[size=32]Bachelard, la rupture en permanence[/size]
La lecture de Bachelard qui fait de lui un épistémologue dogmatique a inspirée une philosophie de la science rigide. Cette lecture ne lui est pas totalement infidèle, car elle s’appuie sur des éléments qui sont effectivement présents dans son œuvre. Mais elle est beaucoup trop simplificatrice, et ne rend pas justice à la richesse de sa pensée. Je me propose d’exposer ici à la fois la lecture dogmatique de Bachelard et sa lecture critique. Je m’attarderai plus sur la seconde, à mon avis plus juste, mais surtout bien plus intéressante, et la rapprocherai des conceptions d’un auteur russe du vingtième siècle, plus connu pour sa participation à des mouvements artistiques littéraires que pour sa contribution à l’épistémologie, injustement traité avec mépris par Trotski (1), Evgeni Zamiatine.
GAUTERO Jean-Luc. Bachelard, la rupture en permanence. Philosophie, science et société. 2015. [en ligne] http://www.philosciences
"C’est reculer que d’être stationnaire" (Charles d’Avray, 1912)
Plan de l'articleBachelard et AlthusserBachelard arrogant mais pas dogmatiqueLe progrès en questionBachelard et ZiamatineConclusion
Bachelard et Althusser
Il ne sera donc pas question ici uniquement de Bachelard. Aussi n’est-ce pas lui que je vais citer en premier, mais celui qui me semble le principal responsable en France de sa lecture dogmatique : « C’est parce que la théorie de Marx était “vraie” qu’elle a pu être appliquée avec succès, ce n’est pas parce qu’elle a été appliquée avec succès qu’elle est vraie ». On l’aura compris, même s’il est question de Marx dans cette citation, ma cible n’est pas l’auteur duCapital : soucieux de l’enrichissement mutuel de la théorie et de la pratique que permet leur confrontation, lui-même n’aurait jamais écrit une phrase pareille (et il est mort bien trop tôt pour pouvoir lire Bachelard). Celui que je vise, c’est l’auteur de cette formule, à savoir Althusser, et plus précisément, car il arrive que l’on distingue plusieurs Althusser, l’Althusser de Lire le Capital (2). Est-il besoin de mettre en évidence son dogmatisme ? Il nous affirme très clairement que ce n’est pas de la confrontation avec le réel qu’une théorie tire de la légitimité, mais d’elle-même ; en somme, en le caricaturant à peine (3), la théorie est vraie parce qu’elle est vraie. Donc, elle est appliquée avec succès. Où et quand, aurait-on envie de demander ? Mais ce serait pour Althusser faire preuve d’un pragmatisme et d’un empirisme indignes. La théorie est appliquée avec succès partout et toujours, puisqu’elle est vraie. Qui n’en est pas convaincu ne sait pas regarder, il ne sait pas regarder avec les yeux de la théorie et reste attaché aux illusions du sens commun. Quel rapport, demandera-t-on, entre ce dogmatisme marxiste, ou pseudo-marxiste, d’Althusser, et une vision dogmatique de la science ? C’est que pour Althusser, cette vérité autosuffisante de la théorie marxiste, elle la tire de sa scientificité : « Nous pouvons en dire autant des résultats de toute science : du moins pour les plus développées, et dans les régions de connaissance qu’elles maîtrisent de façon suffisante, elles fournissent, elles-mêmes, le critère de la validité de leur connaissance » (4). Elle est vraie parce qu’elle est vraie, tel est pour Althusser le lot de toute théorie scientifique.
