antiterroriste
3.1 – La construction tardive d’un
outil fédéral de gestion de crises
Si, dès 1802, l’incendie qui ravage Portsmouth montre la
nécessité d’une intervention de l’administration fédérale lors des
catastrophes majeures, le poids du fédéralisme aux Etats-Unis a
contribué à retarder la mise sur pied d’une agence fédérale chargée
d’assurer la gestion des situations d’urgence. Réclamée de longue date
par les gouverneurs, qui souhaitaient disposer d’un seul interlocuteur
au sein de l’administration fédérale, la création de la FEMA (Federal
Emergency Management Agency), agence fédérale de gestion des situations
d’urgence, n’intervient que le 31 mars 1979, à l’initiative du président
Carter, à la suite de la polémique suscitée par la catastrophe
nucléaire de Three Miles Island, qui a montré la nécessité d’une
meilleure organisation des moyens fédéraux pour prendre en compte les
risques naturels. Ayant pour mission « la coordination de la défense
civile, la planification des moyens de secours et des exercices de
secours, la gestion des catastrophes qu’elles soient d’origine naturelle
ou provoquées par un attentat terroriste », la nouvelle agence vise à
améliorer l’efficacité de la réponse fédérale lors de crises majeures
tout en respectant la prééminence des responsables locaux.
Cependant, tout au long des années 80, sous le régime de
l’administration Reagan, l’agence se détourne de cet objectif initial
et se concentre prioritairement sur les menaces extérieures et les
risques liés à la guerre froide, négligeant les risques naturels. A la
fin des années 80, les ouragans Hugo et Andrew, catastrophes d’ampleur
qui dévastent le sud des Etats-Unis, révèlent l’incapacité de la FEMA à
assurer sa mission d’expertise en matière de gestion de crises[35]. 15
ans avant Katrina, le spectacle de survivants vivant dans les rues,
fouillant dans les décombres pour trouver de l’eau et de la nourriture,
suscite une vive polémique au sein de l’opinion publique et provoque une
violente mise en cause de l’administration fédérale, taxée
d’incompétence et d’inefficacité, contribuant à coûter sa réélection au
président Bush lors des élections présidentielles de novembre 1992.
Directement mise en cause dans l’échec de
l’administration fédérale, menacée de dissolution, la FEMA se réorganise
complètement sous l’impulsion énergique de James Witt, qui la dirige de
1993 à 2001, la transformant en un véritable outil opérationnel.
Abandonnant les opérations clandestines et les projets terroristes,
l’agence met au point un modèle de gestion de crises, selon un cycle
intégrant une phase de planification largement en amont de la
catastrophe, le prépositionnement de moyens et de personnels dans les
Etats susceptibles d’être frappés par une catastrophe, le renforcement
de la collaboration des bureaux régionaux de la FEMA avec les Etats pour
améliorer les capacités d’évacuation des populations, la suppression de
la procédure traditionnelle consistant à attendre la saisine officielle
de l’administration fédérale par les Etats pour pouvoir agir - selon la
logique bureaucratique traditionnelle qui retardait considérablement
l’action de la FEMA et donc son efficacité – et enfin, la création d’un
centre de commandement des opérations de secours au sein de la FEMA.
En 8 ans, la FEMA gagne ses galons aux yeux de l’opinion
publique, intervenant avec succès dans 370 catastrophes nationales[36].
3.2 – Affaiblissement et mise sous
tutelle de la FEMA
L’arrivée au pouvoir de la nouvelle administration Bush
marque le début du déclin de la FEMA qui se trouve pourtant alors au
sommet de sa gloire, couverte de louanges par tous les élus et jouissant
d’un formidable capital de sympathie. Ayant été élu à la présidence des
Etats-Unis sur la promesse de réduire les impôts, Bush entend commencer
par réduire les dépenses fédérales : or, aux yeux de la nouvelle
administration, la FEMA est une agence coûteuse et dépensière,
incarnation du populisme de l’ère Clinton, dont elle est bien décidée à
réduire le budget en supprimant tous les programmes jugés inutiles. En
2001, les autorités de Washington proposent ainsi au Congrès une
diminution de 20 % du budget de la FEMA, d’un montant initial de 2,5
milliards de dollars. 500 millions de dollars d’économies sont
identifiées, dont notamment les subventions aux services d’incendie,
d’un montant de 100 millions de dollars.
Toutefois, le véritable coup fatal porté à la FEMA tient
à la décision de l’absorber à l’intérieur de la nouvelle superagence,
chargée de regrouper l’ensemble des outils nécessaires pour combattre le
fléau du terrorisme, le Department of Homeland Security. Perdant son
lien direct avec le Président, qui était une clef de son efficacité,
l’agence se retrouve à l’intérieur d’un conglomérat hétéroclite qui
regroupe plus de 180 000 fonctionnaires et 22 agences très diverses, que
ce soit la DEA (Drug Enforcement Administration), les Gardes-Côtes, les
Douanes, le Secret Service, ou les services de l’Immigration,
chapeautée par un Emergency Preparedness and Response Directorate,
directoire chargé de la préparation et de la gestion des crises.
