CONTRAT SOCIALMalgré leur diversité, les doctrines du contrat social se proposent toutes de trouver dans l'individu le fondement de la société, de l'État, ou simplement de l'autorité politique. À cet égard, elles diffèrent radicalement, et même s'opposent aux doctrines qui voient dans la société ou dans l'État une réalité une et définie, distincte de ses parties, qu'il s'agisse de la doctrine juridique allemande de l'État ou de la pensée sociologique, dont l'apparition et le développement au XIXe siècle ont coïncidé avec le déclin de la théorie du contrat. Le postulat fondamental des doctrines du contrat est en effet l'idée que la société, ou tout au moins l'État, n'est pas un phénomène naturel, mais une création artificielle et donc volontaire. Pour elles, la nature finit à l'individu. Il faut par conséquent supposer que la société a été créée par une décision des hommes qui la composent, et que les règles qui la régissent, les droits et obligations de ses membres peuvent être expliqués, voire déduits de cette décision constitutive, ce qui implique que l'on s'interroge sur son essence. Si le pouvoir est considéré comme artificiel, il est clair qu'il n'existe pas entre les hommes, antérieurement à la décision constitutive de la société, de relations d'autorité, mais seulement d'égalité et que, dès lors, les individus ne peuvent être liés qu'en vertu de leur consentement. D'où il ressort que la décision constitutive ne peut être qu'un contrat : le contrat social ou pacte social. La référence à la notion de contrat social permet ainsi de faire dévier le problème juridique du fondement de l'autorité politique vers un problème historique et philosophique, celui de l'origine de la société et de l'État. Par delà les postulats communs, il existe pourtant, parmi les théories qui se rattachent à la doctrine du contrat social, une très grande diversité qui porte sur les diverses notions auxquelles fait appel la doctrine.
[size=22]1. L'idée et sa signification
• L'état de nature
Il existe entre l'idée de contrat et l'idée de nature des liens étroits : la théorie du contrat a fait partie des idées reçues aux
XVIIe et
XVIIIe siècles, précisément à l'époque où l'idée de nature a connu sa plus grande extension. Pourtant, si l'idée de contrat implique l'idée de nature, la proposition inverse ne serait pas exacte : la référence à l'idée de nature n'implique pas l'adhésion à la théorie du contrat. On peut considérer par exemple que c'est l'autorité qui est un phénomène naturel et faire dériver la société de la famille et le pouvoir de l'autorité paternelle.
On peut même critiquer la théorie du contrat à partir de l'idée de nature : si des individus isolés éprouvent le besoin de se réunir en société, c'est que leur nature les rend inaptes à une vie indépendante et les pousse à se rassembler. À la limite, on pourrait admettre que la théorie du contrat n'est qu'une variante individualiste de la doctrine qui admet la nature politique de l'homme. La possibilité de cette critique explique la longueur et la variété des développements consacrés par presque tous les théoriciens du contrat à la description de l'état de nature, la difficulté consistant pour eux à démontrer à la fois que la renonciation par les hommes à leur indépendance naturelle ne pouvait être que libre et volontaire et que, pourtant, l'homme attendait du passage à l'état social certains avantages qui l'ont déterminé à conclure le pacte fondamental.
• La réalité historique
Une critique souvent adressée à la théorie depuis le
XVIIe siècle repose sur l'idée que dans l'histoire il n'y a pas trace de l'établissement d'une société par contrat. Certains des auteurs (Milton par exemple) semblent avoir cru à l'existence historique de contrats ; ils en ont cherché des traces dans l'Ancien Testament. Pour d'autres (Hobbes ou Rousseau), il est indifférent de savoir si des contrats ont été effectivement conclus. Il s'agit seulement pour eux d'une hypothèse nécessaire à l'explication de la société actuelle. Comme l'a démontré
Ernst Cassirer, la théorie du contrat est à cet égard une étape dans la transformation de la
logique : on exige de la définition, non seulement qu'elle rende compte de l'ensemble des caractères, mais aussi de la cause.
