Anne Portier-Maynard, (DRM/ M-Lab, Université Paris Dauphine)
L’action collective et l’apprentissage au cours de la conception
La conception, une activité participative ?
La conception participative comme prise de décision collective
La conception d’un programme de recherche est une activité participative dans la mesure où différents types d’acteurs interviennent. Darses (2004) soulève l’importance grandissante que prend la participation de nouveaux acteurs, en général, dans les processus de conception. On observe en effet un accroissement des activités collectives liées à la gestion de projet de conception (Darses, 2006). Par exemple, l’implication des utilisateurs dans le processus est, selon Darses (2006), un moyen privilégié pour obtenir une bonne spécification des besoins en amont de l’activité et de l’intégrer ainsi dans le processus dès le départ (user-center design).
Cependant, les membres d’un groupe de conception n’ont pas nécessairement un vocabulaire commun, des attentes ou des contraintes identiques. Il est donc nécessaire de mettre en place des outils qui créent les conditions d’une intelligibilité mutuelle entre acteurs. Pour cela, Hatchuel (1994) propose que les méthodes de conception participative permettent les échanges de savoirs entre les concepteurs et les experts, et même entre experts, dans l’idée de faire évoluer les compétences et les connaissances collectives et favoriser les apprentissages croisés.
Si la question de l’implication des individus est largement traitée dans la littérature sur la conception participative, l’implication d’institutions dans le processus n’est pas aussi bien détaillée. Dans le cadre d’une conception participative, il peut y avoir différents types de parties prenantes, différentes organisations, bref différentes catégories d’acteurs représentant des intérêts soit individuels soit institutionnels divergents.
Les activités politiques des institutions dans la prise de décision collective
La théorie des groupes d’intérêt (Lowi, 1969 ; Oberman, 1993) repose majoritairement sur l’étude de groupes de pression. En particulier, la théorie des groupes d’intérêt a mis en évidence le fait que l’action publique recherchait le consensus parmi de multiples groupes dont les intérêts divergent et cela constituerait un facteur d’inertie. Ces groupes sont représentés par des individus qui cherchent à influencer la décision publique.
En outre, la théorie du principal-agent qui se fonde sur une ressource particulière, l’information, permet d’expliquer pourquoi des relations inter-organisationnelles doivent être mises en place pour assurer une prise de décision la plus rationnelle possible. Par ailleurs, en se fondant sur les apports de la théorie des ressources, Attarça (2002) explore les activités politiques mises en œuvre par les politiques, en particulier le lobbying. Par activités politiques, il entend les « activités relationnelles en rapport avec des institutions publiques ou en rapport avec une décision publique » et en particulier, le lobbying, la mobilisation politique (efforts pour sensibiliser les acteurs concernés par la décision considérée) et enfin, la constitution de coalitions ad hoc. Une des actions routinières, les activités d’information politique qui consistent à établir des relations avec certains individus et à les influencer dans leur prise de décision, est mise en évidence. Il considère que les activités de lobbying reposent sur six catégories de ressources : les ressources d’informations, les ressources relationnelles, les ressources symboliques, les ressources organisationnelles, les ressources économiques et les ressources financières. Des activités politiques sont ainsi mises en œuvre par les groupes impliqués dans le processus pour influencer la décision. Ces activités reposeraient sur la possession de ressources particulières et de savoir-faire associés.
En conclusion, la prise de décision publique repose sur la recherche d’un consensus entre des collectifs dont les intérêts divergent (Lowi, 1969). Les parties prenantes sont choisies en fonction des ressources qu’elles représentent (Charreaux, 2000), en particulier, l’information et la connaissance. Au sein de ces collectifs, il peut y avoir des activités ponctuelles ou routinières d’influence des décisions, lesquelles reposent sur des ressources bien identifiées (Attarça, 2002). La décision collective ne repose pas sur une relation totalement hiérarchique entre les collectifs et les représentants du pouvoir public puisque chacun dispose d’une ressource nécessaire à la prise de décision. Elle résulte plutôt d’une négociation menée entre les différentes parties prenantes (Hackmann, 2001), internes ou externes à l’organisation (Kipping et Cailluet, 2009).
