1Lorsque l’Institut Monétaire Européen lança un concours afin de choisir l’iconographie des billets en Euro, il imposa qu’il n’y ait pas de références à un pays européen en particulier. Le lauréat du concours, Robert Kalina, décida d’évoquer les grandes époques de l’Europe (du style classique gréco-romain sur le billet de cinq euros à l’architecture moderne du xx
e siècle sur le billet de cinq cents euros) et illustra chaque billet d’édifices fictifs avec, au recto, un pont représentant ce qui relie les hommes, et au verso une fenêtre ou une porte toujours ouverte qui invite à se diriger vers l’avenir.
2Est-ce volontaire ou non, il est remarquable de constater que Robert Kalina a retrouvé les intuitions de Georg Simmel à travers la métaphore du pont et de la porte marquant le caractère dual de l’interaction.
3Longtemps éclipsées, les analyses de Georg Simmel sur l’argent connaissent aujourd’hui un net regain d’intérêt, notamment parce qu’elles permettent de mieux appréhender la place nouvelle que prend le fait monétaire depuis les années 1980, à la fois à travers les mouvements de « libéralisation des capitaux » (les « 3D » : déréglementation, désintermédiation, décloisonnement), la sortie de son « purgatoire culturel » et avec la naissance de l’Euro dès la fin des années 1990.
- 1 . P.-J. Rémy, « La forme et l’auto-organisation du social : la méthodologie implicite de G. Simmel »(...)
- 2 . Th. Rogel, « Quelques éléments sur la sociologie de Georg Simmel », DEES (Documents pour l’enseign(...)
4Cependant, Georg Simmel, n’ayant pas produit de textes présentant explicitement ses démarches théoriques, passe parfois pour un auteur « impressionniste », ce qu’il n’est assurément pas car ces démarches existent, et sont fort rigoureuses, mais, ainsi que l’écrit P.-J. Rémy, «
Simmel peut se découvrir à partir d’un seul texte tant tout est dans tout. Mais il ne se livre vraiment qu’après un long travail de décryptage »
1. Sa démarche est d’abord interactive (Simmel parlait « d’action réciproque ») et met l’accent sur les caractères à la fois d’union (« le pont ») et de séparation (« la porte ») propres à toute interaction
2 ; elle est aussi « sociologie de la forme » et, enfin, repose sur l’opposition entre deux mouvements de subjectivation et d’objectivation dont la tension fait la vie sociale même. Pourtant, on a pu le mal comprendre parce qu’à la différence d’un Durkheim ou d’un Marx, mais à l’instar de Max Weber, il ne cherche nullement à dégager de supposées « lois de l’Histoire » ou des causes (premières ou finales) de l’évolution ; il est avant tout un penseur du fluctuant et de l’indétermination et, plus que des réponses, nous donne des clés d’analyse dont il nous laisse toute disposition.
5Traduit tardivement, la
Philosophie de l’argent, ouvrage majeur pour le problème qui nous intéresse, est quasi inépuisable par sa richesse conceptuelle, aussi nous cantonnerons nous à un aspect parmi d’autres, mais un aspect central, celui des relations entre subjectivation et objectivation d’un phénomène qui est, pour Simmel, tout autant intellectuel que marchand.
6Jusqu’à présent, l’analyse de la monnaie a été le quasi-monopole des économistes or la prise en compte de l’argent comme objet social, et pas seulement de la monnaie comme ideal-type des économistes, permet assurément de renouveler les analyses monétaires. Et les apports de Simmel sur l’argent permettent d’affiner la compréhension des phénomènes de « naissance monétaire », en particulier de naissance de l’Euro.
L’argent de Simmel et la monnaie des économistes La monnaie des économistes : un « idéal-type » 7Le terme « argent », utilisé en général pour présenter les travaux de Simmel, traduit imparfaitement le « Geld »
3, allemand mais a le mérite de le distinguer de la « monnaie » des économistes.
- 3 . G. Simmel, L’Argent dans la culture moderne, (introduction de A. Deneault), Paris, Éditions de la(...)
- 4 . On a pu montrer combien cette évolution doit être nuancée, la monnaie « dématérialisée » existant(...)