Hobbes est ainsi, selon Cassirer, le premier logicien moderne qui ait mis en lumière l'importance de la définition causale ou génétique, qui doit permettre, en imaginant la genèse de la société, de découvrir le secret de sa structure. Mais cette idée allait conduire au déclin de la théorie du contrat, car si le pacte originel n'est plus une réalité historique, mais seulement une idée permettant de donner à la société un fondement logique et de mettre en lumière les droits des individus, les écrivains en viennent à le traiter comme une
fiction, parlent de contrat
tacite, voire de simples relations contractuelles entre membres de la société ou de consentement à l'autorité, et finalement, en dissociant les deux problèmes du fondement et de la cause, ôtent à la théorie du contrat son principal intérêt.
• Les types de contrat
On peut distinguer deux types de contrats. Le premier,
pactum societatis ou pacte d'
association ou contrat social proprement dit, est destiné à expliquer l'origine de la société ou de l'État. Les individus décident d'abandonner l'état de nature et de se constituer en corps social. Ils renoncent donc, au profit de la collectivité du peuple qui devient souveraine, à tout ou partie de leurs droits naturels et obtiennent en échange des droits civils. Le second,
pactum subjectionis ou pacte de soumission ou encore contrat de
gouvernement, permet d'expliquer la forme du gouvernement. Il est conclu entre le peuple et un chef qui acquiert la souveraineté et s'engage en contrepartie à l'exercer en vue de certaines fins tout en sauvegardant les droits du peuple et des individus. À partir de ces deux types, de nombreuses combinaisons ont été imaginées. Certains auteurs se bornent à décrire un contrat de gouvernement, d'autres un contrat d'association, d'autres admettent l'hypothèse d'un double contrat, d'autres encore écartent le modèle et conçoivent un pacte d'association qui fonderait le gouvernement.
• La fonction idéologique
Il s'agit pour certains auteurs d'opposer à l'
absolutisme monarchique l'affirmation des droits du peuple, pour d'autres de fonder la
monarchie absolue sur le
droit naturel, et pour d'autres encore d'établir que seule la
démocratie est conforme à la nature. L'accent est mis tantôt sur la nécessité de protéger les libertés religieuses, tantôt sur la défense de la propriété. Il fallait parvenir à présenter des revendications politiques comme le produit d'un raisonnement déductif. Or les notions d'état de nature et de contrat s'y prêtaient admirablement dans la mesure où, de la description libre et arbitraire d'une situation originelle, on allait pouvoir faire découler tout un système d'
organisation sociale. Cela explique que la très grande variété des théories du contrat social porte toujours à la fois sur les préférences politiques des auteurs (éventuellement sur les principes d'action qu'ils formulent) et sur leurs conceptions de l'état de nature et de la forme du contrat.
2. De l'Antiquité aux monarchomaques
À partir du
Ve siècle avant J.-C., la
philosophie grecque est marquée par l'opposition entre la nature physique qui est immuable et les mœurs des hommes qui sont changeantes. D'où la distinction entre nature et conventions. Le point de départ de l'application de cette distinction au domaine de la politique est le débat sur l'origine divine ou artificielle de l'idée de
justice. Certains sophistes tentèrent d'imaginer ce que seraient les relations humaines en l'absence de toute convention, c'est-à-dire dans l'état de nature. Cet état de nature est le plus souvent conçu comme un état de guerre perpétuelle. Pour y mettre fin, les hommes concluent un pacte sur le fondement duquel des lois sont édictées qui distinguent le bien du mal et donnent ainsi naissance à l'idée de justice. Cette théorie – subversive dans la mesure où elle nie le caractère divin de l'idée de justice – est exprimée et combattue dans le II
e livre de
La République de
Platon.