Ce dogmatisme scientifique-là, il est vrai, Althusser ne le tire pas de Bachelard. Mais il est cependant assez naturellement corrélé à une autre idée qui vient bien quant à elle de Bachelard : celle « de la “rupture épistémologique” qui inaugure toute science » (5). En effet, Bachelard l’écrit, « le progrès scientifique manifeste toujours une rupture (…) entre connaissance commune et connaissance scientifique » (6). Et cette idée de rupture, de discontinuité, n’est pas pour lui anecdotique, elle est centrale comme elle l’est pour Althusser : « Il nous a toujours semblé de plus en plus évident, au cours de nos études, que l’esprit scientifique contemporain ne pouvait pas être mis en continuité avec le simple bon sens »7. On pourrait certes voir cette rupture comme un simple saut, mais elle est pour Bachelard bien plus que cela, car elle se traduit par une véritable opposition : « une expérience qui ne rectifie aucune erreur, qui est platement vraie, sans débat, à quoi sert-elle ? Une expérience scientifique est alors une expérience qui contredit l’expérience commune » (8). Cette opposition, on le sait bien, Bachelard ne la fait pas au nom d’une défense poujadiste du bon sens, qu’il opposerait à l’intellectualisme exagéré de la science. L’expérience scientifique, la première phrase de la citation précédente le dit assez, a raison de contredire l’expérience commune, qui relève de l’opinion : « La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son principe, s’oppose absolument à l’opinion. S’il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l’opinion, c’est pour d’autres raisons que celles qui fondent l’opinion ; l’opinion a, en droit, toujours tort. L’opinion pense mal ; elle ne pense pas » (9). On peut trouver cette position sympathique dans la mesure où elle répond à un discours antiscientifique pour lequel c’est la science qui ne pense pas. Mais ne fait-elle pas que répondre par un mépris à un autre mépris ? Ne légitime-t-elle pas le dogmatisme d’Althusser ? Elle affirme en effet qu’il faut avoir rompu avec une façon de penser naïve ou idéologique pour reconnaître la vérité de la science, pour reconnaître que la théorie est appliquée avec succès là où le naïf ou l’idéologue ne voient que des échecs10.
Bachelard arrogant mais pas dogmatique
L’arrogance dogmatique que manifeste Althusser à l’égard de ceux qui ne possèdent pas la science marxiste, on la trouve chez Bachelard à l’égard des auteurs passés qui ne sont pour lui que de pseudo-scientifiques : « Qui aurait la patience de lire les longs et nombreux mémoires de Lamarck sur les sciences physiques reconnaîtrait le danger de promouvoir l’observation usuelle au rang de l’expérience scientifique. Il sentirait bien vite le caractère naïf de cette prise concrète sur la réalité » (11). Ou encore, l’arrogance se teintant ici de misogynie : « Il suffit de lire les lettres de Mme du Châtelet pour avoir mille occasions de sourire de ses prétentions à la culture mathématique. À Maupertuis, elle pose, en faisant des grâces, des questions qu’un jeune élève de quatrième résout de nos jours sans difficulté. Ces mathématiques minaudées vont tout à l’inverse d’une saine formation scientifique » (12). J’arrêterai là les exemples, non que deux soit un nombre très important, mais parce qu’il serait trop long de reprendre tous ceux que donne Bachelard : ils fourmillent dans La formation de l’esprit scientifique, au point que l’épistémologue y parle à leur propos de son « musée d’horreurs » (13). Tous, certes, ne viennent pas d’auteurs de l’envergure de Lamarck ou de Mme du Châtelet. Bachelard le reconnaît pour s’en excuser : « Si l’on nous accusait d’utiliser bien des mauvais auteurs et d’oublier les bons, nous répondrions que les bons auteurs ne sont pas nécessairement ceux qui ont du succès et puisqu’il nous faut étudier comment l’esprit scientifique prend naissance sous la forme libre et quasi anarchique — en tout cas non scolarisée — comme ce fut le cas au XVIIIe siècle, nous sommes bien obligé de considérer toute la fausse science qui écrase la vraie » (14). Il n’est pas sûr, d’ailleurs, qu’il place Lamarck et Mme du Châtelet parmi les bons auteurs. Mais il n’est pas sûr non plus qu’il les place parmi les mauvais, et cela est intéressant.