8Pour ces derniers, la monnaie est caractérisée par trois fonctions – transaction, unité de compte, réserve de valeur – impliquant trois qualités – divisibilité, inaltérabilité, acceptation par tous. Il s’agit alors d’un objet neutre, servant de substitut à la pratique du troc, réduit à de pures fonctions économiques et s’insérant dans des séries d’échanges individuels ; et s’il n’a pas d’emblée cette apparence, il y tend par un processus de dématérialisation dont les économistes postulent l’existence
4. Rien n’est dit ici des dimensions extra économiques que tout un chacun est en mesure d’expérimenter quotidiennement : fascination, puissance, liberté… toutes les dimensions qui participent effectivement à la vie sociale. À ce titre, on peut dire que la monnaie des économistes constitue un « ideal-type » de l’objet social qu’est la monnaie.
9Notons toutefois l’existence de plusieurs courants d’analyse chez ces mêmes économistes : pour les uns, les classiques et néoclassiques, la monnaie n’est véritablement rien d’autre qu’un substitut du troc et ne peut donc être désirée que pour l’échange qu’elle permet de faire, la monnaie n’est alors qu’un « voile » projeté sur les échanges réels. Cependant, cette dichotomie entre la « sphère réelle » et la « sphère monétaire » ne sera que partielle chez des auteurs comme F. Von Hayek qui envisage un impact du monétaire sur le réel via l’évolution des prix relatifs et absente chez Keynes pour qui l’importance de l’incertitude fait que la monnaie peut être désirée pour elle même soit sous forme d’épargne de précaution soit dans un objectif de spéculation, ce qui constitue un premier pas en direction de la prise en compte des dimensions extraéconomiques de la monnaie.
L’argent de Simmel : un objet social 10Les analyses strictement économiques de Simmel sur la monnaie sont relativement classiques puisqu’il adopte une position proche d’une analyse autrichienne, alliant la théorie quantitative à la non neutralité de la monnaie. Cependant, il ajoute à cela toutes les dimensions sociologiques et psychologiques de l’argent. Ce sont ces dimensions qui sont aujourd’hui redécouvertes et réintégrées dans des analyses économiques comme celles d’André Orléan.
11Par exemple, c’est une erreur que concevoir l’argent comme un pur instrument individuel ainsi que le font les économistes. En effet, sous l’apparence d’un lien entre deux individus, l’argent met l’individu en relation avec la société dans son ensemble puisque tout porteur de monnaie est en droit d’acquérir tout ce qui est proposé dans la sphère marchande ; on peut dire ainsi qu’il est titulaire d’une créance sur l’ensemble de la société. L’argent est donc avant tout un « bien public » et un « objet social ».
12Par ailleurs, l’argent n’est pas un simple intermédiaire mais doit être appréhendé comme un « moyen des moyens » et un objectif à part entière s’insérant dans les « chaînes téléologiques » et accentuant leur essor. Pour Simmel, les « chaînes téléologiques », c’est-à-dire toutes les étapes allant de l’intention de l’individu à l’obtention et à la jouissance de l’objet, tendent à s’allonger à mesure que la division du travail s’étend dans la société. Ainsi, au-delà d’une hypothétique situation d’autoconsommation, l’objet constitue un moyen d’arriver à satisfaction soit en tant que bien de production soit en tant que moyen d’échange.Mais son efficacité téléologique sera limitée par sa nature qui contraint les possibilités de production et/ou réduit les possibilités d’échange. Le seul bien à ne pas subir ces contraintes est l’argent ; ne servant à rien, sinon à l’échange, il peut servir à tout et est donc accepté par tous. De plus, comme la meilleure façon d’atteindre un objectif est de se focaliser, non pas sur l’objectif en question, mais sur les moyens nécessaires pour l’atteindre, l’argent, étant le « moyen des moyens », occupe une place prééminente dans la hiérarchie des « chaînes téléologiques » et devient au final un objet en soi.
Les effets contradictoires de l’argent 13Si on retient l’idée que l’argent n’est pas un simple intermédiaire des échanges mais un objet social à part entière, la prise en compte de ses effets extra-économiques s’avère indispensable.