Aristote la rejette à son tour et sa réfutation est particulièrement importante car elle constituera le thème dominant de la critique des théories individualistes tout au long de leur histoire : l'homme, affirme Aristote, est par nature un animal politique ; peu importe dès lors que la société soit née d'un groupement d'individus, car ce groupement et la vie en société qui en résulte n'ont rien d'arbitraire ni de conventionnel, mais sont conformes à la nature.
Il faut attendre le Moyen Âge pour assister à la véritable naissance de la théorie du contrat, qui apparaît d'abord sous la forme du contrat de gouvernement. Un certain nombre de contrats de gouvernement furent conclus à partir du
Ve siècle dans les royaumes germaniques entre rois et sujets et leur origine doit être recherchée, semble-t-il, à la fois dans la
tradition romaine du consentement populaire, et dans l'Ancien Testament où les théologiens trouvaient de nombreux exemples de contrats, soit entre Dieu et le peuple juif, soit entre rois et sujets, comme celui conclu par le roi David. Mais, dans la théorie politique, le contrat n'apparaît qu'à partir du
XIe siècle, en
relation avec la querelle de la papauté et de l'Empire. La revendication par la papauté du droit de déposer les rois est fondée sur l'idée qu'un roi injuste et tyrannique viole le pacte qui l'unit au peuple et que celui-ci peut, en conséquence, être délié par le pape de son devoir d'obéissance. Certains auteurs, comme Manegold de Lautenbach, vont plus loin en affirmant que c'est la violation même du pacte par le roi qui délie les sujets et que l'acte du pape n'est destiné qu'à rendre effectif ce qui était déjà impliqué par la tyrannie du prince. Mais il ne s'agit toujours que de contrat de gouvernement. En ce qui concerne le problème de la justification et du fondement de l'État, l'
influence d'Aristote resta longtemps trop forte pour permettre la genèse d'une véritable théorie contractuelle. Á la fin du Moyen Âge, quelques théoriciens font, dans leurs réflexions sur le pouvoir, une place de plus en plus grande à la notion de consentement, voire de souveraineté populaire, mais l'élément volontariste est encore absent : il fallait que se développât la doctrine de la monarchie absolue de
droit divin pour que s'épanouisse en contrepoint la théorie du contrat.
Au cours des luttes religieuses de la Renaissance, la notion de contrat permit de fonder le droit de résistance. Il s'agit d'abord d'une doctrine protestante, puis les théoriciens catholiques l'adoptèrent quand il y eut des rois protestants. L'auteur du
Vindiciae contra tyrannos (1579), la plus célèbre, sans doute, parmi les œuvres des monarchomaques, admet l'existence d'un double contrat, le premier entre Dieu et le peuple, le second, subordonné au premier, entre le roi et le peuple. Si le roi persécute la vraie
religion, il viole le contrat conclu entre Dieu et le peuple et celui-ci peut user de son droit de résistance.
En réalité, si la doctrine contractuelle s'est répandue jusqu'au
XVIIe siècle, surtout sous la forme d'une théorie du contrat de gouvernement, c'est que celle-ci remplissait une fonction idéologique précise : permettre une monarchie à la fois autoritaire et limitée ; exclure, grâce au
dualisme roi-peuple qu'elle impliquait, aussi bien, la monarchie absolue que le gouvernement démocratique. À partir du
XVIIe siècle, c'est au contraire sur le contrat social proprement dit que les écrivains politiques allaient mettre l'accent.