Certains auteurs peuvent nous paraître ridicules comme une conséquence de la méthode prônée par Bachelard : « L’épistémologue doit donc trier les documents recueillis par l’historien. Il doit les juger du point de vue de la raison, et même du point de vue de la raison évoluée, car c’est seulement de nos jours que nous pouvons pleinement juger les erreurs du passé spirituel » (15). Mais le ridicule n’est pas une propriété intrinsèque de ces auteurs ni de leur texte, il provient du point de vue que selon Bachelard nous devons adopter pour les juger. Le terme d’« erreurs » à leur propos est même sans doute inapproprié (à moins de préciser, à nouveau, qu’il ne s’agit d’erreurs que dans le regard rétrospectif que la méthode bachelardienne nous amène à porter sur eux). Car « les crises de croissance de la pensée impliquent une refonte totale du système du savoir. La tête bien faite doit alors être refaite » (16). Il n’y a pas, comme l’affirmait une première citation un peu tronquée, une rupture unique entre connaissance commune et connaissance scientifique, mais il y a de multiples ruptures, c’est-à-dire qu’il y a des ruptures au sein de la connaissance scientifique elle-même : « le progrès scientifique manifeste toujours une rupture, de perpétuelles ruptures, entre connaissance commune et connaissance scientifique, dès qu’on aborde une science évoluée, une science qui, du fait même de ces ruptures, porte la marque de la modernité » (17). Ce qui caractérise la science, ce n’est donc pas tant sa rupture avec le sens commun que sa capacité à rompre y compris avec son passé, avec elle-même, avec une pensée cohérente qui a constitué un progrès mais qui est devenue un obstacle. Dira-t-on que Bachelard ne parle ici que de la « science évoluée », d’« une science qui porte la marque de la modernité », de ce que lui même appelle un nouvel esprit scientifique ? Certes, mais à condition de préciser que le plus nouveau dans ce nouvel esprit scientifique, c’est la conscience qu’il a de cette nécessité des ruptures, des ruptures qui ont toujours été présentes dans le développement de la science : « les continuistes aiment à réfléchir sur les origines, ils séjournent dans la zone d’élémentarité de la science. Les progrès scientifiques furent d’abord lents, très lents. Plus lents ils sont, plus continus ils paraissent » (18).
La vitesse étant égale dans un mouvement continu au rapport de la distance parcourue par le temps, dire que les progrès scientifiques en réalité discontinus (puisqu’ils ne font que paraître continus) sont lents, ce peut être dire deux choses (non incompatibles) : d’une part, que les ruptures sont petites (la distance théorique parcourue lors de la rupture est faible), d’autre part qu’elles sont éloignées les unes des autres (le temps qui sépare une avancée théorique d’une autre est très important). Et les deux sont sans doute présentes dans la pensée de Bachelard. La première est certes la plus à même de donner une apparence de continuité, non sans doute aux contemporains de ces ruptures anciennes (imaginons une échelle graduée de connaissances : pour celui qui passe soudainement du niveau 1 au niveau 2, le saut est considérable, puisqu’il se trouve deux fois plus haut), mais pour nous, qui les regardons maintenant de la hauteur que de rupture en rupture nous avons atteinte : du niveau 1000, par exemple, nous voyons à peine la progression du niveau 1 au niveau 2, et n’y percevons donc nulle discontinuité. Mais la seconde a elle aussi joué son rôle dans l’histoire des sciences et de la pensée : éloignés de toute rupture, ou n’en voyant vraiment qu’une seule dans leur passé, et n’ayant pas de raison d’en deviner dans leur avenir, les hommes de science n’ont pu avoir conscience que les ruptures se font dans la science elle-même, ils ont substitué à la multiplicité nécessaire des ruptures l’unicité d’une rupture qui sépare leur savoir d’une ignorance totale antérieure. Ils ont ainsi pu développer une « âme professorale, toute fière de son dogmatisme, immobile dans sa première abstraction, appuyée pour la vie sur les succès scolaires de sa jeunesse, parlant chaque année son savoir, imposant ses démonstrations, tout à l’intérêt déductif, soutien si commode de l’autorité, enseignant son domestique comme fait Descartes ou le tout venant de la bourgeoisie comme fait l’Agrégé de l’Université » (19).