Une entrée dans la première modernité L’argent au cœur de l’objectivation 14Selon Simmel, l’argent va être le principal agent – avec l’Intellect et le Droit – d’un mouvement d’objectivation de la société qui en marque la première modernité, mouvement qui se traduit par une tendance à la généralisation (on ne pense plus en termes de rapports personnels – le notable et le manant – mais en termes de groupes ou de classes – entre les capitalistes et les prolétaires), à l’abstraction et au relativisme – relativisme permis par le fait qu’en servant de moyen de compensation et de comparaison, à travers sa fonction d’unité de compte, l’argent va favoriser la capacité à confronter et à comparer des éléments qualitativement incomparables.
15Cette objectivation s’opère d’abord dans la sphère des échanges économiques où l’on observe une élimination graduelle des éléments subjectifs que l’on trouvait dans le vol ou le Don non ritualisé, voire dans le troc, et, à mesure que les échanges s’étendent, s’impose une valeur indépendante des appréciations individuelles, l’objectivité du prix étant maximum dans le cas de l’établissement d’un prix de marché. En l’occurrence, l’argent n’est pas un facteur premier de cette évolution mais, étant le « moyen des moyens », il en accroîtra notablement les effets.
16Cette objectivation est également marquée par une impersonnalisation croissante des relations dont le meilleur exemple est le fait que la monétarisation de l’économie livre l’individu aux mécanismes de marché qui peuvent être au moins aussi coercitifs que les relations personnelles.
- 5 . G. Simmel, « métropole et mentalités », in Grafmeyer, « L’École de Chicago », Paris, Éd. Aubier,(...)
17Ce type nouveau de relations va trouver à se développer pleinement dans l’anonymat du monde urbain, et particulièrement dans les grandes villes, car là où l’on côtoie continuellement des inconnus, il est nécessaire de trouver un moyen terme entre la distance et la proximité : il est impossible d’y vivre sans être en contact avec les autres mais des liens forts, comme dans le cadre communautaire, rendraient la vie tout aussi impossible
5. L’établissement de liens relativement impersonnels semble donc indispensable et l’argent sera le meilleur agent de mise en place de ce type de lien.
18Ainsi, l’usage de l’argent, en libérant l’individu des liens de tutelle personnalisés mais aussi par sa mobilité et par les possibilités qu’il offre de changer d’activité, est l’agent essentiel de l’essor de l’individu et des minorités mais les mettra face à l’objectivité du monde.
Temps et espace 19L’argent va également avoir des effets sur les structures mêmes des sociétés en modifiant leur rapport au temps (à leur « rythme » interne) et à leur relation à l’espace.
20Rapport au temps puisqu’il participe à l’accélération du rythme des sociétés, notamment dans la sphère économique. En effet, étant divisible, il favorise les petits achats, or il existe des effets psychologiques de seuil qui font qu’on fera plus facilement plusieurs achats de petite valeur plutôt qu’un seul achat d’une valeur pourtant égale à la somme des achats précédents.
- 6 . G. Simmel, « La mode », Tragédie de la culture, Paris, Rivages, 1988.
21Par ailleurs, par ses effets sur les prix relatifs, l’argent mettra les biens de luxe à portée de main des catégories les moins favorisées, stimulant alors la volonté de différenciation par la consommation des catégories supérieures. L’argent stimulera donc le cycle « imitation-distinction », notamment à travers le mécanisme de la mode
6.
22Relation à l’espace, également, puisqu’il favorise les liens à distance et, ce faisant, permet la coopération entre individus lointains, différents et ne se connaissant pas. Pour lui, la société par actions est la parfaite illustration de cette situation. Donc, en étant en phase avec les liens impersonnels et à distance, l’argent apparaît aujourd’hui comme un parfait agent de l’essor de la mondialisation.