3. L'apogée
Plusieurs théoriciens du début du
XVIIe siècle, Suarez, Hooker,
Althusius,
Grotius, semblent admettre (la question est controversée) l'existence d'un double contrat, dont l'un est destiné à fonder la société et l'autre le gouvernement. Par le premier, les hommes abandonnent l'indépendance dont ils jouissaient dans l'état de nature au profit de la collectivité, qui acquiert ainsi la souveraineté. Ils reçoivent, en échange, protection et garantie de leurs droits individuels (en particulier du droit de propriété). Par le second, le peuple transfère la souveraineté à un ou plusieurs magistrats qui doivent l'exercer dans certaines conditions. Il semble que ces théories constituent une transition. La persistance d'un contrat de gouvernement allait vite être ressentie comme une gêne, tant par les partisans de la monarchie absolue, que par ceux qui, mettant l'accent sur la souveraineté populaire, n'entendaient pas qu'elle soit arrêtée par les droits que le roi pouvait tirer d'un contrat de gouvernement. Ce système présentait en outre certaines difficultés théoriques, car comment concevoir que le roi ait des obligations envers les individus alors qu'il tire ses droits d'un contrat synallagmatique conclu avec la collectivité du peuple. Même si certains, comme
Pufendorf, y tenaient encore, la plupart des auteurs allaient abandonner l'idée du double contrat.
• Hobbes
Le système de Hobbes repose sur un double postulat. Les hommes sont égoïstes et ne recherchent que leur satisfaction individuelle. Ils sont égaux car le plus faible peut menacer la sécurité du fort. Ce qui caractérise l'état de nature, c'est donc la méfiance mutuelle et la guerre de tous contre tous. Il n'est pas question, à ce stade, de droit naturel. Hobbes distingue le droit de nature, c'est-à-dire la faculté qu'a chacun d'agir par n'importe quel moyen en vue de sa propre conservation, et la
loi de nature qui est un ensemble de règles découvertes par la raison et qui interdisent à l'homme de faire tout ce qui peut mener à sa propre destruction. Mais, dans l'état de nature, la loi de nature n'a pas d'effectivité parce qu'elle n'est pas garantie par la force. L'état de nature est donc un état d'insécurité perpétuelle dont les hommes cherchent à sortir. Ils sont en conséquence amenés à conclure un pacte par lequel chacun remet à un homme ou à une assemblée les pouvoirs qu'il a sur lui-même, à la seule condition que les autres en fassent autant. Cet homme (ou cette assemblée) acquiert ainsi la puissance souveraine, dont il doit user pour la protection des sujets. Le fondement de l'obligation d'obéir qu'ont les sujets est à la fois la protection dont ils jouissent et la force du souverain qui les y contraint. Le pacte contient ainsi la garantie de sa propre effectivité. Il est également clair, d'une part, qu'il n'y a pas de limite au pouvoir du souverain et que celui-ci ne peut être déposé, parce qu'il n'y a pas eu de contrat entre lui et ses sujets, et, d'autre part, que ceux-ci n'ont aucun droit, même si leur protection n'est pas assurée et même si le souverain est un tyran, car, à partir de la conclusion du pacte, toute la force est de son côté. L'originalité de Hobbes est d'avoir échappé au dualisme roi-peuple en supprimant la dualité des contrats et d'avoir ainsi fondé en logique l'absolutisme. Le pacte unique qu'il décrit tient à la fois du pacte d'association et du pacte de soumission. C'est la soumission commune au souverain qui seule fonde la société et garantit sa pérennité.
• La doctrine du « trust »
La notion de
trust permet d'arriver par des procédés analogues à ceux de Hobbes – la suppression de la dualité des contrats – à des résultats inverses : permettre le gouvernement démocratique. C'est en Angleterre, à l'occasion des révolutions du
XVIIe siècle, que certains écrivains commencent à substituer cette notion de trust à celle de contrat de gouvernement, même si la terminologie n'est pas encore fixée. Á la différence du contrat de gouvernement, le trust – il n'existe pas d'équivalent en droit français – ne comporte pas d'obligations réciproques. C'est simplement une mission confiée par le peuple à des gouvernements en vue de certaines fins. Cela implique deux séries de conséquences. En premier lieu, le trust n'est pas le fondement de l'État, ni de la souveraineté, mais seulement un mode d'exercice du pouvoir. Il n'y a donc plus qu'un seul contrat, le pacte d'association, qui fonde à la fois la société, l'État et le gouvernement. En second lieu, l'accent n'est pas mis ici, comme dans la théorie du contrat de gouvernement, sur des droits et obligations symétriques du roi et du peuple, mais sur les obligations du
trustee, c'est-à-dire du gouvernement, et les droits du
trustor, c'est-à-dire du peuple. Milton va jusqu'à en déduire le droit pour le peuple de déposer le roi même si celui-ci n'est pas un tyran, simplement en vertu du privilège qu'ont les hommes libres d'être gouvernés comme ils l'entendent.