Bachelard, on le voit, raille le dogmatisme, et il serait donc injuste de le traiter de dogmatique : le dogmatique, c’est celui qui est sûr de la vérité de ce qu’il a appris et qui le développe, celui qui croit comme Althusser qu’un auteur autrefois a accompli une rupture épistémologique et que maintenant, nous sommes dans la science, dans la certitude, pour peu que nous le lisions bien : car l’auteur lui-même n’a pas forcément eu conscience de toute la portée de la rupture. À l’inverse d’Althusser, Bachelard sait qu’il n’y a pas de théorie dont la vérité soit définitive, et son arrogance — de celle-ci, on peut parler — est la conséquence de sa modestie même : ceux dont il se veut se moquer, fondamentalement, ce sont ceux qui croient que puisque leurs théories sont vraies ou presque vraies, ils n’auront pas à y renoncer pour que progresse leur science, ceux qui croient que leur tête bien faite n’a pas besoin d’être refaite.
Le progrès en question
Ici, un lecteur de Kuhn pourrait protester : si une théorie vraie est remplacée par une autre théorie vraie, n’est-ce pas que les théories sont incommensurables ? Comment peut-on alors parler de progrès, comment peut-on dire que la forme présente de la science est plus évoluée qu’une forme antérieure de celle-ci ? Le progrès se mesure pour Bachelard grâce à deux indicateurs : d’une part, la complexité, d’autre part l’abstraction. Je m’étendrai peu sur le premier, car lui-même y insiste, ayant conscience d’aller à l’encontre sinon du sens commun (« Ces équations sont trop compliquées pour moi », dit la masse des non scientifiques), du moins de l’opinion dominante des scientifiques (« Nos équations sont bien plus simples que le monde peuplé de dieux imprévisibles des anciens », pensent-ils spontanément). Je m’attarderai plus sur le second, l’abstraction, qui me semble soulever plus de difficulté.
Que le progrès de la science soit un progrès dans l’abstraction, c’est clairement indiqué dès le début de La formation de l’esprit scientifique : « pourquoi n’accepterions-nous pas de poser l’abstraction comme la démarche normale et féconde de l’esprit scientifique […] Il nous faudra prouver que l’abstraction débarrasse l’esprit, qu’elle allège l’esprit, qu’elle le dynamise » (20). C’est pourquoi, même s’il ne s’agit que de « grossières étiquettes » (21), les trois états de l’esprit scientifique constituent un passage du concret à l’abstrait (par l’intermédiaire du concret-abstrait) ; c’est pourquoi dans les trois états d’âme de ce même esprit, l’âme professorale, dogmatique, en reste on l’a vu à la « première abstraction », tandis que l’âme suprême est « en mal d’abstraire et de quintessencier », « sûre que l’abstraction est un devoir, le devoir scientifique, la possession enfin épurée de la pensée du monde ! » (22). Nombre des obstacles épistémologiques qu’évoque Bachelard peuvent ainsi se ramener à une importance exagérée accordée au concret, qu’il s’agisse de ce premier obstacle que constitue l’expérience première, de cet exemple d’obstacle verbal que constitue l’éponge, qui donne à des phénomènes complexes la fausse simplicité de la quotidienneté, de l’obstacle substantialiste, qui charge de matérialité les objets théoriques étudiés, ou de l’obstacle animiste, qui les charge de chair et de sang.