Des communautés aux réseaux 23Finalement, Simmel nous dépeint un tableau qui n’est pas sans rappeler les analyses classiques du passage de la Communauté à la Société car l’argent a des effets à la fois créateurs et destructeurs pour les liens sociaux. Il favorise les échanges sociaux où l’on n’a pas besoin d’engager la totalité de sa personnalité et permet donc l’association entre personnes différentes mais, parallèlement, il tend à détruire les relations fondées sur l’investissement de la totalité de la personnalité des individus en ne sauvegardant, du moins Simmel le croyait il, que les rapports individuels amicaux et familiaux et les grandes communautés comme la Patrie.
24En cassant les relations personnelles typiques des communautés, l’argent a d’abord accompagné l’essor des relations sociétaires (Tönnies) mais peut-il occuper une place équivalente dans l’essor des liens d’association et des liens en réseaux qui émergent depuis les années 1970 dans le cadre d’une « seconde modernité » ? Il faudrait, pour cela voir les liens qu’il entretient avec les mouvements de subjectivation.
Retours de la subjectivation 25Georg Simmel met constamment l’accent sur les effets objectivants de l’argent, à un point tel qu’on peut penser qu’il y voit une tendance inéluctable et une lecture rapide pourrait laisser penser qu’il découvre un énième sens de l’Histoire. Imaginer cela serait trahir Simmel pour qui, s’il y a des tendances, elles ne peuvent exister que par la présence de contre-tendances et sont toujours susceptibles de se renverser. Bien qu’il ne le dise pas explicitement dans la
Philosophie de l’argent, le cadre analytique de Simmel paraît compatible avec la prise en compte de phénomènes de subjectivation.
Réappropriations et définitions sociales de l’argent 26La première prise en compte de la subjectivité est au cœur du travail de Viviana Zelizer. Celle-ci reproche à Simmel de n’avoir vu que les aspects objectivants de l’argent alors que les mouvements de subjectivation seraient, selon elle, non seulement plus nombreux mais aussi plus importants encore que la tendance à l’objectivation
7.
- 7 . V. A. Zelizer, La Signification sociale de l’argent, Paris, Seuil, 2005.
27Cette subjectivation va se faire au cours des moments de réappropriation et de réinterprétation de la monnaie qu’elle met en lumière au cours d’un travail minutieux portant sur les États-Unis entre 1870 et 1930. Selon elle, il est erroné d’attribuer un caractère de neutralité et d’impersonnalité à l’argent car un dollar ne vaut pas toujours un dollar : en effet, un dollar de pourboire ou de prime de Noël n’a pas la même valeur qu’un dollar d’augmentation de salaire, un dollar gagné au jeu n’est pas un dollar offert…
28C’est ainsi que Viviana Zelizer analyse l’argent des femmes au foyer, l’argent offert aux enfants, l’argent des cadeaux, l’aide sociale aux pauvres… et montre qu’à chaque fois se développe une lutte ente groupes (maris-femmes, travailleurs sociaux-pauvres…) sur la « définition sociale » de l’argent, et la fameuse « neutralité » de l’argent ne serait finalement qu’une forme de « définition sociale » portée par les autorités monétaires
8.
29Or, s’il est vrai que Simmel développe peu ce type de considérations dans sa
Philosophie de l’argent, et c’est une absence regrettable, elles n’en sont pour autant pas totalement absentes, en témoignent les quelques pages qu’il consacre au phénomène du cadeau et dans lesquelles il évoque, trop rapidement hélas, le jeu des contraires entre objectivité et subjectivité.
30On peut également considérer que les pages que Simmel consacre aux avantages que confère l’argent (les «
superadditum ») illustrent autant d’éléments allant dans le sens d’une affirmation du sujet : le pouvoir de l’argent, le respect qui lui est associé, l’avantage dans l’échange accordé au possesseur d’argent, la plus grande capacité à s’endetter, la possibilité d’arborer un « mépris aristocratique » de l’argent…
31Il semble donc que le mouvement vers la subjectivité puisse trouver sa place dans le schéma d’analyse de Simmel mais il n’a pas eu idée, comme Zelizer, que les effets subjectivants puissent être dominants. En effet, d’après celle-ci, à mesure que la monétarisation de la société s’accroît, l’argent touche des groupes nouveaux, ce qui donne lieu à des réappropriations et réinterprétations diverses et va à l’encontre de ses effets « neutralisants ». Comme le soupçonnait Simmel, la vie déborde la forme de toutes parts.
