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 Qu’attendons-nous ?

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كاتب الموضوعرسالة
سميح القاسم
المد يــر العـام *****
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سميح القاسم


التوقيع : تخطفني الغاب، هذه امنيتي الحارقة حملتها قافلتي من : الجرح الرجيم ! أعبر من ازقة موتي الكامن لاكتوي بلهب الصبح.. والصبح حرية .

عدد الرسائل : 3158

تعاليق : شخصيا أختلف مع من يدعي أن البشر على عقل واحد وقدرة واحدة ..
أعتقد أن هناك تمايز أوجدته الطبيعة ، وكرسه الفعل البشري اليومي , والا ما معنى أن يكون الواحد منا متفوقا لدرجة الخيال في حين أن الآخر يكافح لينجو ..
هناك تمايز لابد من اقراره أحببنا ذلك أم كرهنا ، وبفضل هذا التمايز وصلنا الى ما وصلنا اليه والا لكنا كباقي الحيونات لازلنا نعتمد الصيد والالتقاط ونحفر كهوف ومغارات للاختباء
تاريخ التسجيل : 05/10/2009
وســــــــــام النشــــــــــــــاط : 10

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07122010
مُساهمةQu’attendons-nous ?

repoussé dans l’âge le plus avancé, et qui ne fera jamais de nous un homme fait ; de même que l’examen des conditions du philosopher éloigne indéfiniment, dans la philosophie transcen­dantale ou critique, de la maturité d’une pensée en acte 1. L’accès à la vie, à la coïncidence du sens et de l’être, est repoussé au moment où les dispositions du monde auront changé, où se sera produit, indépendamment de notre action, le grand événement qui chan­gera le cours des choses : la rencontre qui nous permettra d’aimer, la révolution qui supprimera les privilèges, l’invention du médica­ment qui nous guérira, le jour de chance au loto, la venue du sauveur, l’inspiration subite, la mort du maître 2. L’événement, soudain, instantané, imprévisible, mettra un terme, d’un seul coup et une fois pour toutes, à un présent qui se prolonge trop long­temps, et inaugurera une nouvelle forme de présence, authentique désormais puisqu’en elle le sujet coïncidera à lui-même.

  • 3 . Hébreux, 9, 16-18.

2La structure temporelle de cette attente comprend un triple rap­port à l’avenir. Elle se caractérise d’abord par un dédoublement de l’objet de l’attente, qui se scinde en « ce en vue de quoi » et en « ce que » ; plus exactement l’objet de l’attente se distingue de la fin : nous ne pouvons pas accéder à la fin, déployer notre activité dans sa fin même (ce qu’Aristote appelle praxis, et qui définit le bien vivre), parce que l’objet n’est pas encore atteint. Cette différencia­tion se justifie parce que, entre l’activité désordonnée de notre présent, et l’activité parfaite, s’interpose un obstacle, qui appartient au présent et le clôt, en interdisant tout passage à une autre di­mension du temps. L’objet de l’attente, négatif (par rapport à la positivité de la fin), est la levée de l’obstacle. L’objet est donc dans un premier temps posé comme simple condition, ou comme moyen ; il faut, par exemple, que meure le testateur pour qu’on puisse toucher un héritage 3 (et être riche et heureux, – du moins le suppose-t-on). Mais de condition, l’objet se transforme inévitable­ment lui-même en obstacle, car il est dit qu’il n’arrive pas, qu’il n’appartient pas au temps dans lequel nous vivons, qu’il en excède les possibilités. Et si par aventure il survenait, ce serait encore pire, car il faudrait vite s’apercevoir qu’on s’était trompé, que ce n’était pas le bon, pas encore pour cette fois. L’impossibilité de l’objet confirme l’obstacle au lieu de le supprimer ; au lieu d’être un moyen pour la fin (comme on le prétend en pensées ou en pa­roles), il est (en fait) un moyen contre elle, une manière de s’assu­rer qu’elle demeurera définitivement hors de portée. La condition (supposée) du bonheur est la condition (réelle) du malheur.


  • 4 . Blanchot, L’Attente l’oubli, Paris, Gallimard, 1962, réédition dans la collec­tion « l’Imaginaire (...)
  • 5 . Ibid., p. 38.