Ne bénéficiant que d’une faible audience au sein d’un
ministère préoccupé par la seule lutte contre le terrorisme, la FEMA
subit dès lors un net affaiblissement, qui se traduit par la réduction
de son budget, la perte de son influence et d’une partie notable de ses
prérogatives. Considérée comme une poule aux œufs d’or, l’agence est
ainsi l’objet de coupes budgétaires régulières : tous les programmes non
directement liés à la prévention de la menace terroriste sont sinon
sacrifiés, à tout le moins systématiquement réduits. Ainsi, en 2003, le
budget du fond de prévention des inondations est divisé par deux, de 20 à
10 millions de dollars, les sommes ainsi prélevées sur la FEMA servant à
financer l’achat de produits estampillés du logo du DHS, destinés à
faire connaître la nouvelle structure auprès de la population. Non
seulement la FEMA voit ses crédits diminuer mais en outre elle n’est
même pas consultée sur l’élaboration de nouveaux plans : les
fonctionnaires du DHS exigent dans l’Iowa la création de zones tampons
autour d’installations pétrochimiques, bâties au demeurant dans des
zones inondables, la création de ces zones interdisant toute
intervention des services de secours en cas d’inondation, sans que la
FEMA ne soit même consultée lors de la prise de la décision. Quant aux
prérogatives de la FEMA, elles sont réduites : en septembre 2003, le
premier Secrétaire de la Sécurité Intérieure, Tom Ridge, retire à la
FEMA la gestion des subventions des programmes de préparation
opérationnelle au profit de l’ODP (Office for Domestic Preparedness),
dissociant ainsi la préparation de la crise des opérations de gestion de
crise, ce qui contribue encore davantage à affaiblir la FEMA.
Cependant, cette érosion de la FEMA n’est pas
perceptible dans les faits. En 2004, seuls 4 ouragans importants sont
recensés et un seul frappe un Etat, en occurrence la Floride, l’Etat le
mieux préparé à la menace d’un ouragan parmi les Etats de la côte. Comme
le disent les experts des catastrophes, « ce n’est pas la FEMA qui
vient aider la Floride, c’est la Floride qui aide la FEMA ». Ayant tiré
les leçons du passage de l’ouragan Andrew en 1992, la Floride dispose
d’un dispositif efficace de prévention des crises. En outre, la Floride
est dirigée par le propre frère du président, Jeb Bush. Se rappelant que
l’ouragan Andrew avait coûté sa réélection à leur père, les deux frères
engagent des moyens massifs pour faire face à la catastrophe dans un
Etat particulièrement précieux pour l’élection présidentielle, la FEMA
prenant en compte la seule question logistique, prépositionnant des
quantités considérables d’eau, de nourriture et de glace et envoyant des
quantités de caravanes pour fournir un logement provisoire à l’ensemble
des sans-abris.
En pratique, près de 4 ans après l’élection de Georges
W. Bush à la Maison-Blanche, la FEMA a perdu les savoir-faire et
l’expertise qui en faisaient un atout majeur en matière de gestion de
crises. De nombreux signaux d’alerte étaient apparus. Examinant l’action
de la FEMA lors des ouragans ayant frappé la Floride en 2004, un
rapport de l’inspecteur général de la Sécurité Intérieure démontre que
les systèmes informatiques de la FEMA ne permettent pas de suivre le
personnel, les matériels et les équipements envoyés dans la zone
sinistrée. La FEMA, selon le rapport, ne disposait même pas des moyens
de s’assurer que les moyens fédéraux étaient bien arrivés sur place. En
mars 2005, ces faiblesses sont confirmées lors d’un audit de la FEMA
mené par un cabinet de consultants privés, la Mitre Corporation.
Effectué à la demande du directeur de la FEMA, Michaël Brown, le rapport
de Mitre est impitoyable, décrivant une agence en morceaux, mal
dirigée, ne disposant pas d’un état-major suffisamment étoffé ni d’un
budget suffisant, concluant que la FEMA était désormais incapable de
mener à bien sa mission principale, la gestion de crises civiles[37].
Quatre ans après les attentats du 11 septembre 2001, les
promesses du président Bush qui entendait, avec la création du
Department of Homeland Security, forger un outil opérationnel destiné à
garantir la sécurité des Etats-Unis contre toutes les menaces, semblent
donc bien illusoires.
Confronté à d’importantes difficultés de mise en œuvre,
le nouveau ministère n’est toujours pas opérationnel au moment où
survient la catastrophe de Katrina.
Bien plus, son obsession pour la lutte contre le
terrorisme, reflet du traumatisme de la population américaine et de
l’administration fédérale à la suite des attentats de 2001, conduit au
sacrifice de l’outil fédéral de gestion de crises dont les Etats-Unis
avaient enfin réussi à se doter. Discréditée dans un nouvel ensemble qui
tient pour quantité négligeable la prise en compte des menaces
naturelles, en dépit de la probabilité de leur occurrence, la FEMA n’est
plus en mesure d’assurer les missions qui lui ont été assignées lors de
sa création et par conséquent de contribuer à l’efficacité de la
réponse fédérale en cas de crise.
En pleine restructuration, ne disposant pas de
procédures opérationnelles simples et testées sur le terrain, n’ayant
pas clarifié les importants problèmes de coordination que pose
nécessairement la conduite d’une crise d’ampleur nationale, le
Department of Homeland Security est totalement pris au dépourvu par la
catastrophe de Katrina, devant être tenu pour directement responsable de
la confusion et de la passivité qui caractérisent l’attitude de
l’administration fédérale pendant les premiers jours de la crise.