32Ajoutons à cela que Simmel avait vu dans l’argent un moyen d’essor de l’individu : il s’agissait à l’époque d’un « individu abstrait » mais aujourd’hui nous voyions également l’ascension d’un individu associationniste qui, loin de se retirer de la société, multiplie les liens avec autrui dans une structure en réseaux, et ces liens, à la différence des liens communautaires, sont libres, réversibles, labiles et informels. Il semble que l’argent, s’il favorise surtout les relations de contrat, typiques de la première modernité de la fin du xix
e siècle, puisse entrer en résonance avec une partie de ces liens et ce type d’individualisme que certains sociologues associent à l’essor d’une seconde modernité.
Pathologies monétaires ? (Cusin, 1998) 33La subjectivation renvoie aussi à l’attitude particulière que chacun a vis-à-vis de l’argent. Simmel dégage six profils psychologiques, qui peuvent être perçus aussi bien comme formes anormales que comme des formes normales suivant les sociétés, à partir de la « chaîne téléologique » spécifique de l’argent qui prend la forme : « Possession de l’argent ==> dépense==> jouissance de l’objet obtenu ».
- 9 . Certains psychologues retiennent également la notion « d’anorexie monétaire » qui «se manifeste p(...)
34Cette chaîne qui, selon l’ideal-type des économistes, devrait se développer pleinement, peut en fait connaître des cassures en de multiples points. Simmel retient les profils de cupidité, d’avarice, de prodigalité ou, au contraire de recherche de dénuement ou de pauvreté (la recherche du salut de l’âme par le refus de la richesse ou du confort
9).
35Cependant les dispositions psychologiques qui intéressent le plus Simmel sont à rechercher à la fin de la chaîne téléologique : l’argent, en rendant tout comparable et interchangeable, aboutit aussi à niveler les valeurs (« tout vaut tout » ou « rien ne vaut plus rien »). Certains individus vivront dans cette illusion et constituent la figure du « blasé » ; d’autres, les « cyniques », sont conscients qu’en réalité il existe bien des différences de valeur, mais ramèneront volontairement tout au même plan. Ces deux attitudes constituent pour Simmel les deux profils psychologiques typiques des sociétés modernes et des grandes métropoles et forment la trame psychologique des relations impersonnelles de la société moderne ; on a donc là une illustration de plus du mouvement d’objectivation des sociétés. Cependant, désirant sortir de cette impersonnalisation, l’individu cherchera de nouvelles activités, de nouveaux excitants... d’où l’accélération du rythme de vie urbain, le rôle central des phénomènes de mode, l’usage de divers dérivatifs (fêtes, alcools, substances plus ou moins licites… autres pathologies finalement reliées à l’argent).
- 10 . G. Simmel, Philosophie de l’argent, Paris, PUF, 1987.
- 11 . A. Orléan, « La monnaie comme lien social », Genèses n° 8, juin 1992.
36Le désir de l’argent pour lui-même, analysé comme un profil psychologique particulier aurait pu amener Simmel à appréhender les phénomènes de spéculation sous cet angle. Or, loin de là, il pense que les effets objectivants de l’argent devraient « lisser » les fluctuations économiques et éviter les crises
10, erreur surprenante quand on sait que les crises financières n’étaient pas rares à son époque et provenaient manifestement d’un retour de la subjectivation à, travers les phénomènes de « bulles spéculatives » où la détermination de la valeur ne provient pas de paramètres « objectifs » mais de l’appréciation qu’on attribue aux acquéreurs potentiels
11.
Le problème de la légitimité monétaire 37On voit que la réflexion permise par le cadre d’analyse de Simmel autorise à penser l’argent dans toute sa complexité et notamment comme facteur tout à la fois objectivant et subjectivant de la relation sociale. La critique que V. Zelizer fait à son encontre nous semble alors excessive. En revanche, cette critique s’applique bien à la monnaie « idéale » des économistes : monnaie « asociale », neutre et « autoréférentielle » (ne tirant sa légitimité que d’elle même et non d’un support extérieur) correspondant à une hypothétique société stable et profondément individualisée
12.
