Anne Portier-Maynard, (DRM/ M-Lab, Université Paris Dauphine)
La conception de programmes de recherche
Les acteurs de la conception et l’organisation de l’action collective
L’activité de conception de programme serait influencée par les intérêts ou les sentiments qui guident les activités des parties prenantes. Il ne faut donc pas, dans l’étude de la conception d’un programme de recherche, se contenter d’étudier les activités du responsable de programme en lien avec la procédure : l’ensemble des acteurs influence cet exercice de conception.
Différentes catégories d’acteurs participent à la conception des programmes de recherche. Ils sont essentiellement des « personnalités qualifiées » (issus d’universités, d’organismes, etc.) et quelques « représentants de l’Etat ». Mais dans presque tous les cas, les « personnalités qualifiées », issues d’une institution, peuvent être amenées à défendre implicitement les intérêts scientifiques de leur organisme en plus de leurs propres idées. Cette catégorie d’acteurs peut alors être divisée en deux : une majorité de scientifiques indépendants, qui traitent de questions scientifiques, et ceux qui se comportent parfois en « représentants d’organismes de recherche » qui, bien que traitant de questions scientifiques, se font la voix de leur institution d’appartenance. Outre ces trois catégories, il en une dont il ne faut pas sous-estimer l’importance, il s’agit des représentants de l’ANR, et en particulier les responsables de programme.
Il existe une catégorie un peu à part dans les parties prenantes de la conception mais pourtant essentielle. Il s’agit des équipes de recherche qui répondent à l’appel à propositions et qui, par leurs propositions, finalisent la conception du programme selon la notion de « rôle concepteur de la réception » (Hatchuel et Weil, 2008). Ainsi, la réception du programme par les équipes de recherche poursuit-elle le processus de conception, dans la mesure où le programme est modifié en fonction de la manière dont les équipes s’approprient le programme. De plus, si ces acteurs passent relativement inaperçus dans la conception du programme, ils n’en sont cependant pas absents. En d’autres termes, ils ont un rôle majeur dans l’apprentissage réalisé par les autres catégories de concepteurs. Les acteurs qui élaborent l’appel à propositions doivent obligatoirement prendre en compte les aspects liés aux équipes de recherche (leurs travaux, leurs stratégie de laboratoire) pour déterminer les objectifs et la stratégie du programme. Si les capacités de recherche n’existent pas, les réponses à l’appel à propositions ne pourront être pertinentes dans la majorité des cas ; alors, le programme de recherche ne sera lui-même pas pertinent. De même, leur action en phase d’élaboration des propositions de recherche est cruciale pour la qualité du programme. Cependant, on pourrait considérer que les équipes de recherche se contentent de réaliser ce qui est leur est demandé dans les textes d’appel à propositions, en se situant dans une relation d’agence avec l’ANR. La réalité est tout autre : ceux sont des co-concepteurs au même titre que ceux qui interviennent dans les trois premières phases. C’est pour cette raison qu’il est possible d’identifier des apprentissages croisés (Hatchuel, 1994) lors de chacune des étapes de la conception.
De multiples relations –savoir lors de la conception des programmes de recherche
Le rapport de prescription
Les travaux de Hatchuel (1994) montrent l’existence d’un rapport de prescription entre concepteurs et operateurs ainsi que celle d’apprentissages croisés au sein d’un collectif (Hatchuel, 1996). Dans la relation qui rapproche les concepteurs d’un appel à propositions de recherche aux équipes de recherche, les différentes formes du rapport de prescription peuvent être imaginées. Quatre caractéristiques pourraient le définir, en fonction des attentes des concepteurs de programmes évoquées lors des discussions sur les textes d’appel à propositions.
La première caractéristique concerne l’objet sur lequel les équipes sont amenées à travailler. Il peut être complètement défini ou bien ne pas l’être et, en conséquence, ouvrir un champ de signification large (appelé ici concept disjonctif) ou au contraire extrêmement restreint (appelé ici concept conjonctif).
Ensuite, la deuxième caractéristique correspond à la manière de travailler l’objet : les disciplines, les types de partenaires, les théories à mobiliser, les outils, etc. Les approches peuvent être définies dans le texte de l’appel et ne pas laisser la possibilité aux équipes de mobiliser une approche différente. Au contraire, les consignes peuvent être floues et laisser d’importants degrés de liberté aux équipes sur la méthodologie à envisager.