Cette mesure du progrès scientifique par l’abstraction pose cependant problème. Car abstraire, on le sait, c’est étymologiquement arracher, enlever. Ne risque-t-on pas, d’abstraction en abstraction, d’atteindre une situation où il n’y aurait plus rien à enlever et où, donc, le progrès scientifique devrait s’arrêter ? Nous serions alors reconduit à un état antérieur, celui des certitudes dogmatiques. Une telle fin est étrangère à la pensée de Bachelard : « tout savoir scientifique doit à tout moment être reconstruit » (23). Il s’agit là d’une affirmation générale sur ce qu’est véritablement la science, et non d’une constatation circonstancielle sur un moment de son histoire. Comment concilier donc cette idée d’un progrès sans fin avec celle selon laquelle le progrès se fait par abstraction ? Il y a à cela plusieurs réponses possibles. Commençons par la moins convaincante : ce n’est pas plus difficile à expliquer que l’idée selon laquelle quelqu’un peut, en avançant sans cesse, ne jamais aller très loin ; ainsi celui qui parcourt d’abord une certaine distance, puis la moitié de cette distance initiale, puis le quart de cette distance initiale, et ainsi de suite ad infinitum ne dépassera jamais le double de sa distance première. Mais pour qu’il en soit ainsi, il faut on le constate que les pas successifs soient de plus en plus petits, et il faut aussi qu’ils ne se fassent pas dans un temps de plus en plus bref. Tel n’est pas le cas des ruptures épistémologiques selon Bachelard : pour le nouvel esprit scientifique, pour la science qui au vingtième siècle a pris conscience d’elle-même, les ruptures sont toujours au minimum d’une importance égale (on aurait même tendance, emporté par l’enthousiasme de l’épistémologue, à dire qu’elles sont de plus en plus profondes, mais à le relire attentivement, on se rend compte qu’il n’affirme rien de tel), et leur rythme ne se ralentit pas ; bien au contraire, il s’accélère : « la raison multiplie ses objections, elle dissocie et réapparente les notions fondamentales, elle essaie les abstractions les plus audacieuses. Des pensées, dont une seule suffirait à illustrer un siècle, apparaissent en vingt-cinq ans, signes d’une maturité spirituelle étonnante. Telles sont la mécanique quantique, la mécanique ondulatoire de Louis de Broglie, la physique des matrices de Heisenberg, la mécanique de Dirac, les mécaniques abstraites et bientôt sans doute les Physiques abstraites qui ordonneront toutes les possibilités de l’expérience » (24).
La première réponse, peu concluante, s’appuyait sur un argument mathématique. Un autre argument mathématique peut être plus satisfaisant : depuis le dix-neuvième siècle, l’infini mathématique se caractérise par cette propriété que (pour l’énoncer d’une manière non technique), on peut lui enlever des éléments, et pourtant il reste toujours égal à lui-même (en termes techniques : un ensemble est infini si et seulement si il peut être mis en bijection avec une de ses parties propres). Si donc l’on considère que la richesse initiale du réel est infinie, on peut abstraire toujours sans jamais épuiser cette richesse. Je ne trouve cependant rien chez Bachelard qui me permette de lui attribuer cet argument, mais rien non plus qui me permette de dire qu’il n’est pas conforme à sa pensée. Il veut certes écarter « de l’esprit du lecteur l’idée commune qui veut que la réalité soit une somme d’irrationalité inépuisable » (25). Il serait abusif d’en déduire pour autant qu’il considère que la réalité n’est pas inépuisable : ce serait laisser tomber le terme « irrationalité », le plus important pour son propos.
Bachelard nous fournit toutefois une autre raison de penser que le processus scientifique d’abstraction n’aura jamais de fin : il s’accompagne d’un mouvement en sens inverse, ou plutôt de deux, l’un des deux étant pour notre auteur indéniablement bénéfique, et l’autre étant néfaste. La science progresse par abstraction, nous dit Bachelard, mais tout en abstrayant, elle construit : « l’application de la pensée scientifique nous paraît essentiellement réalisante » (26), où il faut entendre « réalisant » au sens fort : « rendant réel », « ajoutant au réel ». Il ne s’agit pas d’une affirmation gratuite : elle est étayée par l’étude des développements contemporains de la chimie (discipline à partir et à propos de laquelle Bachelard écrit : « l’avantage philosophique du travail scientifique pour une méditation de cet approfondissement rationaliste de la conscience, c’est que ce travail est productif, c’est qu’il est matériellement novateur : il détermine la création de matières nouvelles » (27) comme de la physique (« Les trajectoires qui permettent de séparer les isotopes dans le spectroscope de masse n’existent pas dans la nature ; il faut les produire techniquement » (28). En somme, à un réel donné naïf, non analysé, la science substitue un réel construit, qui pour cette raison suscite plus notre réflexion : tel est le mouvement bénéfique.