Ce schéma est repris par
Locke. Pour lui, l'état de nature est un état de paix, de bonne volonté, d'assistance mutuelle et de conservation, et qui comporte pour les hommes des obligations et des droits découlant de la loi naturelle. Il y manque seulement une autorité commune et c'est pour établir cette autorité que les hommes concluent le contrat social et se constituent en corps. Ils confèrent au corps social les pouvoirs nécessaires à la poursuite de ses fins : le bien commun et la protection des droits naturels, parmi lesquels Locke fait figurer en bonne place le droit de propriété. Mais comme le pouvoir ne peut être exercé par le peuple constitué en corps, celui-ci doit instituer un pouvoir législatif qui sera le pouvoir suprême. Cette
institution n'est cependant pas le résultat d'un contrat. Elle est un trust, ce qui implique au minimum que le peuple peut se révolter lorsque le pouvoir n'est pas exercé conformément au trust. Tel est le sens de la
révolution anglaise de 1688, que Locke, théoricien whig, désire justifier. De plus, à cette garantie externe, s'ajoute une garantie interne : pour que le pouvoir législatif ne soit pas exercé au détriment des droits naturels des minorités ou d'une classe particulière, il importe qu'il soit mixte, c'est-à-dire composé, comme dans l'Angleterre de Locke, d'un élément démocratique (les représentants élus du peuple ou Chambre des communes), d'un élément aristocratique (les lords) et d'un monarque, et qu'aucune décision ne puisse être adoptée sans que chacune de ces trois
catégories ait donné son consentement. Ainsi véritablement, en renonçant à la liberté de l'état de nature, l'homme n'a pas renoncé au gouvernement de lui-même, puisque aucun de ses droits et aucun de ses intérêts ne peuvent être violés sans son accord.
• Rousseau
Comme le pacte de Hobbes, le contrat social de Rousseau fonde à la fois la société et l'État et institue un pouvoir sans limites. Mais là s'arrêtent les analogies. Rousseau ne cherche pas comme Hobbes et les autres théoriciens du contrat social à trouver le fondement logique de l'autorité politique, quelle qu'elle soit, mais seulement d'une autorité telle qu'elle rende les individus aussi libres dans l'état social que dans l'état de nature. Le procédé de la définition causale ou génétique est ici appliqué à une chose qui n'existe pas, mais dont on s'efforce de savoir comment, si elle existait, elle aurait été constituée : « Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé et par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant. » Le contrat est passé, non pas, comme celui de Hobbes, entre les individus, mais entre les individus pris
ut singuli d'une part et le corps social d'autre part, et c'est ce dernier qui devient souverain. Chaque individu renonce à l'indépendance et à tous ses droits naturels et se soumet totalement au souverain. Mais cette soumission n'est que le degré suprême de la liberté, car elle est une soumission à la volonté générale et celle-ci présente certains caractères qui font qu'elle ne saurait ni errer ni opprimer : elle est générale dans sa source et dans son objet. Dans sa source, en ce qu'elle émane des citoyens qui lui sont soumis comme sujets, de sorte qu'elle ne saurait léser personne, puisqu'« il n'est personne qui ne songe à soi-même en votant pour tous ». Dans son objet, en ce qu'elle ne doit pas tendre « à quelque objet individuel et déterminé, parce qu'alors jugeant de ce qui nous est étranger, nous n'avons aucun vrai principe qui nous guide ». La tâche d'appliquer la loi aux cas individuels échappe à la volonté générale et revient au gouvernement, qui lui est totalement subordonné et ne peut agir que conformément à la loi, expression de la volonté générale. Le système contiendrait ainsi, et telle était l'ambition de Rousseau, comme celle de Locke, une double garantie interne. Cette garantie se trouverait même renforcée par le fait que l'un des éléments est la garantie de l'autre : la généralité de la source garantissant la généralité de l'objet ou vice versa, ce qui permettrait d'admettre ou bien que la volonté générale ne requiert pas l'unanimité, ou bien qu'elle n'ait pas effectivement tous les sujets pour destinataires.
