PDF Signaler ce document L’argent, au pluriel des philosophies et des disciplines 1Suffit-il d’obtenir l’abri d’une revue de philosophie pour s’autoriser à utiliser ce label ? On espère bien que non et qu’un peu d’argumentation méta-théorique ajoutée à beaucoup de développements philosophiques sont toujours exigibles. C’est en tout cas le parti qui a été choisi ici et qu’il faut expliciter.
2« Philosophies de l’argent » : il nous faut à la fois justifier le label et le pluriel. Le label : on présente ici, cherchant à penser la relation d’argent, des travaux philosophiques ou prenant appui sur des philosophes – et c’est alors la justification de l’appartenance à une discipline académique qui est invoquée ; on présente aussi des travaux qui, tout en relevant d’autres regards disciplinaires, mettent en avant des philosophies explicites ou implicites de cette même relation d’argent qui semblent être pratiquées par des usagers, des professionnels ou des experts. Le pluriel : hommage indirect au singulier du titre célèbre de Simmel (on ne refait pas ici l’inventaire), mais surtout accent mis sur la pluralité des postures relevées par nos auteurs. On cherchera bien sûr à préciser brièvement les orientations principales de ces philosophies ordinaires ou savantes de la relation d’argent, telles qu’elles apparaissent dans ces travaux.
3Philosophies de l’argent explorées à l’aide d’outils disciplinaires différents : philosophie, bien sûr (les articles de Marie Cuillerai et de Frédéric Seyer), mais aussi sociologie (les articles de Xavier Roux, Viviana Zelizer, Jean-Yves Trépos
et al.), socio-économie (Thierry Rogel), anthropologie économique (Maurice Godelier). Cette circulation pluridisciplinaire est d’ailleurs encore plus complexe : d’un côté, Marie Cuillerai, depuis la philosophie, Viviana Zelizer et Xavier Roux depuis la sociologie, Maurice Godelier depuis l’anthropologie, interrogent les théories économiques contemporaines ; d’un autre côté, plusieurs d’entre eux empruntent à la philosophie des théories ou des conceptualisations.
4Enfin, il faut encore préciser d’entrée que cette circulation complexe des apports disciplinaires est possible parce que ce numéro a installé un dialogue privilégié avec deux grands auteurs, Georg Simmel et Viviana Zelizer, qui ont remarquablement pratiqué cette polyphonie scientifique et qui semblent être des sources inépuisables de questionnement sur l’encastrement social de la monnaie. Que Maurice Godelier ait accepté de livrer quelques unes de ses réflexions actuelles sur cette thématique donne encore plus de lustre à notre édifice.
Une approche « contrapuntique » de l’argent 5Faire parler toutes ces contributions d’une seule voix en évitant de tomber dans les rapprochements ténus et artificiels est sans doute impossible. Mais, sans être harmoniques, ces partitions complexes autorisent à esquisser une ligne contrapuntique commune (où les lignes mélodiques parallèles peuvent entrer parfois, on le verra, en rapport de dissonance). En empruntant à un autre champ métaphorique, ce serait une chaîne dont les maillons seraient les mots-clés suivants :
encastrement / formes idéelles différentes / – marquage – subjectivation – sens commun. Cette chaîne pourrait bien configurer un certain état des sciences humaines et sociales de (et dans) l’hyper-modernité – la modernité, une référence fondatrice pour
Le Portique, soit dit en passant (voir le n° 1), mais ce n’est pas la seule légitimité éditoriale dont ce numéro pourrait se prévaloir.
- 1 . Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines économiques et politiques de notre temps, tra(...)
- 2 . Mark Granovetter, Le Marché autrement. Essais de Mark Granovetter, traduits par I. This Saint-Je(...)
- 3 . Voir Max Weber, L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, « Tel », 200(...)
