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- 1 . Marx, Tönnies, Simmel, Weber, Parsons, pour n’en citer que quelques-uns.
- 2 . Florence Weber, « Transactions marchandes, échanges rituels, relations personnelles. Une ethnograp(...)
- 3 . Michel Aglietta et André Orléan, La Violence de la Monnaie, Paris, Presses Universitaires de Franc(...)
- 4 . Jean-Michel Servet (dir.), La Construction sociale de la confiance, Paris, Montchrestien, 1997.
- 5 . Parry Bloch, Money and the Morality of Exchange, Cambridge, Cambridge University Press, 1989.
- 6 . Maurice Bloch, « Les usages de l’argent », Terrain n° 23 – Les usages de l’argent, 1994 ; Pier Gio(...)
- 7 . La présence d’un article de Viviana A. Zelizer dans ce même volume nous honore, et nous espérons q(...)
- 8 . Viviana A. Zelizer, The Social Meaning of Money, New York, Basic Books, 1994, traduction française(...)
1Si l’on porte un regard rétrospectif sur l’histoire de la sociologie depuis ses débuts, on peut être frappé par l’écart paradoxal qui a longtemps existé entre l’importance reconnue à l’argent par plusieurs auteurs majeurs
1, et le caractère relativement sporadique des entreprises relevant de la recherche empirique sur ce thème. Ce constat n’est plus valable pour les vingt dernières années, au cours desquelles un nombre important de travaux empiriques ont exploré les usages sociaux situés de l’argent. Deux évolutions (au moins) semblent avoir contribué à ce renouveau : d’une part, la prise de distance de nombreux sociologues de l’économie par rapport aux frontières disciplinaires jadis instituées par le « Grand Partage » entre sociologie et économie
2 ; d’autre part, la diffusion de résultats et de paradigmes, venus souvent de l’anthropologie, et permettant, soit de réfléchir sur les significations et fonctions de la monnaie à partir de réflexions sur l’échange et le marché
3 ou de la confiance
4, soit de mettre au jour l’ethnocentrisme des croyances assignant à l’argent un statut historique définitif et un statut moral simpliste dans les sociétés
5. Ces emprunts ont permis, en restituant la diversité des significations culturelles de l’argent, de s’intéresser à la diversité et la complexité de ses significations sociales
6. Ces recherches ont fourni des résultats considérables, mais elles ont assez peu étudié empiriquement les significations sociales de l’argent au cœur des processus marchands ; en outre, elles ne nous semblent pas avoir définitivement réglé les difficultés d’articulation entre les concepts et le travail empirique dans ce domaine, notamment sur deux points : la question des modalités de l’articulation des disciplines entre elles, et celle (interne à la sociologie) de la mise en relation d’une approche en termes de significations sociales avec d’autres cadres d’analyse. Nous prenons ici comme fil conducteur l’un des apports décisifs en la matière : le concept de « marquage » (
earmarking) de l’argent qui constitue la clef de voûte de la démarche de Viviana A. Zelizer
7 dans la
Signification sociale de l’argent 8. Nous montrerons d’abord la fécondité de ce concept pour étudier les relations bancaires ; puis nous reviendrons sur le concept lui-même, en essayant de préciser ses conditions de pertinence.
La fécondité du concept de marquage de l’argent 2Parler de « marquage » de l’argent a permis de nommer et de poser un fait fondamental, souvent occulté, comme le dit Viviana A. Zelizer, par les conceptions économistes de la monnaie, voire, dans une certaine mesure effectivement, par ce qu’elle présente comme leurs avatars sociologiques : l’argent dans ses usages sociaux n’est jamais neutre; parler de marquage permet, en rompant avec l’abstraction de l’économie politique, de
donner un nom à un ensemble de processus sociaux par lesquels l’argent est investi de significations par les sujets sociaux. L’autre apport (au moins aussi important) de ce concept est qu’il permet de désigner une
échelle d’analyse pour une sociologie de l’argent. Il constitue en cela, à lui seul, un vaste programme de recherche empirique sur des processus sociaux dont le tableau que dresse l’auteure elle-même
9 n’est à notre avis qu’une abréviation, et il ancre le regard sociologique sur l’argent dans des univers sociaux distincts, sans pour autant délimiter une sous-discipline isolée– isolement peu tenable pour étudier un tel objet. En abordant l’argent
à l’échelle des sociologies empiriques, ce concept permet de frayer l’espace d’un discours sociologique clairement distinct de ceux de l’anthropologie, de l’économie ou de la psychanalyse, quelque nécessaires que puissent être les dialogues de la sociologie avec ces disciplines sur ce thème. Au sein de la sociologie, il permet d’échapper à un fonctionnalisme « holiste » assez peu compatible avec le travail empirique, et va beaucoup plus loin que la simple étude du
rapport à l’argent des individus – ce dernier concept n’étant pas en soi un concept sociologique.