Mais il y a aussi un mouvement néfaste. Le progrès qu’a permis l’abstraction n’est jamais complet, et il n’est donc jamais définitif : « Même chez l’homme nouveau, il reste des vestiges du vieil homme. En nous, le XVIIIe siècle continue sa vie sourde ; il peut — hélas — réapparaître » (29) (et le XVIIIe siècle, c’est celui de « l’état préscientifique » (30), celui de l’« âme puérile ou mondaine » (31), celui de « l’état concret » — même si Bachelard dit se situer « en dehors de toute correspondance historique » (32), parce que, justement, le passé revient toujours). L’abstrait finit par perdre son caractère abstrait, et il ne reste de lui que ce qu’il avait de pire, son concret : « Une connaissance acquise par un effort scientifique peut elle-même décliner. La question abstraite et franche s’use : la réponse concrète reste » (33). Les scientifiques s’engluent dans la routine. Une nouvelle rupture épistémologique devient alors nécessaire. C’est ici qu’un rapprochement avec Zamiatine est possible.
Bachelard et Ziamatine
Zamiatine, bien sûr, ne parle pas de rupture épistémologique, il emploie d’autres termes : il chante les louanges des révolutions, mortelles, certes, mais parce que la mort violente de l’ancien est nécessaire pour que le neuf puisse surgir : « La loi de la révolution est rouge, explosive, mortelle ; mais cette mort signifie la naissance d’une nouvelle vie, d’une nouvelle étoile. […] Et si la planète doit à nouveau connaître la flamme de la jeunesse, il faut la mettre en feu, il faut la jeter hors de l’autoroute lisse de l’évolution » (34). Le lien entre l’idée de révolution et celle de rupture, déjà assez net par lui-même, est encore renforcé par les images qu’il emploie pour illustrer ce qu’est une révolution : « Deux étoiles noires, mortes, se heurtent avec un fracas assourdissant, au-delà de l’audible, et allument une nouvelle étoile : c’est la révolution. Une molécule quitte soudainement son orbite et, se jetant dans un univers atomique voisin, donne naissance à un nouvel élément chimique : c’est la révolution. Lobatchevski brise les murs du monde euclidien millénaire avec un simple livre, ouvrant la voie à d’innombrables espaces non-euclidiens : c’est la révolution » (35). Ou encore (l’accumulation est ici nécessaire à qui comme moi travaille sur une traduction : sur une seule phrase, les rapprochements pourraient être le produit contingent de la traduction. Sur de nombreux passages, c’est bien moins vraisemblable) : « Aucune révolution, aucune hérésie, n’est confortable ni facile. Car c’est un saut, une rupture dans la courbe lisse de l’évolution » (36). La révolution, la rupture, constitue un progrès par rapport à l’état antérieur, elle nous fait gagner de la hauteur, c’est particulièrement net dans le cas des géométries non-euclidiennes, qui ouvrent la voie à d’innombrables espaces : « L’intersection de droites parallèles est absurde. Mais elle n’est absurde que dans la géométrie plane canonique d’Euclide. En géométrie non-euclidienne, c’est un axiome. Tout ce dont vous avez besoin est de cesser d’être plan, de vous élever au-dessus du plan » (37). Hélas, ce progrès ne dure pas, il est suivi d’un retour au concret, à l’inertie de la matérialité quotidienne : « La flamme passe du rouge à un rose égal, chaleureux, qui n’est plus mortel, mais confortable. Le soleil vieillit et devient une planète, commode pour les autoroutes, les magasins, les lits, les prostituées, les prisons : c’est la loi. […] À la place du “Et pourtant, elle tourne !” de Galilée, il y a des calculs sans passion dans une pièce bien chauffée d’un observatoire. Sur les Galilée, les épigones construisent leurs propres structures, lentement, morceau par morceau, comme des coraux. C’est la voie de l’évolution — jusqu’à ce qu’une nouvelle hérésie fasse exploser l’agglomérat du dogme »38. L’observatoire est vu ici comme produit de la révolution galiléenne. C’est d’abord un projet, une idée abstraite, puis il se construit, et les premiers observatoires sont encore des aventures ; mais bientôt ils se normalisent, ils ne sont plus que des bâtiments banaux peuplés de bureaucrates qui ont besoin d’une tiède chaleur. Alors, ils n’apportent plus rien de nouveau, rien que des confirmations, rien par conséquent qui vienne stimuler la pensée. Le temps est donc venu de rompre avec l’ancienne vérité, qui après avoir permis d’aller de l’avant constitue à son tour une entrave, dans un processus qui ne saurait avoir de fin : « Nous savons au moins que nous ne sommes pas le dernier chiffre. Peut-être l’oublierons-nous. Nous l’oublierons même sûrement, quand nous vieillirons, car tout vieillit » (39), dit I-330, l’héroïne de Nous Autres, dont les propos ressemblent souvent étrangement à ceux de l’essayiste Zamiatine.