- 12 . A. Orléan, « Une monnaie coupée du politique est-elle possible ? Réflexions sur l’Euro », Anthrop(...)
38Or, la création de l’Euro s’est inscrite dans ce cadre idéal des économistes : la monnaie y est vue comme un moyen d’échange interindividuel, purement fonctionnel, donc ne pouvant être désiré pour lui même et un moyen d’échange dépolitisé. Dans le cadre de la zone Euro, l’indépendance de la BCE et la lutte contre l’inflation élevée au rang d’unique objectif traduisent à la fois cette volonté de dépolitisation de la monnaie et l’ambition d’avoir une monnaie purement fonctionnelle.
39Pourtant, on peut se demander si cet idéal de la monnaie est accessible ou même simplement souhaitable.
40Cela soulève trois débats – le rapport entre la valeur substance et la valeur fonction de la monnaie, le jeu continuel entre objectivation et subjectivation et, enfin, les répercussions sur l’idée de confiance dans la monnaie.
Le débat Substance/Fonction 41Simmel consacre de nombreuses pages à discuter des relations entre valeur substance et valeur fonction de la monnaie. Bien sûr, il considère avec tous les économistes qu’il n’existe pas de valeur substance en soi : si les pièces d’or doivent leur valeur à l’or qu’elles contiennent ce n’est que par la valeur que les hommes accordent à l’or ; toute monnaie ne peut donc être que « fiduciaire », c’est-à-dire reposant sur la confiance. Toutefois, on peut dans un premier temps distinguer la substance de la fonction : ainsi, si on compare les pièces d’or aux pièces de nickel, la valeur de celles ci sera fondée sur la confiance que l’on a dans l’Institution qui les a émises alors que la valeur de celles là repose dans la cristallisation des croyances à propos de la valeur de l’or. Il n’y a donc pas discontinuité entre les deux pôles de la valeur mais il n’y a pas non plus indifférenciation.
42Simmel voit bien que l’argent n’a pas besoin de valeur substance pour assumer ses fonctions d’échange et d’unité de compte et qu’à mesure que les échanges se développent la valeur fonction prend le pas sur la valeur substance mais il se pose deux questions : la monnaie a-t-elle pu apparaître d’emblée sans valeur substance et peut-elle, à terme, se passer de cette valeur substance ?
43Il imagine mal que la monnaie ait pu d’emblée apparaître sans valeur substance. Un objet trouvant sa valeur dans les usages auxquels on a dû renoncer pour l’acquérir, il suppose que la monnaie a dû être d’abord être un objet ayant la plus grande valeur substance et, parmi les candidats possibles, il opte pour la parure (et le bijou en particulier) ce qui semble cohérent avec son approche interactionniste des phénomènes. Mais à mesure que les échanges se développent, la valeur substance de la monnaie va s’effacer face à la valeur fonction mais cette évolution ne peut aboutir à son terme car à mesure que la sphère des échanges s’accroît, les protagonistes sont de plus en plus étrangers les uns aux autres, la confiance tend à se réduire et un support de la valeur autre que la seule fonction s’avère nécessaire. Comme l’indique F. Lordon, si la fonctionnalité peut suffire en théorie, le maintien de la valeur monétaire dépend d’un « mensonge substantialiste ». La prise en charge de la valeur devra alors être faite par une « resubstantialisation », un retour d’une valeur substance en tant que « croyance cristallisée », qui passera par une « rituellisation » ou une refétichisation des signes monétaires
13 ou bien par une prise en charge par le pouvoir qui en est à la base (Dieu, le Prince, l’État), l’existence d’Institutions (normes, Droit) ou bien la fiabilité des réseaux au sein de laquelle la monnaie circule.
Objectivation et subjectivation comme supports des valeurs monétaires 44La légitimité monétaire va également dépendre, on l’a vu, du jeu entre objectivation et subjectivation et même s’il est possible de considérer les approches de Simmel et de Zelizer comme compatibles, on ne peut faire l’impasse sur leurs différences de vue. Ces différences peuvent s’expliquer par leurs méthodes et leur niveau d’analyse respectifs mais peut-être tiennent-elles aussi au fait qu’elles se réfèrent à des contextes différents.