- 9 . Viviana A. Zelizer, The Social Meaning of Money, op. cit., p. 62.
Le marquage de l’argent dans les relations bancaires : argent sérieux, argent du travail, argent de la transmission familiale 3Nous avons mis au jour plusieurs dimensions relevant d’un marquage de l’argent dans une enquête sur les relations bancaires
10, enquête construite à partir des orientations fondamentales suivantes :
- 10 . Il s’agit d’une thèse, intitulée « Vitrines et coulisses des relations bancaires. Enquête sur des(...)
- 11 . Marie-France Garcia-Parpet, « Représentations savantes et pratiques marchandes », Genèses n° 25 (E(...)
- 12 . Franck Cochoy et Sophie Dubuisson-Quellier, « Les professionnels du marché : vers une sociologie d(...)
41°) le projet de restituer, par un travail ethnographique approfondi, les conditions intersubjectives de la mise en marché : le paradigme du marché, utile pour comprendre les relations entre banques et clients d’un point de vue économique, occulte en même temps une série de faits sur lesquels son effectuation repose pourtant. De ce point de vue, cette recherche s’inscrit dans une tradition plurielle d’analyse des marchés comme constructions sociales
11, et dans un courant d’analyse des professions marchandes et des relations aux clients
12 ; elle tente cependant de ne pas considérer le client seulement comme
l’horizon de représentation des professionnels (comme le fait en particulier une certaine sociologie du travail), et inclut l’observation des interactions face-à-face entre professionnels et clients dans l’étude de la construction sociale des marchés.
- 13 . On trouve ce cognitivisme implicite en particulier dans les discours d’une presse foisonnante dont(...)
- 14 . Everett C. Hughes, Le Regard sociologique, Traduit par Jean-Michel Chapouli, Paris, Éditions de l(...)
52°) le projet de mettre à l’épreuve le cognitivisme implicite accompagnant une grande partie des discours, d’ailleurs proliférants, sur l’argent dans la société contemporaine
13; projet éclairé par la prise en compte des acquis de la sociologie des professions
14.
63°) le projet de comprendre la spécificité d’une relation commerciale dans laquelle l’argent intervient à la fois comme monnaie (comme contrepartie dans l’échange) et comme bien ou plus généralement comme chose qui peut être « gérée » de telle ou telle manière.
L’argent comme « chose sérieuse » 7En premier lieu, dans la manière dont les professionnels et les clients mettent en discours les exigences de rôles réciproques liées à la profession et au contexte spécifique des relations bancaires, une catégorie revient sans cesse, celle du « sérieux ». Le mot apparaît, tant dans les catégories du travail prescrit (où il est synonyme de « formalisme »), que dans les discours « à chaud »
15 des professionnels, ou encore dans les entretiens réalisés avec les professionnels ou avec les clients ; dans les différentes scènes de la dramaturgie professionnelle
16, à la fois dans le travail prescrit et dans les jugements mis en œuvre dans le travail réel ; dans la perspective des professionnels et perspective des clients
17 ; dans les habitus professionnels effectifs, dans les images de la profession, et dans les prescriptions juridiques. Ce « sérieux » désigne avant tout une
manière d’être objet d’une exigence réciproque, un habitus à même d’inspirer la confiance, de part et d’autre. Ainsi, aux dires des professionnels, il faut « être sérieux », « faire sérieux », c’est-à-dire à la fois être prudent et rigoureux pour déterminer si l’on fait confiance ou non au client ; et inspirer confiance à ce dernier. Pour les clients, il importe d’avoir l’air sérieux, rigoureux, si l’on veut obtenir la confiance des professionnels de la banque, confiance nécessaire en particulier pour obtenir l’ouverture d’un compte et pour obtenir un crédit. Le sérieux correspond à une image traditionnelle du banquier, liée, dans l’imaginaire collectif, aux habits autant qu’à l’habitus professionnel en général : il est incarné par son costume sombre, par sa réserve et sa politesse évitant tout éclat, même dans les refus. L’enquête révèle le hiatus entre cet habitus et celui des jeunes entrants dans les professions du réseau, qui ont au contraire été formés au « fun » commercial, à l’injonction au plaisir
