Le concept de mécanisme en biologie
Perspective historique et épistémologiqueTHÉRY Frédérique. Le concept de mécanisme en biologie. Philosophie, science et société. 2015 [en ligne] http://www.philosciences.com Dans les sciences du vivant, les explications proposées prennent fréquemment la forme de description de mécanismes : qui n'a pas entendu parler des mécanismes de l'évolution du vivant, du mécanisme d'action des hormones, ou encore du mécanisme de la contraction musculaire ?
- PLAN
- Introduction
- 1. Le concept de mécanisme de Descartes à nos jours
- 2. Qu'est-ce qu'un mécanisme
- 3. Le concept de mécanisme en biologie moléculaire
- Conclusion
Introduction
L'importance des explications mécanistes est particulièrement frappante dans le domaine de la biologie moléculaire, qui étudie le monde vivant à l'échelle de la molécule, et s'est développée d'une façon considérable au cours de la seconde moitié du 20ème siècle. Dans ce domaine, les explications mécanistes supposent des interactions variées entre des molécules ou des complexes moléculaires (un complexe moléculaire est un ensemble de molécules), afin de rendre compte du fonctionnement du vivant. Francis Crick, co-découvreur de structure en double hélice de la molécule d'ADN, écrit ainsi : « ce sont des mécanismes qui sont découverts en biologie, des mécanismes constitués de composants chimiques »1.
L'importance du concept de mécanisme en biologie, et en particulier au sein de l'approche moléculaire du vivant, incite à porter une attention particulière à ce concept. Nous nous proposons ici d'aborder les explications mécanistes par un angle double : historique et épistémologique. Pour cela, nous retracerons la naissance et l'évolution du concept de mécanisme. Nous nous attarderons ensuite sur les caractéristiques des mécanismes en biologie, rejoignant la question philosophique majeure : qu'est-ce qu'un mécanisme ? Nous nous pencherons pour finir sur l'avenir du concept de mécanisme, en envisageant les perspectives nouvelles qui se dessinent pour les explications mécanistes en biologie moléculaire : la révolution technologique majeure dont a bénéficié la biologie au cours de la dernière décennie bouleverse en effet la nature des ces explications.
1. Le concept de mécanisme de Descartes à nos jours
A la fin du 16ème siècle se déroule la 'révolution scientifique', telle qu'elle a été nommée, et qui a entraîné de profonds bouleversements dans le monde scientifique. Cette révolution, qui remet en cause la philosophie de la nature d'Aristote, est marquée par la découverte des lois de Kepler, par la géométrie de Descartes, par la mécanique de Galilée et par les lois du mouvement énoncés par Newton. Toutes ces découvertes concourent à adopter une approche mécanique du monde : les objets naturels obéissent à des lois mécaniques, et le monde est perçu lui-même comme une machine. Cette philosophie mécaniste, incarnée principalement par René Descartes (1596-1650), Thomas Hobbes (1588-1679), Pierre gassendi (1592-1655), et Robert Boyle (1627-1691), modèle ses explications des phénomènes naturels sur les caractéristiques d'une machine, représentée de façon emblématique par l'horloge.
La métaphore de la machine, loin d'être cantonnée aux domaines de l'astronomie ou de la physique, est extrapolée au fonctionnement des êtres vivants. En effet, d'une part il n'existe à cette époque aucune frontière bien définie entre les êtres vivants et les objets inanimés, et d'autre part le fonctionnement des êtres vivants est appréhendé comme un reflet du fonctionnement déjà élucidé pour les autres objets naturels. Cette conception des êtres vivants en tant que machines transparaît dans les écrits de Descartes : « car jusques ici j'ai décrit cette terre, et généralement tout le monde visible, comme si c'était seulement une machine en laquelle il n'y eût rien à considérer que les figures et les mouvements de ses parties » ; ou encore, « Lorsqu'une montre marque les heures par les moyens des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu'il n'est à un arbre de produire des fruits »2. Selon Descartes, les propriétés d'un objet se comprennent à partir de l'arrangement de la matière. Les mécanismes qu'il invoque sont donc fondamentalement de type géométrico-mécanique : seules des figures, des grandeurs, et des mouvements y apparaissent. A cette même époque, les modèles de circulation sanguine et de fonctionnement du cœur développés par William Harvey (1578-1657) sont des illustrations patentes de ces explications géométrico-mécaniques.
Notons enfin que la philosophie naturelle de Descartes comporte deux aspects étroitement liés : d'une part le mécanisme constitue une ontologie de la nature, en ce sens que les êtres vivants sont assimilés à des machines ; d'autre part il est utilisé comme épistémologie, puisqu'il fournit une approche pratique en vue de décrire et d'analyser les propriétés structurales et fonctionnelles des organismes.