Puis, le type de résultats attendus des recherches menées sur l’objet correspond également à une caractéristique du rapport de prescription. Les concepteurs ont des attentes très précises et souhaitent que les équipes obtiennent un résultat défini. A l’inverse, ils peuvent souhaiter que les équipes explorent un champ de recherche, et cela constituerait un résultat en soi. Il s’agit en fait d’une précision dans les résultats de recherche attendus.
Finalement, la dernière caractéristique identifiée correspond à la façon dont les concepteurs de l’appel demandent que des recherches soient menées. Il peut s’agir d’une suggestion, d’une illustration, d’une obligation, etc. Ce serait donc le statut des phrases qui conduisent les équipes de recherches à considérer une consigne obligatoire, comme une recommandation ou finalement sans statut précis, qui interviendrait sur cette caractéristique.
Ces quatre caractéristiques forment ensemble le rapport de prescription. Ce rapport de prescription concourt de manière importante à la réalisation de la stratégie du programme de recherche. En effet, en fonction de la détermination des variables composant le rapport de prescription et de son intensité, les concepteurs de l’appel à propositions tentent de traduire les objectifs stratégiques attendus du programme pour que les équipes de recherche s’en saisissent. Il est à noter que si les quatre variables du rapport de prescription peuvent apparaître de façon explicite dans le texte de l’appel, il est également possible qu’elles soient implicites. Cela, parce que les concepteurs peuvent considérer qu’il s’agit de quelque chose d’évident, et que par exemple pour traiter de tel objet de recherche il est absolument nécessaire de faire appel à telle discipline, les concepteurs de l’appel ne concevant pas les recherches autrement. Le rapport de prescription peut dès lors être particulièrement difficile à identifier. Les équipes de recherche peuvent percevoir le rapport de prescription et le suivre ou bien elles peuvent être amenées le transformer.
Dans le cas des programmes de l’ANR, le chercheur est au centre des rapports “relation-savoir”
Les relations entre savoirs, dans la conception du programme de recherche, ne se limitent pas à l’impact du savoir de A sur le savoir de B. Nous sommes en présence d’une relation tripartite qui fait intervenir à la fois le savoir des concepteurs de l’appel à propositions, ceux des équipes de recherche et enfin, ceux des membres du comité d’évaluation. Nous pouvons ainsi proposer 6 relations :
Chacun de ces rapports peut être explicité, notamment en détaillant sa nature et son impact sur le savoir des acteurs influencés. Ces explications proviennent de l’observation du cycle d’un appel à propositions de l’ANR, et notamment des discussions lors de la rédaction de l’appel à propositions, mais également d’un déroulement logique.
(i) Impact du savoir des concepteurs de l’appel à propositions sur celui des équipes de recherche
Incitation à travailler sur un objet de recherche en particulier…
… dont l’identité est complètement déterminée (concept conjonctif)
Cela peut conduire les équipes de recherche travaillant sur un autre objet à faire le rapprochement avec l’objet de recherche de l’appel. Sans l’appel elles n’auraient pas nécessairement pensé à faire le rapprochement entre les deux. Cela peut également conduire des équipes qui ne travaillaient pas du tout sur le sujet à basculer et à changer complètement d’objet de recherche. Ou finalement, cela peut conduire des équipes qui travaillaient déjà sur l’objet en question à poursuivre leurs recherches mais en intégrant quelques idées de l’appel.
… dont l’identité n’est pas stabilisée (concept disjonctif)
Cela peut conduire les équipes à faire preuve d’imagination, à explorer le champ associé à l’objet considéré, ou bien, cela peut les conduire à se désintéresser de l’objet en question et à travailler sur un autre proposé dans l’appel. Enfin, cela peut conduire les équipes à poursuivre leurs travaux antérieurs en n’intégrant qu’à la marge quelques remarques de l’appel.
Incitation à utiliser des méthodes, outils, disciplines, types de partenaires…
…en décrivant précisément les attentes
Les équipes de recherche peuvent être amenées à travailler avec de nouveaux partenaires, à changer leurs méthodes de travail et leurs outils. Elles peuvent également conduire leurs recherches avec des disciplines qu’elles ne prenaient pas en compte auparavant et, en conséquence, à les aborder avec un autre point de vue.