18 et à l’affirmation de soi, héritage ambigu de l’époque de la libération des mœurs
19 : leurs cravates jaunes et leurs sujets de conversation sans tabous
jurent avec la réserve, les cravates grises, les costumes anthracite et les pastels discrets des professionnels confirmés. Mais notre hypothèse est que, dans le contexte étudié, ce « sérieux » n’est
pas seulement un habitus de classe ou de génération (des clients ou des professionnels), même s’il peut tout à fait entrer en résonance avec le souci de certaines fractions des classes moyennes et de la bourgeoisie de manifester leur respectabilité pour être crédibles, pour
avoir du crédit. Il n’est pas non plus
seulement un habitus professionnel des cols blancs. Sa centralité très explicite, jusque dans l’ordre juridique des relations bancaires, est liée au contexte spécifique des
professions de l’argent et des relations entre ces professionnels et les clients ;
elle exprime une forme de marquage de l’argent spécifique au contexte des professions de l’argent. Plusieurs arguments étayent cette interprétation. En premier lieu, les professionnels eux-mêmes font explicitement le lien entre
le sérieux et
l’argent. Tous les extraits cités suggèrent d’ailleurs que l’exigence du
sérieux reflète la
forme de confiance exigée par le dépôt ou au prêt de l’argent. Deuxièmement, la réciprocité de cette exigence suggère qu’elle est liée ni seulement au professionnalisme, ni seulement à la
crédibilité des clients, mais à la
chose même qui est au centre des relations bancaires, c’est-à-dire à l’argent. Bien entendu, les professionnels de l’argent ne sont pas les seuls pour lesquels le « sérieux » est un habitus requis et acquis dans la socialisation professionnelle ; en un sens, à des degrés divers,
tous les professionnels, parce qu’ils ont une prétention à se situer avant tout dans la « troisième logique »
20 et à contrôler, au-delà de ce qu’ils font, ce qu’ils sont, sont tenus de manifester le sérieux de leur attachement aux valeurs du service (le désintéressement, le secret professionnel, etc.). Ce sont néanmoins les professions de service qui s’occupent de dimensions personnelles ou intimes des clients, et parmi elles, les professionnels de l’argent, qui sont le plus tenus de manifester ce sérieux dans leurs habits et dans leurs habitus. Dans ce domaine, comme dimension de l’individu sur laquelle le travail de service agit
21,
l’argent tient une place prééminente, analogue à celle du
corps et des
affaires et problèmes personnels, parce qu’il n’est pas seulement une dimension individuelle, mais qu’il est constitué en
territoire du moi 22. Ainsi, le sérieux des professionnels bancaires, qui exsude de leurs habits, de leur verbe parcimonieux et occasionnellement de leur politesse « navrée », est proche de celui des comptables ou des notaires, autres professions de l’argent ; mais aussi de celui d’autres professions travaillant « sur » d’autres dimensions intimes, comme les entrepreneurs de pompes funèbres
23.
- 15 . Nous avons retranscrit les discours des professionnels prononcés immédiatement après les rendez-vo(...)
- 16 . Voir Everett C. Hughes, Le Regard sociologique, op. cit.
- 17 . Ibid.
- 18 . Jean Baudrillard, La Société de Consommation – ses mythes – ses structures, Paris, Denoël, Folio E(...)
- 19 . Alain Ehrenberg, La Fatigue d’être soi. Dépression et Société, Paris, Odile Jacob, 1998.
- 20 . Eliot Freidson, Professionalism. The Third Logic, Chicago, University of Chicago Press, 2001.
- 21 . Jean Gadrey, Socio-économie des services. Repères, Paris, La Découverte, 2003.
- 22 . Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, II – Les relations en public, Vol. 1 – La(...)
- 23 . D’autant plus sérieux que, comme le note Wright Mills avec une certaine ironie, ils sont devenus d(...)
- 24 . Nous mettons en italique les emplois de la catégorie.