L’individu dans la prise décision publique
Au niveau individuel, les acteurs d’une part jouent le jeu de l’institution dont ils sont issus et, d’autre part, agissent pour leur intérêt personnel. Ils cherchent à augmenter leur zone d’incertitude et donc de pouvoir en élaborant une stratégie en situation (Crozier et Friedberg, 1977). L’information détenue par les individus est alors un enjeu majeur puisque c’est elle qui leur confère ce pouvoir. En outre, l’action collective se structure sur la base d’un certain nombre de règles élaborées par les acteurs (Reynaud, 2004). Certaines de ces règles touchent au pouvoir de chacun et permettent alors de contrôler les stratégies de pouvoir mises en place. Or « toute création de règles suppose un apprentissage collectif » (Reynaud, 2004, p.99). L’action des individus au sein d’un groupe repose donc à la fois sur une dynamique d’apprentissage individuelle et sur une dynamique d’apprentissage collectif.
Finalement, quel que soit le niveau pris en compte, celui de l’individu ou celui de l’institution, pour étudier l’action collective dans la prise de décision, des apprentissages sont réalisés pour acquérir les connaissances permettant aux acteurs de mobiliser les ressources dont ils disposent (Attarça, 2002) et de mettre en place un système de régulation (Reynaud, 2004). En outre, le consensus ne peut être atteint que si les acteurs se comprennent mutuellement et établissent un langage commun autour d’objets communs (Darses, 2004 ; Hatchuel, 1994).
Les connaissances et l’apprentissage collectif dans la conception
Des apprentissages réalisés par tous les acteurs du processus
Hatchuel (1994) propose que les modes d’organisation du travail constituent des leviers del’apprentissage collectif. Considérant que la prescription est la forme majeure d’organisation du travail, il prend en compte deux catégories d’acteurs : le concepteur qui prescrit un travail à un opérateur. Il étudie la courbe d’apprentissage supposée être un indicateur de l’évolution de l’apprentissage individuel de l’opérateur et en déduit finalement qu’outre l’apprentissage de l’opérateur, il est possible d’identifier la production d’un nouveau savoir et l’existence d’un apprentissage croisé, c’est-à-dire à la fois de l’opérateur et du concepteur. Si l’opérateur progresse dans son travail, c’est qu’il intègre de nouveaux aspects. Au début, il ne connait pas et il doit se familiariser avec le travail. Ensuite, il adapte ses actions au travail à réaliser, sans que celles-ci ne soient mentionnées dans la prescription, afin de maximiser son efficacité. L’opérateur apporte alors un savoir supplémentaire qui lui permet de réaliser un travail performant et optimisé. Il y a donc création de nouveaux savoirs.
De plus, si l’opérateur progresse bien, alors la prescription semble être adéquate et le concepteur intègre cette information pour des conceptions suivantes. A l’opposé, si la progression est faible voire nulle, le concepteur se doit de remettre en question la prescription qu’il a faite auprès de l’opérateur, et de la modifier s’il s’avère que le problème ne provient pas d’une limitation des capacités de l’opérateur pour le travail demandé. Ainsi, Hatchuel montre-t-il que les apprentissages des deux catégories d’acteurs interfèrent. La confrontation des savoirs de l’un et de l’autre permet de partager la connaissance. Il précise que l’apprentissage croisé qui résulte d’un rapport de prescription est possible parce qu’il y a interaction relationnelle (règles, rencontres…) d’une part et interaction cognitive (échange de contenu) d’autre part.