Ce n’est pas le seul rapprochement que l’on puisse faire entre Zamiatine et Bachelard. J’ai mentionné en passant que pour Bachelard, une complexité croissante était la marque du progrès. Il en est de même pour Zamiatine : « L’ordinaire, le banal, est bien sûr plus simple, plus plaisant, plus confortable. Le monde d’Euclide est très simple, et le monde d’Einstein est très difficile » (40). J’aurais pu aussi mentionner l’aspect dialectique de la pensée de Bachelard, qui nous parle de son « besoin de notions fondamentales dialectisées » (41), même s’il se garde de donner trop de place à la dialectique : « La dialectique ne nous sert qu’à border une organisation rationnelle par une organisation surrationnelle très précise. Elle ne nous sert qu’à virer d’un système vers un autre » (42). Il prend certes ses distances avec Hegel, ou avec la lecture qu’il fait de Hegel : « La philosophie du non n’a rien à voir non plus avec une dialectique a priori. En particulier, elle ne peut guère se mobiliser autour des dialectiques hégéliennes »43. Il est tentant pourtant de le rapprocher à nouveau de Zamiatine pour une vision dialectique commune : « La large autoroute de la littérature russe, brillamment parcourue par les roues géantes de Tolstoï, Gorky et Tchekhov, est le Réalisme, la vie quotidienne ; nous devons donc nous détourner de la vie quotidienne. Les pistes canonisées et sanctifiées par Blok, Sologub et Bely sont les pistes du symbolisme, qui a renoncé à la vie quotidienne ; nous devons donc nous tourner vers la vie quotidienne »44. Négation, et négation de la négation, qui n’est pas pour autant un retour à l’affirmation initiale : « Pour la littérature d’aujourd’hui, la surface plane de la vie quotidienne est ce que la terre est pour un avion, une simple piste à partir de laquelle décoller pour s’élever de la vie quotidienne vers les réalités de l’être, vers la philosophie, vers le fantastique. Laissons le chariot d’hier grincer le long des autoroutes bien pavées » (45). Il y a dans le nouveau une conservation de l’ancien auquel il s’oppose, un dépassement en somme. « La généralisation par le non doit inclure ce qu’elle nie » (46).
Conclusion
On le voit, on quitte avec Zamiatine le domaine de la philosophie des sciences, pour aborder un champ plus vaste. Ce mouvement hors de la philosophie des sciences, Bachelard l’opère aussi, puisque sa réflexion sur la science le conduit à faire de celle-ci le centre prochain de la pensée philosophique, qui n’a qu’à y gagner : « Tôt ou tard, c’est la pensée scientifique qui deviendra le thème fondamental de la polémique philosophique ; cette pensée conduira à substituer aux métaphysiques intuitives et immédiates les métaphysiques discursives objectivement rectifiées » (47). Mais Zamiatine nous incite à le pousser plus loin, car lui-même ne part pas de la philosophie des sciences, il ne prend la science que comme exemple d’un processus plus vaste, universel : « La révolution est partout, dans tout. Elle est infinie. Il n’y a pas de dernière révolution, pas de dernier nombre. La révolution sociale n’est qu’une parmi un nombre infini de nombres : la loi de la révolution n’est pas une loi sociale, elle est incommensurablement plus grande. C’est une loi cosmique, universelle » (48). La coupure en permanence est pour Bachelard une nécessité intellectuelle. Pour Zamiatine, c’est une nécessité vitale : la révolution en permanence.
* Gautero Jean-Luc CRHI, Université de Nice Sophia Antipolis