Encadré n°1 : L’argent comme « chose sérieuse » dans les relations bancaires • Le sérieux comme catégorie du travail prescrit (propos d’un cadre au cours d’une séance de formation) « La première question, c’est qui. À qui ai-je affaire ? Est-ce que je peux lui faire confiance ? est-ce qu’il est sérieux 24 ? Est-ce qu’il y a eu des changements dans sa situation ? Le crédit, c’est un bail, un contrat de mariage. Faire crédit, c’est faire confiance… ». « On va parler du formalisme lié à l’encadrement législatif du crédit. [...] Il faut prendre très au sérieux votre métier, être très rigoureux sur cette loi. » • L’image traditionnelle d’une profession (extrait d’entretien avec un client, 45 ans, comédien) « le banquier déjà, donc c’est vrai que c’est pas dans… ça m’a toujours paru un peu, les chemises cravates, ça m’impressionne toujours un peu – enfin, ça m’impressionnait, maintenant… et ce côté, oui, un peu sévère, un peu sérieux, et puis la banque, l’institution, donc euh ça leur donne une force… » • Un motif de distinction au sein des mondes du commerce (extrait d’entretien avec un chargé de relation clientèle)« – (sociologue) Et là-dessus, tu penses euh, par rapport euh, il y a une grosse différence entre vendre euh, enfin, être commercial dans la banque, puis… et ailleurs ?… et faire du commerce ailleurs ? Ou… - (interviewé) Euh… Tout dépend euh… Tu dois euh, à mon avis, dans la banque, tu dois avoir euh, un minimum de, de confiance en ce que tu vends. D’accord ? parce que euh…, parce que tout simplement, parce que c’est pas ton argent. D’accord ? Le mec tu lui vends euh, de la confiote euh, i sait ce qu’i va acheter, il va acheter de la confiote. D’accord ? que tu lui vendes Andros ou euh, ou euh, je sais pas quoi, euh… euh, c’est pareil, quoi. Il se trompera pas de beaucoup. D’accord ? Là, tu manies sa tune. Et dès que tu manies sa tune, euh, ça, ça te, ça te laisse moins de marge. - Ça te laisse moins de marge ? - Ben c’est-à-dire que, il te pardonnera, ben, il te pardonnera pas, quoi. Si tu t’es trompé. D’accord ? Il pardonnera toujours euh à son boucher de lui avoir donné des nerfs dans euh, dans son bifteck, d’accord ? Mais il estime que toi, tu dois tout contrôler. » • Une attente de rôle réciproque dans les catégories des clients et des professionnels (discours à chaud des professionnels) • « On le sent tout de suite quand quelqu’un est sérieux… – et ce client-là, il est sérieux, alors, à votre avis ? – oui il a l’air sérieux… enfin on va voir, mais quelqu’un qui négocie ses tarifs avec sa banque, c’est quelqu’un de rigoureux, a priori [...] avec les pros, le risque, qui est un risque énorme, c’est le dépôt de bilan… Il y en a qui montent leur entreprise pour la piller… Mais ça on le voit tout de suite. Si on va chez eux, qu’ils viennent de monter leur affaire, et qu’il y a déjà une Mercedes et un 4X4 dans la cour, la piscine en construction à côté… c’est qu’ils veulent piller leur entreprise, la développer pour faire de l’argent. » • « Au début, j’ai flippé, quand elle m’a dit “vous êtes jeune”… C’est toujours ma hantise, je suis jeune, j’ai toujours peur de pas être pris au sérieux, surtout par les personnes âgées… mais elle, c’est la première personne qui me le dit ! [...] Quand on est dans la banque, il faut être… enfin, il faut faire sérieux… on s’occupe quand même de l’argent des gens. » • Une catégorie juridique applicable au crédit « La banque doit être en mesure de prouver que le prêt a été consenti avec le sérieux qu’imposent les usages de la profession ». (Loi Neiertz, 1984) |
L’argent du travail et l’argent de la transmission familiale 8À côté de l’usage de cette catégorie du « sérieux », l’argent dans les relations bancaires est inscrit dans d’autres régimes de significations, qui se manifestent dans des discours-types relevés au cours des interactions face-à-face entre professionnels et clients. Précisons tout d’abord le genre spécifique du discours dans les interactions bancaires et l’orientation de recherche adoptée dans le traitement de ce matériau.
Le discours et l’argent dans les interactions entre professionnels de la banque et clients 9Les interactions bancaires n’entrent pas dans la catégorie des « interactions face-à-face dans les cadres naturels »
25 : il s’agit d’interactions « cadrées » par les objectifs du travail prescrit, par les dispositifs institutionnels et techniques propres au système bancaire, par les formes des demandes des clients, et par l’objet officiellement assigné aux rendez-vous. L’effet contraignant de ce cadrage sur la dynamique interactionnelle est néanmoins très variable. Le caractère « hybride » des relations bancaires
26 a été maintes fois relevé ; il tient en particulier au
mélange entre le commercial et l’administration bureaucratique – deux genres qui prennent dans les interactions bancaires une importance variable, en fonction du statut socio-économique du client et du type de produit ou de service sur lequel l’interaction est centrée. Ces relations hybrides, dans les interactions face-à-face, laissent un certain jeu, qui rend possible des moments de
discours libre : ce dont on parle et la manière dont on en parle n’est pas absolument déterminé par le cadrage institutionnel de l’interaction, ni réductible à la fixation des dispositions de l’échange. De fait, il s’agit d’interlocutions où le registre économique et financier constitue « normalement » le registre principal, mais non unique. Les professionnels et les clients
parlent d’argent et parlent d’autre chose, et selon des modalités variables. Le recueil systématique du discours dans ces moments de discours libre
27 met au jour deux thèmes récurrents, le travail et la famille, mais aussi un genre identifiable clairement distinct de celui de
la conversation en général
28.