6—
Encastrement. La sociologie économique renouvelée (quelquefois appelée « nouvelle ») a mis au cœur de ses préoccupations une relecture de l’œuvre de Karl Polanyi
1 : loin d’aller d’un encastrement (
embeddedness) dans d’épaisses relations sociales, aux époques pré-modernes et dans des sociétés non-marchandes, vers un découplage (
disembeddedness ; decoupling) qui l’universaliserait et l’autonomiserait en quelque sorte, l’économie moderne serait aujourd’hui, si l’on en croit Mark Granovetter
2, en réalité bien plus encastrée qu’elle ne le fut jamais et, pourrait-on ajouter, cette version modélisatrice épurée qui nous est donnée à lire comme une donnée inconstable de l’histoire des sociétés, ne serait que l’une des traductions, académiquement et sans doute politiquement intéressée, de cet encastrement. Et postuler cet encastrement, c’est ouvrir la voie à l’idée d’une pluralité d’encastrements, dont témoignent de nombreux travaux, depuis Max Weber
3.
7Voilà sans doute le premier maillon de notre chaîne ici : ce n’est pas seulement la circulation sociale des monnaies qui paraît bien être encastrée dans tout un ensemble de relations entre personnes et de dispositifs institutionnels ; c’est aussi et surtout la monnaie en elle-même qui n’a pas de sens substantiel. Nos auteurs sociologues (Roux, Trépos
et al.) offrent de nombreuses variations à partir de ce premier ancrage, spécifié initialement par Viviana Zelizer. Et si l’on oppose volontiers Zelizer à Simmel sur ce point, Thierry Rogel s’efforce de démontrer que cette opposition n’est pas fondée et que la sociologie des formes de Simmel est tout à fait capable, en l’état, de fournir les outils d’analyse de cet encastrement, pour autant qu’on n’oublie pas à quelle société il se référait et pour autant qu’on ne s’arrête pas à quelques formulations ambiguës. La thèse de l’encastrement n’est pas abordée par la phénoménologie de la vie de Michel Henry, mais elle pourrait l’être, n’étaient des traditions théoriques (et leur pendant lexical) qui ne communiquent pas forcément : ce qui est dit, selon Frédéric Seyler, c’est bien que l’économie (et le travail) sont des représentations de représentations, des objectivations « fantasmatiques » de la vie – qui n’est évidemment pas pour autant définissable comme seulement « sociale ». Mais, première dissonance, le travail de réélaboration qu’effectue Marie Cuillerai sur l’une des théories économiques de la monnaie, l’autoréférentialité, paraît marquer une rupture avec l’encastrement : s’opposant à la thèse simmelienne de la confiance dans l’ordre social comme fondement de l’acceptation monétaire (autant, d’ailleurs, qu’à la thèse métalliste d’une qualité intrinsèque de la monnaie), elle met en avant un fondement plus symbolique au sens kantien. Du coup, ce n’est pas l’encastrement qui est en cause, c’est sa métaphysique qui demanderait à être précisée : simmelienne (et rousseauiste, précise Marie Cuillerai), combinant confiance et contrat ou durkheimienne, postulant le collectif ?
- 4 . Mitchell Y. Abolafia, Making Markets. Opportunism and restraint on Wall Street, Cambridge (Mass.),(...)
- 5 . Voir Maurice Godelier, L’Idéel et le Matériel, Paris, Fayard, 1984.
8Pluralité des encastrements de la monnaie, soit. Mais, partir de cette pluralité, est-ce seulement utile pour comprendre autrement la Bourse
4 c’est-à-dire les institutions du marché mondialisé ou pour discerner les formes idéelles différentes de l’encastrement, d’une société à une autre ? Non point seulement les pluralités d’usages, mais les pluralités de cadrages, qui sont fait de l’articulation (et non de la confusion) de l’idéel et du matériel
5. C’est ce à quoi nous invite Maurice Godelier dans l’entretien qu’il a accordé à J.-F. Bert : il nous faut non seulement penser la spécificité de l’économie de la parenté (c’est-à-dire surtout la domination masculine) qui fait l’économie des baruya, mais aussi penser son évolution (ce n’est pas parce qu’une Toyota peut être mise en équivalence avec une femme que la monétisation a récusé les rapports de parenté ; elle a seulement «
d’autres éléments matériels comme supports »).