La philosophie mécaniste a évolué au cours des siècles suivants, recouvrant différentes significations en fonction des débats animant la communauté scientifique. Au cours du vingtième siècle, les explications mécanistes ont gagné l'ensemble des disciplines de la biologie (neurosciences, écologie, évolution, génétique, etc.), jusqu'à envahir le champ d'étude du vivant au niveau moléculaire. Ces mécanismes correspondent à une description étape par étape de la manière dont les composants d'un système biologique interagissent entre eux pour produire un phénomène. Quel rapport entretiennent ces mécanismes avec la tradition mécaniste cartésienne ? La composante épistémologique est bien évidemment présente : l'approche mécaniste permet d'appréhender le fonctionnement des organismes. Quant à l'aspect ontologique, les biologistes se positionnent de diverses manières : si certains se refusent à établir une analogie entre les êtres vivants et des machines, la métaphore de la machine reste cependant bien présente dans la littérature scientifique. Un exemple emblématique est celui de l'ATP synthase, une enzyme qui synthétise l'ATP (la monnaie énergétique des cellules), et qui est couramment décrite comme la juxtaposition d'un rotor et d'un stator : c'est ici le fonctionnement d'un moteur qui est employé pour décrire le mode d'action de cette enzyme. Autre exemple, Bruce Alberts, éditeur en chef de la célèbre revue Science, écrit : « la cellule entière peut être considérée comme une usine qui contient un réseau élaboré de lignes d'assemblage emboîtées, chacune d'entre elles étant composée d'un ensemble d'imposantes machines protéiques »3 . Même les mécanismes cellulaires les plus complexes sont donc toujours parfois envisagés sous l'angle de l'analogie avec des machines.
Le concept de mécanisme dans la biologie contemporaine a ainsi hérité à certains égards du mécanisme cartésien, témoin de l'héritage culturel fort que constitue la vision mécanique du monde dominante depuis le 17ème siècle. Toutefois, il serait absurde de prétendre que ces deux conceptions mécanistes sont en tout point identiques. Le mécanisme cartésien, géométrique, a en effet révélé ses limites. Premièrement, les opérations géométriques ne sont pas les seules opérations qui sont à l'œuvre dans le vivant. Deuxièmement, les mécanismes biologiques ne peuvent pas être détachés du contexte dans lequel ils opèrent : il est important de considérer le contexte cellulaire, le contexte de l'organisme, voire le contexte environnemental induisant ou accompagnant leur déroulement. Troisièmement, l'organisation du monde vivant étant hiérarchique (molécules, cellules, tissus, organes, etc.), il s'avère parfois nécessaire d'intégrer hiérarchiquement les mécanismes entre eux.
2. Qu'est-ce qu'un mécanisme
Depuis deux décennies, les philosophes des sciences ont reconnu l'importance du concept de mécanisme dans les sciences biologiques. La conception 'causale-mécanique' de l'explication scientifique, définie ainsi par le philosophe des sciences Wesley Salmon (4) , rompt avec le modèle 'nomologique-déductif' de l'explication scientifique, soutenu par les partisans de l'empirisme logique et faisant à des lois ayant un pouvoir prédictif.
Une des questions centrales autour de laquelle s'organisent les études de la nouvelle philosophie mécaniste est celle de définir ce qu'est un mécanisme. Diverses définitions ont été proposées5 ; bien qu'elles présentent des divergences certaines, il est néanmoins possible de dégager des similitudes les unissant, et constituant une base conceptuelle solide en vue d'appréhender ce qu'est un mécanisme6.
a) Un mécanisme rend compte d'un phénomène.
Un mécanisme cherche toujours à expliquer un phénomène, c'est-à-dire un comportement d'un système biologique, auquel le biologiste s'intéresse. C'est pour cela que le terme de mécanisme n'est jamais utilisé seul, mais toujours accompagné du (ou des) phénomène (s) en question : les biologistes parlent du « mécanisme de ... » : par exemple, du mécanisme de transmission synaptique (c'est-à-dire la transmission du message nerveux entre deux neurones). La nature du phénomène d'intérêt n'est pas figée, mais est au contraire susceptible d'être redéfinie par le chercheur, au fur et à mesure que s'accumulent les connaissances sur le mécanisme correspondant. Par ailleurs, la détermination du phénomène dont le biologiste cherche à rendre compte spécifie quels sont les composants qui devront être intégrés dans le mécanisme, et quels sont ceux qui devront en être exclus.
الخميس فبراير 18, 2016 9:10 am من طرف فدوى