- 25 . Erving Goffman, Les Rites d’interaction, Traduit par Alain Kihm, Paris, Éditions de Minuit, 1974.(...)
- 26 . David Courpasson, « Sociologie de la Relation commerciale », Sociologie du Travail XXXVII – 1, 19(...)
- 27 . Parmi les 54 interactions observées, 22 comportent de tels moments.
- 28 . Celle, décrite par Goffman, de personnes qui ne se connaissent pas et se rencontrent dans l’espace(...)
L’argent du travail : morales professionnelles, rivalités et proximités axiologiques 10Les clients et les professionnels « parlent travail », mais sur un mode bien particulier : l’évocation de l’emploi, de l’activité ou de la profession du client, qu’elle émane de l’initiative de ce dernier ou de celle du professionnel, sert presque toujours à
faire valoir le client et/ou à affirmer des
valeurs professionnelles (Voir Encadré n°2). Les interactions observées donnent à voir d’assez nombreuses
déclarations de profession ou mises en avant de statut professionnel, qui ont des échos à la fois en termes de statut et en termes moraux. Lorsque ces affirmations prennent la forme de la mise en scène et en discours d’une
morale, on découvre alors, tantôt une
morale du travail en général (exemple 1), tantôt un éventail de
morales spéciales 29 liées à des univers professionnels. Mais le point décisif est que ces discours sur le travail ne portent pas uniquement sur le travail : soit ils contiennent une affirmation de proximité ou de distinction
par rapport aux professionnels de l’argent, soit ils articulent explicitement le travail au
thème de l’argent lui-même, en particulier à travers le motif moral du
désintéressement.
- 29 . Émile Durkheim, « La morale professionnelle », Leçons de sociologie, Paris, Presses Universitaire(...)
Inscrire l’argent dans des registres axiologiques de significations liées au travail 11Pour cette raison, loin de correspondre à la mobilisation de « ressources sûres » (
safe supplies) pour « meubler » une interaction en « faisant la conversation »
30, ces discours sur le travail apparaissent comme autant de manières d’inscrire l’argent dans des registres de significations axiologiques. Il y a bien là une forme de marquage : il s’agit
d’affirmer la valeur de l’argent gagné par le travail en mettant en discours des logiques d’articulation entre valeurs pécuniaires et valeurs professionnelles. Très souvent, ce ne sont pas un professionnel et un client, mais
deux professionnels qui se font face de part et d’autre du bureau et entrent dans une relation, tantôt de connivence, tantôt de rivalité et de distinction réciproque quant aux valeurs et au sens de l’activité professionnelle. Les interactions bancaires semblent prédisposées à devenir un champ
d’explicitation et potentiellement de
mise en question en acte des formes d’articulation entre les valeurs professionnelles et l’argent. Parler du travail, pour les clients, revient souvent à
marquer l’argent possédé comme argent du travail, dans une sorte de mise en scène morale. Ce marquage s’appuie sur des ressources axiologiques ancrées dans des univers professionnels – celui de l’entreprise acquise aux valeurs « personnalistes » ou « artistes »
31, celui de la rigueur scientifique ou professionnelle… Ces ressources dessinent des
morales du désintéressement, dont les formes varient.
- 30 . Erving Goffman, Les Rites d’Interaction, Traduit par Alain Kihm, Paris, Éditions de Minuit, 1974.(...)
- 31 . Luc Boltanski, Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
- 32 . Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 2004 [1950] ; Florence Weber, « Transactio(...)