La généralité de la source garantit la généralité de l'objet : il n'est pas nécessaire, affirme Rousseau, que la loi, expression de la volonté générale, soit effectivement appliquée à tous. Il suffit qu'elle soit susceptible de l'être. C'est ainsi que la loi pourrait créer plusieurs classes de citoyens ; son objet resterait général si elle ne déterminait pas à l'avance, même implicitement, quels sont les citoyens qui feraient partie de ces classes. Or tel sera bien le cas si la volonté est générale par sa source, puisque la règle de l'unanimité empêche qu'une fraction soit l'objet d'un privilège ou d'une sujétion particuliers.
De même, la généralité de l'objet garantit la généralité de la source : il n'est pas nécessaire que les citoyens soient unanimes. La volonté générale n'est pas, en effet, la volonté de tous et peut être valablement exprimée par la majorité. Même alors, il n'existe aucun risque d'oppression, car si l'objet est véritablement général, c'est-à-dire si la loi est applicable à tous, la majorité qui voudrait être oppressive s'opprimerait elle-même, ce qui est inconcevable.
À vrai dire, il semble que Rousseau, en renonçant à la fois à l'exigence de l'unanimité et à celle de l'application effective à tous, ait échoué à définir un système cohérent. Le système l'eût été en effet si la généralité de l'objet avait été garantie par l'unanimité, ou la généralité de la source par l'application universelle ; mais en prenant deux termes relatifs, en faisant dépendre la généralité de l'objet de la généralité de la source et celle-ci à son tour de la généralité de l'objet, Rousseau ne ménageait plus aucune garantie interne. Quand l'objet n'est plus général, quand « tous les caractères de la volonté générale cessent d'être [dans la pluralité], quelque parti qu'on prenne, il n'y a plus de liberté ».
Après Rousseau, la doctrine amorce son déclin. Des penseurs importants continuent de s'y référer et emploient le vocabulaire contractualiste. Mais ils doivent compter avec une double critique, exprimée en particulier par
Hume : en premier lieu, que la théorie du contrat ne correspond pas à la vérité historique ; ensuite qu'il ne suffit pas de dire que le fondement de l'obéissance est le respect des obligations contractées antérieurement, parce qu'il faudrait encore expliquer pourquoi il est nécessaire de respecter ces obligations. Les auteurs sont donc amenés implicitement à traiter séparément le problème de l'origine de la société, celui de son fondement et celui du fondement de l'obligation d'obéissance, ainsi qu'à apporter à ces problèmes des réponses séparées. Désormais, la notion de contrat ne permet plus de traiter que du second problème, celui du fondement de la société. Encore les auteurs prennent-ils soin de préciser, pour tenir compte de l'objection historique, qu'il s'agit d'un contrat tacite ou fictif, d'une « idée de la raison » (dans la terminologie de Kant), ou de marquer qu'ils entendent exprimer par là le consentement nécessaire des individus à l'existence de la société. Même sur ce plan, cette philosophie individualiste s'est vue attaquée tout au long du
XIXe siècle aussi bien en
Allemagne, par la théorie hégélienne de l'État, qu'en France par l'école positiviste. En outre, réduite à l'idée de consentement tacite des individus à la société, la théorie ne pouvait plus rendre les mêmes services, puisqu'elle ne permettait plus de parler de droits et d'obligations et que, d'ailleurs, à une époque où le problème n'était plus avant tout de limiter le pouvoir, cela cessait d'être nécessaire.
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Michel TROPER