Français English L’œuvre de Michel Henry (1922-2002) a été consacrée à l’édification d’une phénoménologie de la vie qui situe la vie comme un mode de phénoménalisation à la fois différent et plus fondamental que celui qui caractérise l’horizon de la transcendance. Ce nouveau paradigme permet une interprétation phénoménologique renouvelée de l’économie à la lumière d’une pensée de la subjectivité radicale et immanente. C’est surtout dans les travaux qu’Henry consacre à Marx que l’on trouvera ses développements concernant l’économie et l’argent. L’article résume la position de l’auteur sur ce dernier point en le reliant aux axes fondamentaux de sa pensée.
Michel Henry's work has been dedicated to the edification of a phenomenology of life that places lifr as a means of phenomenalisation both different and more fundamental than that characterising the horizon of transcenddence. This new paradigm enables a renewed phenomenological interpretation of economics seen through the light of radical and immanent subjectivity. It is mainly in Henry's works on Marx that one can find his developments about economy and money. This article summarises the author's position on this latter point, linking it to the fundamental axes of his thought.
Haut de page Plan Introduction L’irréalité de l’économie La double irréalité de l’argent ConclusionHaut de page Texte intégral PDF Signaler ce document Introduction 1La pensée de Michel Henry s’est progressivement édifiée comme une phénoménologie dont le centre névralgique est le concept de vie. De cette vie il faut tout d’abord dire qu’elle est immanente et qu’elle constitue, en tant que telle, un mode de phénoménalisation radicalement autre par rapport à l’ouverture de l’horizon transcendant et ekstatique. Autrement dit, la vie consiste en un mode d’apparaître qui n’est pas celui du monde ; la vie est acosmique et elle renvoie ainsi à une intériorité pure dans laquelle n’intervient aucun écart, aucune différence. Mode d’apparaître, la vie est aussi ce qui apparaît ; c’est en ce sens que la vie s’auto-révèle, qu’elle est de soi-même la révélation continue et ininterrompue. C’est ce que M. Henry désigne par le concept d’auto-affection et qui concorde précisément avec son caractère immanent.
- 1 . Michel Henry, Marx, 2 tomes, tome I : Une philosophie de la réalité, tome II : Une philosophie de(...)
2Ces remarques qui peuvent paraître étrangères au thème de l’argent sont néanmoins indispensables pour saisir comment une pensée de l’économie – et donc aussi de l’argent – est possible à partir d’une phénoménologie de la vie. Il n’est d’ailleurs pas inintéressant de remarquer que la pensée de M. Henry s’est en partie constituée à travers une critique de l’économie, plus exactement, à travers les travaux consacrés à Marx
1. Le deuxième tome de ces études s’achève en effet par une interrogation renouvelée sur le concept de vie : « La pensée de Marx nous place devant la question abyssale : qu’est-ce que la vie ? »
- 2 . Michel Henry, « Penser philosophiquement l’argent », in Roger-Pol Droit, Comment penser l’argent ?(...)
3On peut dès lors revenir sur la question de l’économie avec la perspective d’une phénoménologie de la vie plus élaborée, plus achevée qu’elle ne l’était en 1976. Ainsi, le thème d’une pensée philosophique de l’argent est-il repris par M. Henry en 1992, soit dix ans avant sa disparition
2. Ce thème est bien sûr tout à fait anecdotique dans la pensée de l’auteur, et cette courte contribution est d’ailleurs la seule qui lui soit explicitement consacrée. Son intérêt réside cependant dans le fait qu’elle atteste de la possibilité, pour la phénoménologie – et, plus précisément, pour la phénoménologie de la vie – de tenir un discours sur la réalité économique en y appliquant des principes qui a priori semblaient fort éloignés de telles applications. Voyons comment.
L’irréalité de l’économie 4L’approche henryenne de l’économie tient peut-être tout entière dans l’affirmation suivante qui soumet d’emblée l’économique à la subjectivité vivante : « La réalité hors de laquelle la réalité économique n’a pas de réalité, c’est [...] la vie »
3. La sphère économique ne saurait être pensée sans référence à la vie : c’est la vie subjective qui doit déterminer l’intelligibilité de l’économique et jamais l’inverse. De manière conséquente, Henry voit dans l’interprétation marxiste un contresens radical sur l’œuvre de Marx dès lors qu’est avancée la thèse de l’économie comme fond de la réalité sociale et individuelle : « L’économie n’est pas la réalité, mais son double irréel et, comme tel, fantastique »
4.
- 3 . Michel Henry, « Penser philosophiquement l’argent », op. cit., p. 177 ; l’auteur souligne.(...)
- 4 . Ibid, p. 174.
5Pour comprendre cette affirmation, il faut parcourir à rebours la genèse de la sphère économique : le propre de cette dernière est de permettre l’échange des valeurs d’usage et donc de transformer celles-ci en valeurs d’échange. La question est alors de savoir selon quelles proportions pourront être échangées des valeurs d’usage produites par le travail individuel. La seule solution consiste à mesurer le travail, c’est-à-dire à l’objectiver. C’est cette mesure objective du travail qui, projetée « sur le produit du travail réel »
5, crée la valeur d’échange.
6Le problème réside cependant dans l’objectivation du travail qui le dénature de part en part : car il s’agit ici non pas du travail réel, mais du travail représenté, c’est-à-dire opposé à lui-même dans l’extériorité de représentations le qualifiant et le quantifiant. Or, le travail réel n’est pas de l’ordre de la représentation : il est subjectif et, en ce sens, immanent. Il désigne toujours un effort vivant et individuel ; c’est seulement en ce qu’il est vivant et subjectif qu’il est réel. La représentation n’est que la « traduction » dans l’ordre de l’extériorité transcendante de la vie réelle, qui demeure en tant que telle réfractaire et étrangère à la transcendance. Ainsi, l’économie implique une irréalisation du travail subjectif et sa transformation en travail représenté ; en ce sens, l’économie est le double irréel de la vie.