Encadré n°2 : Parler du travail dans les interactions bancaires : exemples Exemple 1 : fierté du travailleur et morale du crédit Monsieur H (employé SNCF, environ 20 ans) vient apporter une attestation d’emploi, après sa récente embauche, pour finaliser une demande de crédit. La professionnelle l’incite à raconter « son nouveau travail », ce qui donne lieu à des marques d’empathie et à des bribes de récits empreints de fierté. Avant de partir, Monsieur H replace la référence au travail dans une morale (traditionnelle) du crédit : « bon je vais aller travailler maintenant – hein faut bien aller travailler pour rembourser, c’est comme ça que ça marche ! » Exemple 2 : un petit travail en supplément d’âme Madame K (secrétaire, 45 ans) fait une demande de crédit immobilier. Son atout majeur est un apport financier considérable, mais elle compense, en quelque sorte, sur le plan des valeurs, cette déclaration de capital, par son « petit travail », dans un vocabulaire caractéristique d’une bourgeoisie aisée : « Je vais acheter un autre appartement, donc je voudrais faire un emprunt…/ — (la professionnelle) Vous allez financer une partie avec l’argent de la vente…/ — Justement, c’est pas comme ça que je voudrais faire, je voudrais tout emprunter. J’ai un petit travail, et surtout, un capital ». Exemple 3 : le commerce, j’y mettais mon cœur, vous, votre intérêt Un professionnel tente de convaincre Madame F (environ 85 ans, ex- « pharmacienne ») de changer de compagnie d’assurance. Madame F répond en invoquant une morale référée à son ancienne profession et amorce, sous la forme d’une dénégation, une comparaison distinctive avec la banque. « (Le professionnel) On fera une comparaison, et si c’est plus avantageux dans cette compagnie, vous y resterez, mais si nous on est plus avantageux pour l’assurance auto ou l’habitation, vous pourrez venir chez nous… / — Oh ça me ferait de la peine, parce qu’ils sont gentils… / — Oui enfin vous savez, en matière d’assurance, si vous trouvez moins cher, il faut pas faire de sentiments… / — Ah oui bien sûr, il faut pas faire de sentiments, les affaires c’est pas des sentiments, mais moi vous savez, avec les clients, j’y mettais mon cœur… / — Ah oui… dans la fabrication des médicaments ? / — euh oui non pas seulement dans la fabrication des médicaments… [...] Je dis pas que vous y mettez pas votre cœur, mais… » Exemple 4 : la rigueur des comptes, rivalité autour d’une valeur professionnelle Madame Y (retraitée, 80 ans environ) souhaite obtenir le remboursement d’un agio dû à une mauvaise coordination des opérations à la clôture d’un contrat. La professionnelle tente d’obtenir d’elle un renoncement aux intérêts de la somme correspondant aux agios, en mettant en scène une sorte d’aumône condescendante, c’est-à-dire de don injurieux 32. Le procédé, qui suscite généralement des protestations d’honneur, échoue et son échec entraîne un effet de surprise. Madame Y semble préférer au refus d’honneur de l’aumône, l’invocation d’une identité professionnelle véhiculant une morale de la rigueur comptable : « -(la professionnelle) Au niveau des intérêts, ça vous fait rien du tout, je peux vous le rembourser de ma poche, si vous voulez ! / — Ah oui ? eh bien je vous prends au mot. Je suis mathématicienne… » Exemple 5 : Le travail de l’artiste et la critique de l’argent, ou l’art de gagner de l’argent sans y toucher Monsieur J, venu prendre les devants avant d’être convoqué par la banque pour un découvert durable, commence par présenter son travail et sa trajectoire d’artiste en y incluant une véritable morale. Sans parler d’emblée d’argent, il en vient à évoquer des ordres de grandeur économiques et des univers qui évoquent sa réussite professionnelle : une exposition à Dublin dans une « galerie de luxe » (« Dublin, c’était pauvre et c’est devenu riche en peu de temps, pour des raisons de fiscalité. C’est devenu un paradis fiscal pour les artistes »). Il évoque également ses « contacts à New York ». En même temps, il critique la vénalité de ce monde des galeries d’art, qu’il oppose au travail de l’artiste : « Vous savez, les galeries, elles doublent le prix de mes œuvres, et elles en gardent la moitié… », puis complète cette morale désintéressée par une allusion au blanchiment de l’argent de la drogue (« Il y a comme ça un tableau superbe qui se vend à un milliard de francs, et puis qui est revendu à 600000 francs une semaine après… eh oui, on vit dans un monde comme ça, faut le savoir aussi… »), puis par l’évocation de ses positions politiques ancrées dans le registre de la critique marxiste de l’argent : «Avant, je boycottais les pays capitalistes et la démocratie libérale… Je suis parti trois ans travailler en Russie.» |
L’argent de la transmission familiale 12Abordons maintenant brièvement la forme des discours sur la famille. Il s’agit bien là encore de marquer l’argent, de le situer dans un registre axiologique qui n’est moins apparent que parce que la morale familiale n’est pas censée être l’enjeu d’un faire valoir distinctif, mais plutôt une valeur consensuelle, qui permet une mise en confiance sans risque. Parler de la famille (là encore, les professionnels comme les clients peuvent en prendre l’initiative) fonctionne, la plupart du temps, comme une marque d’empathie. Au-delà des interactions ponctuelles entre professionnels et clients, une partie non négligeable des clients, lorsqu’ils parlent des relations à leur banque et aux professionnels de la banque, utilisent ce registre de significations, par exemple en expliquant qu’ils sont « à la banque
xxx en famille ». Au cours des interactions bancaires proprement dites, ces discours ont un trait caractéristique : la famille sembleabordée avant tout sous la dimension de l’ascendance ou de la descendance, presque jamaissous celle de la conjugalité. C’est donc la
transmission familiale qui est au centre de cette forme de marquage. Ces discours sur la famille, lorsqu’ils ne sont pas purement rituels,
rassurent certains clients, et/ou interviennent (de la part des clients ou des professionnels) lorsque
le besoin d’être rassuré se fait sentir. Par exemple, lorsqu’un client se trouve dans la situation d’être contrôlé et perçoit l’institution bancaire comme une chose étrangère, comme le montre une forme récurrente de rapport au compte, parler de la famille revient, pour le professionnel, à
mobiliser le registre du familier pour mettre en confiance. La dimension de l’articulation entre l’argent et la famille-valeur apparaît plus clairement lorsque le discours sur la famille est en même temps un discours sur le patrimoine. Dans ce cas, il s’agit de marquer l’argent en le rattachant à des valeurs familiales dont la mise en scène peut aller jusqu’au registre du sacré.