9—
Marquages. Viviana Zelizer a sans doute été la première à mettre l’accent d’une manière rigoureuse et continue sur les formes de réappropriation individuelle ou collective des dispositifs monétaires, non seulement pour souligner les voies de particularisation de l’« équivalent général » (
e.g. : la monnaie existe, mais elle est transformée par son usage), mais aussi pour mettre en doute l’hypothèse d’un moment pur de la monnaie (même l’abstraction monétaire calculée par les experts est située par rapport à sa provenance et à ses destinations). La théorie du marquage est donc une importante précision de la théorie générique de l’encastrement : elle précise la nature des liens et surtout leur degré de stabilité, montrant en particulier les recompositions. Elle doit son écho à sa simplicité – chacun peut faire immédiatement l’expérience du marquage des monnaies et plus globalement de l’argent – et à son amplitude – le marquage inclut des mise en équivalence aussi bien d’initiative collective, bancaires (les marquages différentiels de l’épargne), commerciales (les cartes de fidélité), communautaires (l’argent gay ou le SEL) que d’initiative individuelle (les cagnottes et les budgets).
10Dans notre dossier, outre l’importante revue de question réalisée par Viviana Zelizer elle-même, les articles de Xavier Roux (sur la relation bancaire), de Jean-Yves Trépos
et al. (sur la relation de couple) et de Thierry Rogel (sur les nuances de la conception de Simmel) apportent leur pierre à cet édifice, que l’on devine interminable. La contribution de Xavier Roux, fortement appuyée sur la sphère occupationnelle, apporte même un double prolongement significatif à cette notion de marquage : d’une part en soulignant que le marquage concerne aussi la sphère marchande la plus spécialisée (ici : la relation de service bancaire) et pas seulement la domesticité ou les « externalités » ; d’autre part, en attirant l’attention sur les fonctions différentielles de ces marquages dans les échanges, limitant ainsi le risque d’un hyper-culturalisme de l’analyse de l’argent.
11Deuxième dissonance mélodique : on comprendra bien que cet appétit d’investigation empirique ait plus intéressé, ici, les sociologues que les philosophes, pour qui l’hypothèse du marquage ne constitue pas un saut argumentatif, par rapport à l’encastrement.
- 6 . Voir Rémi Barbier et Jean-Yves Trépos, « Humains et non-humains : un bilan d’étape de la sociologi(...)
- 7 . Anthony Giddens, Les Conséquences de la modernité, traduit par O. Meyer, Paris, L’Harmattan, 1994,(...)
12—
Subjectivation. Est-ce davantage le cas pour la notion qui balise le maillon suivant, la « subjectivation » ? À première vue, elle n’est que le pendant, en termes de théorie de l’acteur, de la notion de marquage, qui concernerait plutôt l’action et l’objet de l’action (on ne discutera pas ici de ce partage entre les humains et les non-humains, qui mériterait pourtant d’être interrogé au nom d’une sociologie des collectifs
6). Et pourtant, il faut bien voir que la notion de subjectivation se réfère à une historicité et non seulement à une forme d’appropriation. Opposée à l’objectivation, qui est postulée par de nombreux économistes comme caractéristique de la monnaie de la modernité et qui est étayée par des sociologues attentifs à l’argent, de Simmel (du moins à première vue) à Giddens (qui s’appuie sur Simmel et Keynes)
7, la subjectivation serait finalement pourtant la conception du sujet hypermoderne dont ces théories ont besoin, en tant qu’elles font de l’individualisation une caractéristique de la modernité. Or, curieusement, cette individualisation s’arrête chez Simmel comme chez Giddens à la porte des relations monétaires ou, plus exactement, elle est contrecarrée par la supposée abstraction croissante des relations dont l’argent est l’un des indices majeurs.
