Weber, L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1962.

16Rappelons que, dans cette perspective, le rationalisme occidental s’épanouit sur quatre fronts principaux. Celui, d’abord, de la rationalisation sociale qui affecte les domaines du droit, de l’économie et de l’État. Celui aussi, plus sensible, de la rationalisation culturelle, qui englobe celle de la science, de l’art moderne et de la morale initialement religieuse. Celui, enfin, du système de la personnalité, constitutif du monde propre de l’individu, où interagissent les deux types de rationalisation précédents. À tort ou à raison, M. Weber reconnaît une influence dominante et déterminante à la rationalisation opérée sur le terrain du droit et de la morale 14. Cette dernière, à la différence, par exemple, de celle qui affecte l’art moderne, collabore, d’une façon plus intensive que les autres secteurs, à la structuration du monde humain.


  • 15 . Ce schéma kantien est remanié par M. Weber et J. Habermas.

17Sans doute, parmi les activités sociales et culturelles, toutes ne sont-elles pas mobilisées. Certaines résistent, en effet, à ce processus, dans la mesure où elles relèvent de l’imitation, porteuse des rituels et des traditions, ou encore de l’affectivité et de l’émotion, comme on l’observe souvent, aujourd’hui, dans les médias. Seules, les activités relevant de la rationalité pratique, comme le droit, l’économie et la morale, concourent, d’une façon privilégiée, à l’institution du régime moderne de la rationalisation. Or, ces dernières se distribuent en deux domaines que l’action a pour fonction de hiérarchiser : le domaine des fins ou des résultats qui réglementent l’efficacité technique et le domaine des finalités ou des valeurs qui régissent l’efficacité symbolique. Tels sont les deux plans que la rationalité pratique croise et tresse, en donnant la priorité tantôt aux résultats recherchés, comme dans les opérations économiques, tantôt aux fins visées, comme dans les choix à effectuer et dans les comportements à adopter 15.

18Il existe bien deux idéaux-types de la rationalité pratique, qui structurent le comportement de l’homme moderne. Le premier subordonne les visées à l’obtention des résultats : il est propre au technicien, à l’industriel, et surtout à l’économiste qui place, au premier plan de ses préoccupations, l’accroissement de la production et des richesses. Le second, en revanche, met en avant les valeurs humanistes – et religieuses – qui inspirent un ensemble d’activités plus larges. C’est cette rationalité ambivalente qui est caractéristique du chef d’entreprise calviniste qui, d’un côté, assume la responsabilité des résultats et, d’un autre, maintient inentamées ses propres convictions, axées sur l’impératif de la prédestination. M. Weber entend montrer qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre la morale humaniste ou même religieuse et le travail de l’économie de marché, entre l’investissement de l’entrepreneur croyant qui mise sur Dieu et l’investissement du croyant entreprenant qui fait fructifier le capital, entre les deux régimes hétérogènes des valeurs morales et des valeurs économiques dont la modernité consacre la fracture. Ces deux visées, loin de s’opposer, renvoient l’une à l’autre et se fécondent mutuellement. La foi en Dieu, à la différence des conduites magiques, libère le champ des activités profanes et la réussite économique devient un signe de la prédilection divine, de la réalisation de la promesse messianique.
19Mais les valeurs morales sont par nature précaires. Une fois émancipées du cadre religieux qui leur confère cohérence et finalité, elles risquent de se morceler et de se parcelliser et, par conséquent, de provoquer la dérive des divers secteurs de l’activité humaine, désormais régis par la seule quête du résultat mercantile. La rationalité pratique qui constitue le système de référence de la modernité est menacée de dislocation. D’un côté, elle se décline dans un ensemble de valeurs, aussi nombreuses qu’inconsistantes. Tout est, en effet, susceptible de devenir valeur, c’est-à-dire objet d’investissement, intellectuel, affectif, financier et libidinal : tout, jusqu’aux choses les plus sacrées. La modernité ne se caractérise pas par l’absence de valeurs ou de repères, comme on le dit couramment, mais bien par leur trop-plein, par leur débordement. Situation inflationniste que M. Weber compare au polythéisme païen. Autant de valeurs, autant de nouveaux dieux. Mais, bien entendu, l’autonomisation des sphères des valeurs entraîne logiquement celle des sphères d’activités : les résultats qui occultent l’horizon des finalités se diversifient en fonction des sous-systèmes d’action qui les déterminent aux plans juridique, économique, politique, scientifique, artistique et religieux... Le morcellement des finalités entraîne la perte du sens ; celui des activités, la perte de la liberté. Perte du sens et perte de la liberté sont les deux causes du désenchantement du monde. On comprend dès lors pourquoi le héros est la figure anthropologique idéale de l’éthique de la modernité. Perdu au milieu de projets éclatés, il lui faut une force d’âme surhumaine, pour affronter des lendemains qui ne chantent plus. Même la morale stoïcienne apparaît ici d’aucun secours, dans la mesure où elle s’appuie sur la croyance obsolète en un système de valeurs solides et hiérarchisées, qui n’ont plus cours.

  • 16 . J.-P. Resweber, Le Paradoxe absolu ou l’“ ailleurs ” de Dieu, Paris, Cariscript, “ Prosopon ”, 199(...)

20Selon M. Weber, le syndrome de la modernité se cristallise dans la rationalisation de l’éthique, c’est-à-dire dans sa laïcisation et sa sécularisation. Jugement pour le moins paradoxal... Weber, en effet, reconnaît, d’une part, que le christianisme déchire lui-même l’espace d’un monde objectivé, nivelé et dévalué. À la différence des religions officieuses, de type magique, ou officielles de type politique, il situe la relation de l’homme à Dieu sur le plan d’une communication interpersonnelle, qui implique la désacralisation du monde 16. On ne s’étonnera donc pas de ce que les porteurs sociaux de la rationalisation soient eux-mêmes des acteurs privilégiés de la chrétienté : depuis les humanistes de la Renaissance jusqu’aux calvinistes dont Weber emblématise la position. Ce sont ces derniers, en effet, qui ont, à ses yeux, tiré les leçons les plus hardies du christianisme, en réalisant la planification de l’économie, sans pour autant rendre l’éthique définitivement autonome de la religion. Mais, d’autre part, Weber s’oppose, à tort, nous semble-t-il, à l’éthicisation radicale du monde, persuadé qu’il est que la rationalisation de l’éthique n’entraîne pas ipso facto celle du religieux. Il résulte de ce diagnostic, pour le moins hardi et périlleux, deux conséquences capitales. D’abord, la rationalisation présente ne porte que sur les images du monde, disons sur les représentations et les interactions sociales. Ensuite, elle ne saurait évincer le religieux chrétien, sans se ruiner elle-même. Selon le calviniste, la religion reste le principe nourricier de l’éthique. Aussi l’éthicisation du monde moderne ne peut ni ne doit être liée au destin d’une déchristianisation radicale du monde. Elle a donc pour effet non seulement de suspendre, pour un temps, le recours au religieux chrétien traditionnel, mais aussi de favoriser le retour d’un religieux plus évangélique, plus émotionnel, plus charismatique et donc plus “ accordé ” aux exigences de la subjectivité croyante.
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