45V. Zelizer s’intéresse au cas du dollar entre 1870 et 1930, dollar existant depuis 1776 mais dont la véritable « création » date de 1913 avec la fédération de seize banques d’État alors que Simmel, même s’il semble avoir des visées très générales, parle d’abord d’une Allemagne wilhelminienne trop vite grandie et pense probablement à un Mark dont les prémisses sont à chercher dans les premiers essais d’unification monétaire et le Zollverein, et dont la naissance date de 1873.
46Lorsque Simmel développe son analyse, la société allemande naît de l’État prussien et de la bureaucratie, les classes moyennes sont peu présentes (ce qui n’empêche pas Simmel d’être un des premiers à comprendre leur importance) et il déplorera « l’absence de style » de cette société militarisée. Le mouvement vers l’objectivation semble être à son comble alors qu’on peut se demander si le dollar que Zelizer analyse n’est pas en proie à de constantes luttes sur sa « définition sociale », parmi lesquelles la « définition » d’une monnaie neutre que l’État tente d’imposer.
- 14 . M. Aglietta, « L’Euro, avec ou sans confiance ? Comment créer une nouvelle valeur ? », Esprit n° 2(...)
47Cela nous donne quelques pistes pour la situation actuelle où la monnaie devient plus universelle et de plus en plus « autoréférentielle » (notamment avec la création de la BCE) ; mais à mesure qu’elle s’étend, elle perd de sa force symbolique et la confiance qu’on a en elle risque de se dégrader. Est-il alors possible d’avoir une monnaie uniquement autoréférentielle ? Certes on a connu des cas de monnaie « neutre » dont on peut tirer des enseignements : dans le cas de l’étalon-or, la monnaie tirait sa puissance des croyances cristallisées à propos de l’or alors que, d’après Michel Aglietta, la Fed tire sa légitimité de sa mission conférée par le Congrès et le Mark d’une «
conception organique de l’appartenance communautaire »
14 Le rôle central de la confiance 48Puisque toute monnaie est fiduciaire, sa légitimité repose sur la confiance, confiance dans une « valeur source » de la monnaie (substance, Institutions…), confiance dans la fiabilité des réseaux sociaux et marchands.
- 15 . G. Simmel, Sociologie, Paris, PUF, 1999.
49À la différence de Durkheim qui désirait établir la clôture disciplinaire à l’égard de la psychologie, Simmel n’hésite pas à intégrer des présupposés psychologiques dans ses analyses sociologiques. Ainsi, la fidélité et la loyauté, issues de relations sociales spécifiques, assurent que «
La vie personnelle et fluctuante prend [...] véritablement les caractères d’une forme fixe et stable des relations » et reflètent «
l’autonomie de la relation et son indifférence à la disparition éventuelle des causes qui, à l’origine, ont engendré cette relation »
15. On gagnerait donc à réintégrer les présupposés psychologiques – fidélité, gratitude mais aussi confiance – dans les analyses socioéconomiques de l’argent.
Conclusion 50Ni création volontaire, ni don de Dieu, la monnaie est, comme le langage, le résultat d’effets émergents et comme le langage, loin d’être une « chape de plomb objectivante », elle est soumise à de constantes réappropriations et réinterprétations par les individus. De fait, les « naissances monétaires » ne sont pas rares, naissances dans un cadre régional ou national (Dollar, Mark, Union latine, Euro…), dans le cadre d’un champ donné (argent du foyer, argent des cadeaux, argent des pauvres…), création de monnaies « alternatives » (SEL) ou liées à de nouveaux usages sociaux (paiements sur Internet…). Dans tous ces cas se pose le problème de la légitimité monétaire qui ne peut être résolu par la seule « autoréférentialité » propre à la démarche des économistes orthodoxes mais implique l’insertion dans l’analyse économique des apports sociologiques
16.
السبت أكتوبر 30, 2010 1:11 pm من طرف هشام مزيان