Formes et fonctions du marquage : retour sur les conditions de pertinence du concept L’ethnographie des relations bancaires permet ainsi d’approfondir le concept de marquage : 13Il paraît pertinent de parler de marquage de l’argent y compris dans le contexte des relations marchandes, et pas seulement « hors marché ». Autrement dit, les « relations de sens »
33 accompagnant les relations économiques ne sont pas confinées aux « enclaves » échappant à la logique marchande. Les relations bancaires, dans la mesure où elles donnent à voir des formes de marquage de l’argent, ne peuvent être expliquées intégralement comme produit de la rencontre entre offre et demande de monnaie. La manière dont Viviana A. Zelizer justifie le choix de ses objets de recherche laisse d’ailleurs tout à fait ouverte l’extension du concept de marquage
34. Dans les relations bancaires, il s’agit de marquer l’argent comme
argent sérieux, argent gagné ou
argent transmis ou transmissible. Ces marquages transparaissent à travers une série de
signes et de
discours caractéristiques. Les signes sont les habitus et les habits attendus réciproquement par les professionnels et les clients; mais également l’atmosphère générale de silence feutré et de sobriété qui est entretenue dans les agences bancaires, jusque dans les matériaux choisis (moquettes) les couleurs privilégiées (discrètes et sobres : entre gris et pastel) ; et la mise en scène de la réception personnalisée des clients dans un bureau. Les discours apparaissent comme des
mises en scène axiologiques du travail et de la famille.
- 33 . Jean-François Laé, « Economie, culture et sociabilité », Sociologie du Travail 4, 1992.
- 34 . Viviana A. Zelizer, The Social Meaning of Money, op. cit., p. 63.
- 35 . Nous ne pouvons ici, faute d’espace suffisant, exposer l’économie de la preuve aboutissant à ce ré(...)
- 36 . Michel Aglietta et André Orléan, La Violence de la Monnaie, Paris, Presses Universitaires de Franc(...)
14On peut, à ce point, approfondir ces formes de marquage en formulant une hypothèse sur leurs
fonctions. En effet, l’ethnographie donne à voir
35, à de multiples niveaux, la conflictualité potentielle cristallisée autour de l’argent dans les relations bancaires : les relations au guichet et dans les bureaux sont traversées de forts enjeux de reconnaissance sociale aboutissant à des différends fréquents ; les clients ayant essuyé des refus de crédit en gardent des blessures symboliques inscrites dans la mémoire ; la résistance de certains clients aux incitations au placement s’exprime comme une affirmation de propriété de l’argent contre la banque, ce qui rapproche les
significations vécues des relations bancaires des interprétations en termes de
logique d’accaparement 36. En outre, en favorisant les images mentales unidimensionnelles de l’ordre social, l’argent entretient le risque que l’interaction prenne la forme d’un pur rapport de force. Les formes de marquages décrites peuvent ainsi apparaître comme des moyens d’endiguer, ou de mettre au second plan, ces
logiques rudimentaires de la propriété ou
logiques agonistiques qui pourraient émerger dans cette relation commerciale. Le marquage est iciinscription dans des
valeurs, et pas seulement dans des
significations. 15Or, cette application du concept de marquage aux relations marchandes impose, à notre avis, de revenir sur l’unité des processus que ce concept est censé englober. Zelizer regroupe en effet sous cette métaphore du marquage trois phénomènes ou processus bien distincts : d’une part, la création de monnaies à partir de classes d’objets ne remplissant pas, initialement, cette fonction (tickets de métro ou coquillages) ; d’autre part, le fait que l’argent devienne le support de significations différentes en étant affecté à des usages différents et à des propriétaires différents – la différenciation des dépenses ; enfin, le fait que l’argent n’ait pas seulement le statut de monnaie, mais soit en même temps marqué par son origine. En subsumant ces trois phénomènes distincts sous un même concept, Zelizer tend à donner la même portée, par exemple, au fait de répartir l’argent dans les divers postes d’un budget domestique, et au fait de battre monnaie. Cette équivalence semble procéder, dans son analyse, d’une volonté radicale de « réhabilitation » de l’emprise signifiante des personnes sur l’argent.