…en laissant les équipes libres de leurs choix
Les équipes peuvent imaginer d’elles-mêmes de nouveaux rapprochements avec d’autres disciplines ou d’autres partenaires. Mais cela peut également encourager les équipes à ne rien changer à leur manière habituelle de travailler.
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[*]Définition des résultats attendus….
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…de manière très précise
Cela peut conduire les équipes à modifier leur manière de travailler pour atteindre l’objectif de résultats fixé par l’appel. Cela peut également les amener à essayer de minimiser les risques et à réaliser des recherches relativement standards qui conduisent aux résultats attendus.
…de façon extrêmement large
Les équipes peuvent imaginer différents types de résultats possibles (en rupture ou pas) et elles peuvent imaginer des explorations du champ inédites sans se fixer sur un résultat précis.
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[*]La manière de « demander » des recherches dans l’appel…
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Les équipes peuvent être amenées à travailler sur l’objet de l’appel en particulier (dans le cadre d’une obligation, suggestion ou illustration), ou bien elles peuvent décider de travailler sur un objet qui n’est pas mentionné dans le texte de l’appel mais qui apparaît par « association d’idées » (dans le cas d’illustrations ou de suggestions).
(ii) Impact du savoir des équipes de recherche sur celui des concepteurs de l’appel à propositions
Les propositions émises par les équipes de recherche peuvent, à long terme, conduire les concepteurs de l’appel à lancer un nouveau programme. A court terme, elles peuvent influencer la rédaction de l’appel à propositions de l’année n+1, si le programme est prévu sur plusieurs années. Enfin, avant la rédaction de l’appel à propositions de l’année n, les concepteurs de l’appel s’imprègnent des travaux qui existent dans la communauté scientifique pour construire le programme et l’appel à propositions (connaissance des équipes, des travaux, etc.).
(iii) Impact du savoir des concepteurs de l’appel à propositions sur celui des membres du CE
Les rédacteurs de l’appel incitent les membres du comité d’évaluation à considérer certaines de leurs attentes, en particulier via le texte de l’appel à propositions, la grille d’évaluation ou encore par la participation d’un des concepteurs au comité d’évaluation.
(iv) Impact du savoir des équipes de recherche sur celui des membres du comité d’évaluation
Les équipes de recherche peuvent, en déposant leurs propositions, faire changer les exigences des membres du comité d’évaluation. S’agissant d’une sélection par comparaison des propositions, certaines peuvent apparaître excellentes et novatrices et, en conséquence, pousser les membres du Comité à revoir leurs exigences par rapport aux autres propositions.
(v) Impact du savoir des membres du comité d’évaluation sur celui des équipes de recherche
Les équipes dont la proposition n’a pas été retenue en année n peuvent redéposer une proposition en année n+1 en prenant en considération les remarques du Comité d’évaluation. Les résultats de la sélection de l’année n peuvent influencer les recherches qui seront proposées par des équipes n’ayant pas soumis de proposition en année n à faire des propositions en année n+1 (« le comité est sensible à tel point, alors on va l’intégrer dans la proposition », que ce soit fondé ou non).
(vi) Impact du savoir des membres du CE sur celui des concepteurs de l’appel à propositions
La sélection opérée par les membres du comité d’évaluation en année n influence la rédaction de l’appel pour l’année n+1, par exemple, en restreignant l’importance d’un axe thématique qui aurait été déjà bien couvert.
En conclusion, le recourt aux théories de l’action collective et l’étude du terrain de recherche montrent que le chercheur possède une place centrale dans l’élaboration des programmes de l’Agence Nationale de la Recherche. En conséquence, grâce à ce rapport relation-savoir mis en évidence par l’observation, le scientifique est au cœur des discussions sur l’orientation de la recherche française sur projets, même s’il n’est pas directement impliqué. Le schéma de ces relations souligne l’action directe des scientifique dans les groupes de conception de l’appel à propositions, ou encore au sein des comités d’évaluation, mais il fait aussi apparaître un impact important du chercheur qui répond à l’appel à proposition sur la définition des programmes et des appels à propositions en cours et ultérieurs. Le chercheur devient donc un co-concepteur de programme de recherche, qu’il en ait conscience ou non.
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