13Comme l’explique Viviana Zelizer au début de son article, la connotation négative des relations liées à l’argent (dont elle trouve des prolongements dans la littérature) peut seule expliquer cet étrange aveuglement. Toutefois, Thierry Rogel entreprend de montrer ici que l’idée de subjectivation du rapport monétaire est malgré tout présente chez Simmel. Les articles de Xavier Roux et Jean-Yves Trépos (et collaborateurs), sans complètement expliciter leur théorie de l’acteur, permettent tout de même de suivre les aspérités de cette subjectivation, qui se traduit par exemple, chez le premier, par la mise en évidence des propriétés individualisantes de la gestion monétaire comme rationalité axiologique («
fierté du travailleur et morale du crédit », «
rivalités autour d’une valeur professionnelle ») ; et, chez le second, par le triple engagement de la personne dans les rapports monétaires (autonomie de la personne et du couple, rationalisation concertée des choix domestiques et prudence consumériste) qui façonne l’
homo domesticus populaire d’aujourd’hui sur le mode d’une réflexivité complexe. Subjectivation, bien sûr, dans l’œuvre de Michel Henry, présentée par Frédéric Seyler, mais en un sens différent : ni processus historique de révélation à soi d’une subjectivité se dégageant de formes sociales qui l’entraveraient, ni processus historique de recomposition du mode de production sociale du sujet, mais processus renouvelé d’affirmation de la vie. On notera, dans l’article, l’opposition forte entre l’autoréférentialité du sujet (que revendique Henry) et l’autoréférentialité de l’argent (qu’Henry récuse) : selon F. Seyler, la réflexion de Michel Henry consiste à «
élucider la genèse transcendantale de l’argent » à partir du travail vivant d’une subjectivité individuelle. Marie Cuillerai qui, rappelons-le, entame son raisonnement en partant au contraire de l’auto-référentialité monétaire, pour aller vers la recherche de son fondement transcendental, nous fait parcourir, dans le même temps, le chemin qui va d’une intersubjectivité postulée et, pour tout dire, d’un individualisme méthodologique assez commode – celui de la théorie monétaire dominante – à une intersubjectivation invisible, celle d’une communauté idéale de personnes (une «
rationalité caculatrice présumée universelle » et «
exclue dans les faits »). Ici l’individualisation du comportement monétaire, comme acte libre, repose sur la confiance dans la communauté marchande, dont le jugement « héautonome » est la condition de possibilité.
- 8 . L’étude anthropologique de Rachel Hurdley, consacrée aux objets exposés sur les linteaux de chemin(...)
14Subjectivation chez Godelier, nouvelle dissonance ? Elle est en effet plus difficile à établir. L’analyse des rapports de parenté comme condition de reproduction des rapports sociaux et l’analyse des «
trois pôles d’échanges », semblent laisser peu de place à l’idée de subjectivation, que ce soit comme affirmation de soi dans l’histoire (selon une thèse de post-modernité) ou comme appropriation (selon une thèse plutôt marxiste). Qu’est-ce qui permet au sujet humain d’être acteur de son histoire au sein des échanges ? Est-ce le l’attachement du sujet et de l’objet (rapports de don), est-ce le détachement du sujet hors de l’objet (rapports marchands) ou est-ce l’enveloppement du sujet et de l’objet dans une économie immatérielle (qu’elle soit de tradition ou d’innovation) ? Le propos de Maurice Godelier nous incite à observer les changements historiques d’équilibre entre les trois pôles, avec à chaque moment des conditions différentes d’émergence de l’acteur. Mais les articles sociologiques réunis ici invitent à observer aussi les contaminations entre les pôles, c’est-à-dire des dons à soi-même ou des marchandisations différentielles d’héritages, dont témoigneraient par exemple les expressions fréquemment rencontrées par Trépos
et al. comme : « s’offrir un petit plaisir », « se faire un petit cadeau »
8.