Marquer l’argent n’est pas battre monnaie 16Or, si nous partageons l’idée selon laquelle l’importance des processus sociologiques de construction des significations de l’argent a été longtemps sous-estimée, il ne nous semble pas que l’on puisse penser comme un même phénomène le fait de créer une monnaie et le fait d’inscrire une somme d’argent existante dans des registres de signification ou dans des registres axiologiques, en l’affectant à des usages et à des propriétaires spécifiques ou en perpétuant les significations liées à son origine. Zelizer fait pourtant de cette équivalence un point cardinal de ses thèses, objet d’une sorte de conviction : « je soutiens pour ma part que le marquage des monnaies informelles est un phénomène aussi puissant
37 que la création officielle de telle ou telle monnaie légale »
38. Or, la différence entre les deux est importante : dans le deuxième cas, le fondement à la fois économique et cognitif de la monnaie, à savoir, la correspondance entre la chose-signe et la valeur économique
39, n’est pas affectée : l’argent du mari ou l’argent de la femme, l’argent domestique et l’argent du travail n’ont certes pas la même signification sociale, mais cette dernière se surajoute à la signification économique, et ne l’efface pas. Ce qui le prouve est la possibilité, en cas de force majeure, de réaffecter les diverses sommes en effaçant leur marquage. En revanche, lorsque l’on affecte une classe d’objets à la fonction de monnaie, on instaure un régime des signes qui n’existait pas auparavant, on transforme des objets en signes et en support de valeurs d’échange. Négliger la différence entre ces deux types de processus consiste, à notre avis, à donner une importance exclusive aux significations sociales de l’argent, et par là, à risquer de paraître répondre par une sorte de revanche culturaliste à l’ignorance de la dimension sociologique par les économistes, en l’occurrence, par l’effacement de la dimension économique par les sociologues – cette démarche méconnaît en effet le fait que la monnaie, tout en étant support de significations sociales, en un sens, demeure monnaie. Par exemple, dans le cas de l’argent domestique, Zelizer parle de la «
transformation 40 de la monnaie légale en monnaie domestique ». Ce point de vue tend à faire de la sphère domestique un domaine absolument isolable, en particulier absolument intact par rapport aux processus de normalisation collective que véhiculent l’argent et les institutions de l’argent dans la société monétaire. Or, le caractère « légal » (
lawful) de la monnaie, qu’évoque Zelizer au début de son étude, ne s’arrête pas aux frontières de la sphère domestique : les interactions bancaires montrent précisément que les frontières entre argent domestique et argent public, ou légal, sont poreuses, et mouvantes : c’est pour cette raison que l’argent véhicule des processus de normalisation qui, dans une certaine mesure, travaillent le régime des valeurs à l’intérieur même de la sphère domestique, à côté et en plus des marquages qui y ont lieu. Cette conception de la sphère domestique a une conséquence importante, dans l’interprétation de Zelizer : en parlant de l’argent des hommes et de l’argent des femmes dans la sphère domestique, elle ne prend pas en compte l’un des faits majeurs qui, selon nous, déterminent les formes du marquage qui ont lieu : le travail. Par exemple, puisque Zelizer adopte une perspective historique, peut-on vraiment analyser les différences entre l’argent masculin et l’argent féminin dans la sphère domestique sans prendre en compte les évolutions historiques du travail des femmes, qui constituent l’une des mutations majeures des sociétés contemporaines au xx
e siècle ? Ainsi, lorsque Zelizer explique que « l’argent sérieux » demeurait « une devise spécifiquement masculine »
41, cette affirmation n’est pas contestable, mais peut-être incomplète : en se focalisant uniquement sur la question du genre, elle oublie, ou au mieux, laisse dans l’implicite, l’importance du fait professionnel dans le marquage de l’argent. D’une manière générale, il nous semble que les diverses formes de marquage ne s’effacent pas l’une l’autre, pas plus qu’elles n’effacent les fonctions économiques ou encore la définition légale de la monnaie, qui demeurent, à tout le moins, sous-jacentes, recouverte par les marquages
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السبت أكتوبر 30, 2010 1:12 pm من طرف هشام مزيان