- 6 . Ibid, p. 173.
- 7 . « Cette solution élégante de l’économie classique apparaît à Marx philosophe comme une aporie. Car(...)
- 8 . Michel Henry, La Barbarie, Paris, Grasset, 1987.
7Les conséquences sont d’autant plus importantes que cette irréalité de principe qui est à la base même de l’économique est perdue de vue : « Dans cette représentation, dans cette position hors de soi dans le monde, le travail cependant s’est vidé de sa substance phénoménologique subjective qui faisait sa réalité vivante, irréductiblement singulière – il est devenu irréel, général, social, abstrait, idéal, qualifié, quantifié. C’est le travail dont parlent les économistes »
6. Qu’une mesure du travail soit sans doute nécessaire pour permettre l’échange n’est pas en soi la raison de la critique henryenne de l’économie ; c’est bien davantage le fait que cette mesure ne soit pas reconnue comme ce qu’elle est, c’est-à-dire comme double irréel de ce qui, en tant qu’invisible, échappe nécessairement à toute mesure
7. Notons qu’à un niveau plus général cette confusion entre l’ordre de la représentation et l’ordre de la vie subjective immanente caractérise aussi le scientisme qui domine largement notre culture contemporaine et dont Michel Henry fait la critique dans la Barbarie
8 : une telle évolution signifie alors le retournement de la culture contre la vie elle-même, et donc la transformation de la culture en barbarie.
La double irréalité de l’argent 8Si nous revenons maintenant au thème de l’argent, il est aisé de constater que, dans la perspective de la phénoménologie de la vie, ce dernier est caractérisé par une double irréalité : le travail subjectif, réel avait été représenté une première fois dans le travail objectivé donnant lieu à la valeur d’échange, cette dernière est à son tour représentée dans une forme indépendante du produit, c’est-à-dire séparée « du corps matériel de la marchandise »
9. L’argent comme forme abstraite de la valeur est ainsi représentation d’une représentation. La distance à l’égard de la subjectivité vivante est donc dédoublée.
- 9 . Michel Henry, « Penser… », op. cit., p. 175.
9Mais, ici encore, l’irréalité de principe de l’argent est oubliée, perdue de vue, ce qui donne lieu à l’illusion de l’autonomie de l’argent. L’idée que l’argent puisse engendrer par lui-même de la valeur résulte de l’oubli de sa « genèse transcendantale »
10 en tant que représentation de représentation ; déconnecter l’argent du travail, c’est le considérer indépendamment de son fondement : l’argent est de l’ordre d’une idéalité qui ne tire sa substance que du processus réel du travail vivant et sans lequel il disparaîtrait purement et simplement. Le développement s’inspire ici explicitement de la lecture que Michel Henry effectue de l’œuvre de Marx :
10« Cette non-autonomie de l’argent, Marx l’a pensée sous une triple forme : son incapacité à s’accroître par lui-même, c’est-à-dire l’impossibilité du capital – sinon comme produit de l’exploitation de l’homme –, son incapacité à se conserver par lui-même, cette conservation impliquant la maintenance des valeurs d’usage dans lesquelles le capital est investi et ainsi l’intervention constante du travail vivant, son incapacité enfin à exister tout simplement, en tant qu’argent, cette existence n’étant précisément que la représentation de ce travail vivant. [...] C’est pourquoi toutes les analyses de Marx obéissent à une visée unique : établir que, lorsque l’argent ou le capital semble faire quelque chose, ce n’est jamais lui en réalité qui le fait. Il faut chaque fois convertir l’argent en force de la vie, acheter du travail, c’est-à-dire, pour Marx, acheter quelqu’un »
11.
11Si, dans l’économie capitaliste, la « production » d’argent prend le pas sur la production des marchandises et qu’au travail vivant se substituent de plus en plus des processus de production automatisés, la « bulle financière » est menacée d’éclatement dès lors qu’elle repose sur l’autonomie illusoire de l’argent. Le fondement de la valeur de ce dernier tendant à diminuer dans le processus de production, la crise du capitalisme devrait alors s’achever dans une impossibilité du marché : « Si donc le travail vivant seul crée la valeur, l’argent, celui-ci tend à disparaître en même temps que ce travail. [...] Le marché –, c’est là ce qui devient précisément impossible »
12.
Conclusion 12Les travaux de Michel Henry, au premier plan desquels il faut faire figurer son interprétation de l’œuvre de Marx, montrent qu’une lecture phénoménologique de l’économie est possible. À ce titre, la phénoménologie de la vie peut bien entreprendre d’élucider la genèse transcendantale de l’argent comme puisant son fondement dans le travail vivant, c’est-à-dire in fine dans l’effort immanent d’une subjectivité individuelle
13.
- 13 . L’application de la phénoménologie de la vie au domaine économique a été également entreprise par(...)
13Ce dernier point indique en passant que la critique du capitalisme opérée par Henry n’a rien d’une apologie des systèmes socialistes. Dans la perspective de la phénoménologie de la vie, la vie est toujours et nécessairement ipséité : il ne saurait donc être question d’affirmer une quelconque primauté politique ou ontologique, et certainement pas phénoménologique, de l’être social sur l’être individuel. Car c’est seulement au cœur d’une subjectivité individuelle que la vie se manifeste à elle-même, s’auto-affecte et constitue le noyau absolument réel de tout apparaître poss
السبت أكتوبر 30, 2010 1:09 pm من طرف هشام مزيان