L’apprentissage est sous-jacent à la prise de décision. En effet, pour choisir entre les deux termes d’une alternative, un décideur doit généralement produire des connaissances afin de comparer les conséquences éventuelles de chacun de ses choix. Hatchuel (1994) fait alors la distinction entre système d’aide à la décision et système d’aide à la conception. Dans le deuxième, ce sont les choix qu’il faut inventer mais, pour ce faire, il faut également créer de nouveaux savoirs. Or, c’est justement la nature des nouveaux savoirs qui différencie les deux processus. Simon (1995) avait identifié cet aspect en précisant qu’il fallait à la fois faire les bon choix et construire des alternatives. En tout état de cause, la production de connaissances est au centre de l’activité de conception.
La conception est une activité collective ; il y a donc plusieurs concepteurs en interaction. Cela fait dire à Hatchuel (1994) qu’il existe des prescriptions réciproques entre concepteurs. En d’autres termes, chaque concepteur conserve son espace de prescription qui lui permet de prescrire aux autres concepteurs, et ce de manière symétrique, mais aucune de ces prescriptions ne va complètement déterminer l’espace d’apprentissage des autres concepteurs. La coopération met en jeu « plusieurs apprentissages en interaction » et ces relations vont alors mettre à l’épreuve les prescriptions réciproques par confrontation des apprentissages de chacun (Hatchuel, 1996).
Une action collective met donc en jeu des connaissances et des apprentissages collectifs et individuels. Elle est également caractérisée par des relations entre individus au sein du groupe. Le modèle d’action collective développé par Hatchuel (1996) repose en outre sur un élément clé qui relie les deux, le rapport de prescription.
Modèle d’action collective, rapport de prescription et principe S/R
Hatchuel (1996) propose une théorie axiomatique de l’action collective et en particulier, le fait qu’elle serait fondée sur un principe de non séparabilité entre les savoirs et les relations (ou principe S/R). Cet aspect de l’action collective repose sur un rapport entre le savoir des acteurs du collectif envisagé et les relations qu’ils entretiennent. Pour Hatchuel (1996), une partie du savoir d’un individu A « influence » le savoir d’un individu B par un « impact » du savoir de A sur le savoir de B. Lorsque le savoir de B est « impacté » par une partie du savoir de A, l’auteur avance qu’il y a « un rapport de prescription de A vers B ». Le rapport de prescription est, selon lui, indispensable à l’action organisée. Or, le programme de recherche n’a de sens, en terme de programmation de la recherche, que dans la mesure où l’appel à propositions « influence » les équipes pour mener leurs recherches. Il y a donc un rapport de prescription entre les concepteurs du programme et les équipes de recherche.
Hatchuel (1996) distingue deux configurations : celle de la hiérarchie et celle de l’expertise, la seconde pouvant se transformer en la première. Dans le cas de la conception d’un programme de recherche, l’action collective ne correspond pas à celle de la hiérarchie qui instaure une asymétrie dans la relation entre le savoir du chef et celui du subordonné. La configuration de l’expertise laisse cours à plusieurs situations possibles de rapports entre savoir et relations. La configuration de l’expert serait plus proche de cette situation, l’expert pouvant être le concepteur de l’appel à propositions à un moment, et les équipes de recherche à un autre.
Le rapport de prescription correspond donc à « l’interdépendance des savoirs (le contenu de la prescription) et des relations (la nature du rapport) ». Il existerait un continuum des formes de prescription dans l’action collective.
Les rapports de prescription au sein même des collectifs
S’agissant de collectifs, c’est-à-dire de groupe de personnes en interactions, par exemple le groupe des concepteurs de l’appel à propositions, il existe des rapports de prescriptions dits « réciproques » entre les acteurs (Hatchuel, 1996). Autrement dit, le savoir d’une personne du groupe a un effet aussi sur le savoir des autres personnes du collectif. Donc, lors de l’élaboration du programme de recherche, il existe des rapports « relation-savoirs » qui permettent aux concepteurs dans leur ensemble de définir le rapport de prescription qu’ils entendent faire passer aux équipes de recherche. La conception d’un programme de recherche thématique peut alors être modélisée par les rapports «relation-savoir ». Ils permettent de définir et d’aboutir à une décision collective ayant pour visée la définition du rapport de prescription.
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