15—
Sens commun. Pourra-t-on vraiment échapper aux platitudes sur l’appréhension de l’argent comme compétence commune des humains ? On peut espérer que les différentes contributions réunies ici éclairent bien plutôt les facettes de cette compétence qu’elles ne la postulent : comme capacité communément distribuée, mais socialement et culturellement marquée, de combiner les facettes des relations engageant la monnaie, elle se définirait comme une propriété de l’action sociale (on le voit dans les trois articles des sociologues et dans celui de l’anthropologue, comme à propos de Simmel) ; comme capacité tronquée par l’irréalisation économique, au contraire, pour Michel Henry.
- 9 . Frédéric Lordon et André Orléan, dans leur très stimulante interprétation spinoziste de la monnai(...)
16Ne faut-il pas alors chercher à un niveau plus fondamental ? C’est en tout cas ce que Marie Cuillerai veut faire en prenant appui sur le jugement réfléchissant kantien. « Sens commun » : on ne doit pas l’entendre comme un sens qui serait une propriété individuelle descriptible du sujet empirique (le bon sens cartésien par exemple ou le raisonnement piagétien), ni comme une propriété de l’être-ensemble (le sens-en-commun), mais comme un analyseur conceptuel
9. Le sens de la mesure de la mesure monétaire, pourrait-on dire.
Quelques ontologies monétaires 17Voilà donc quelques passages entre ces analyses très différentes les unes des autres, pour dessiner un cadrage théorique des relations d’argent. Mais qu’en est-il des « ontologies monétaires »
10 que ces articles pourraient nous donner à voir ? On chercherait alors des façons d’engager l’argent dans des définitions du réel.
- 10 . J’emploie ce terme (qui n’est certes pas déplacé ici mais qui peut paraître un peu facile) bien au(...)
18Avec les travaux de Viviana Zelizer, on s’est habitué à être attentif aux découpages a posteriori que les personnes opèrent sur une réalité monétaire qui leur est donnée et on a moins systématiquement pensé aux habiletés marchandes des personnes ordinaires (on veut dire par là : non définies par des statuts d’experts ou de professionnels) qui indiquent un peu plus qu’une adaptation aux circonstances : comme le montre l’article proposé ici, c’est une capacité à établir, modifier, supprimer, rétablir des liens sociaux, non pas malgré l’argent, mais avec l’argent. L’ontologie monétaire ici peut être tantôt circonstancielle, tantôt durable, quelles que soient les valorisations éthiques qui se construisent sur ces conditions de possibilité. L’un des exemples particulièrement significatifs de cette conception du réel nous est fourni par Zelizer lorsqu’elle rappelle les observations de David Stark sur l’installation d’un système de rémunération dérogatoire dans une usine hongroise : cette croyance dans l’efficacité et la durabilité d’une niche d’autonomie au sein du système socialiste, mérite bien le nom d’ontologie.
- 11 . Cicéron, De finibus, V, 20-22.
- 12 . Épictète, Manuel.
- 13 . Je m’appuie sur le double sens de νομισμαμ - ατος: I-tout ce qui est établi par l’usage, d’où : 1.(...)
19L’article de J.-Y. Trépos
et al., on l’a dit, montre trois manières solidaires d’engager ce rapport social, trois gouvernances immédiates de soi dans l’implication fiduciaire : l’autonomie, la rationalité, la prudence. Mais, quel est le
τελοσ(la finalité) de ce
σκοποςle but immédiat)
11 ? On observe, quant à l’aspect monétaire des choses, des enquêtés qui s’installent dans une relation processuelle plutôt que définitive : pas ou peu de diabolisation de la présence ou de l’absence de l’argent, pas ou peu de fétichisation de la monnaie, mais des fléchages (pour continuer avec la métaphore de l’archer
12) qui dessinent des espaces – pouvant d’ailleurs se recouper partiellement – pour le plaisir d’acheter le somptuaire et pour la corvée de payer l’ordinaire. Une ontologie monétaire des milieux populaires qui se définirait donc, si on veut bien m’accorder l’expression, comme une «
Éνεργειανομισματα», une activité monétaire usuelle
13, un flux de réel composite (le vin nouveau versé dans de vieilles outres, mais que l’on change peu à peu…) où l’on pourrait voir quelques ilôts de stabilité ancienne (la peur de manquer, le souci de transmettre) ou nouvelle (le dialogue financier, sinon comptable).
20Avec l’article de Xavier Roux, on approche ces ontologies autrement : d’abord, parce qu’il s’agit de milieux sociaux moins spécifiques et ensuite parce que son enquête introduit la dimension du travail, une variable généralement peu activée à propos de sociologie de l’argent – si ce n’est, là encore quelques indications de V. Zelizer. La symétrie de l’analyse (l’argent du travail selon les banquiers / l’argent du travail selon les clients) permet d’observer, d’une part, que « sérieux » est plus qu’un mot passe-partout de banquier, c’est une vraie théorie stable du réel bancaire (avoir l’air sérieux / apporter la preuve qu’on l’est / réaliser une transaction sérieuse) – on est ici plutôt du côté de l’attribution d’un prédicat à un sujet ; et, d’autre part, que l’argent du travail, par quoi un individu honnête montre ses ressources et s’efforce d’échapper au jugement du banquier sur sa gestion, est au contraire une pierre de Sisyphe – plutôt du côté de l’
energeia.
21L’ontologie que met en évidence l’entretien avec Maurice Godelier est plus nettement aristotélicienne : parce que la circulation des humains et des non-humains se différencie selon trois systèmes structurels de pertinence, les acteurs sociaux sont en quelque sorte inscrits malgré eux dans trois ontologies de l’échange, dont l’une est directement monétaire et les deux autres assignent une place dérivée à la monnaie.
22Thierry Rogel apporte, selon moi, un double éclairage sur les ontologies monétaires que l’œuvre de Simmel pourrait contribuer à faire comprendre. Tout d’abord, à un premier niveau, lorsque Simmel approche l’argent comme objet social, il montre qu’il fonctionne à la fois comme crédit et comme créance (idée que l’on retrouve exploitée autrement chez Marie Cuillerai) pour les acteurs sociaux : il suggère simplement ensuite qu’il est plusieurs manières (six variantes psychologiques, nous dit Rogel, qu’il faut toutefois comprendre dans une perspective historique, celle d’une «
première modernité ») de mettre en œuvre cette dualité. Ensuite, à un deuxième niveau, mais qui est en quelque sorte métaphysiquement premier, l’accommodement social avec l’argent prend place dans une «
chaîne téléologique » : possession / dépense / jouissance. On a vu plus haut (enquête Trépos) l’une des formes d’accomplissement comportementales et attitudinales possibles de cette chaîne : celle de milieux populaires contemporains.
- 14 .Voir « Aspects du vitalisme » et « Machine et organisme », dans Georges Canguilhem, La Connaissance(...)
23Faut-il parler d’ontologie vitaliste à propos de la vision des rapports d’argent que Frédéric Seyler trouve chez Michel Henry ? Non point « vitaliste », parce que le référent ultime serait « la vie », car après tout il existe une ontologie mécaniste de la vie
14, mais parce que ce qui est mis en évidence ici c’est la profusion immanente de la vie qui, par le biais du travail vivant, engendre du monétaire et de l’économique.
24Enfin, on trouvera dans les analyses de Marie Cuillerai une façon subsumante de compléter ce tableau, en sortant, par Kant, de l’alternative Aristote / Chrysippe : l’ontologie monétaire, telle que la mettent en œuvre les usages autoréférentiels des monnaies, est une synthèse de l’hétérogène.
25On notera bien que les analyses des sociologues fournissent ici des aperçus sur des ontologies à l’état pratique, quand les philosophes cherchent à en établir les fondements (Henry) ou à dégager les « métaphysiques involontaires » qui les encadrent (Cuillerai).
26Il n’est sans doute pas présomptueux d’espérer que le lecteur tirera profit de ce va-et-vient.
السبت أكتوبر 30, 2010 1:05 pm من طرف هشام مزيان