3À l’avenir, anticipé sous la forme d’un présent parfait qui ne cessera pas de se prolonger, l’objet de l’attente s’oppose comme un événement futur, qui ne surviendra qu’une seule fois, dans l’ins­tant, coupure avec le présent imparfait qui est celui du réel. On ap­pellera transcendance cette structure, qui maintient, par la limite de l’instant, le parfait définitivement au-delà de l’imparfait. Mais ni l’inaccessibilité du présent de la plénitude, ni l’imprévisibilité de l’événement n’épuisent les modalités de l’avenir pour celui qui attend ; car il sait aussi de quoi demain, le jour qui succédera effectivement à aujourd’hui dans la continuité de la souffrance, sera fait : demain comme aujourd’hui. L’avenir réel, qui aura lieu, n’est ni celui de l’avènement ni celui de l’événement, c’est celui de la répétition. Car l’épreuve même de l’attente, est la perte du temps, l’épuisement, la dispersion du présent, par avance absorbé, réduit à néant par l’avenir sombre, qui est le prolonge­ment de l’attente. Parce que le véritable à venir est projeté au-delà, il ne reste au présent de l’attente aucun projet, son temps est un « temps vide, sans projet » 4. Le seul avenir de l’attente, et elle est tout entière cet avenir, c’est l’attente elle-même. On s’attend à at­tendre, et rien d’autre. « L’attente est toujours l’attente de l’attente, reprenant en elle le commencement, suspendant la fin et, dans cet intervalle, ouvrant l’intervalle d’une autre attente 5. »


  • 6 . On se gardera d’identifier sans plus cet idéalisme avec une quelconque philo­sophie auquel ce nom(...)
  • 7 . Blanchot, L’Attente l’oubli, op. cit.,p. 39.
  • 8 . « L’attente n’attend rien », ibid.
  • 9 . « In summa : tout idéalisme philosophique fut jusqu’à présent quelque chose comme une maladie […] (...)
  • 10 . Nietzsche, Z, I, Des prédicateurs de mort.
  • 11 . Non seulement l’obsessionnel attend la mort du maître, mais « il est dans le moment anticipé de la(...)

4On appellera idéaliste le sujet qui inscrit son existence dans la structure de la transcendance 6. Il est marqué par une contradiction non résolue : parce qu’il attend tout (de l’à-venir), il n’attend rien (de ce qui vient). Si l’on s’en tient à l’attente propre­ment dite, à la réalité de son épreuve vécue, son poids excède toujours aussi bien la fin que son objet, qui deviennent indifférents. « Quelle que soit l’importance de l’objet, il est toujours infiniment dépassé par le mouvement de l’attente. » 7 L’idéaliste est donc non seulement celui qui attend tout d’un état meilleur du monde, qu’il éprouve, dans le présent, comme inadéquat à ce qu’il désire, mais en même temps celui qui n’attend plus rien, parce qu’il sait que son attente même, ne pouvant rencontrer son objet, n’a, dans le réel, que son propre néant pour objet. L’attente est aussi bien at­tente de l’attente que l’attente de rien 8. L’idéaliste, qui ne renonce pas à la plénitude de la présence dans l’idéal, est en réalité affecté sans cesse par le néant qui le hante, et auquel se résume l’être ; il est aussi bien nihiliste. Ces termes (idéaliste, nihiliste) décrivent la structure à partir de l’objet de l’attente – selon qu’il est posé là-bas ou ici ; mais le sujet lui-même s’épuise dans la souffrance ; il est malade en ce sens précis où son désir est inhibé par les obstacles qu’il s’efforce de placer sur le chemin de son affirmation 9. Que pourrait-on désirer, si le désirable est placé à une hauteur inacces­sible ? En dehors de cela, tout se vaut, rien ne vaut la peine. Tel est le leitmotiv des idéalistes, qui en deviennent, selon le mot de Nietzsche, des « prédicateurs de mort », dont le seul souci est d’in­terpréter toutes les manifestations du vivant comme des preuves de la corruption, du déclin et de la mort. « Enveloppés dans une épaisse mélancolie, et avides des moindres hasards qui apportent la mort : ainsi attendent-ils, à serrer les dents 10. » La structure de l’idéaliste correspond à la description clinique de l’obsessionnel 11 ; plus généralement elle est celle de la civilisation, généralisation de la névrose.


  • 12 . Au type de l’idéaliste on ne peut faire correspondre, dans l’immanence, le « réaliste ». C’est que(...)

5Comme on le voit, il n’est pas difficile de répondre à la ques­tion : « Qu’attendons-nous ? » Personne n’est dupe, tout le monde sait, et Beckett le premier, que c’est rien. Mais si la question est su­perflue ; c’est qu’elle n’en est pas une ; elle renferme un appel ou une injonction, plus clairement exprimés sous la forme : « Qu’at­tendez-vous ? » Il s’agit par là de confronter le sujet à l’inanité de tous les objets par lesquels il entretient les délais qui diffèrent le moment de vivre. La prière qu’il formule au monde, de changer, est ce qui le retient d’agir, pour éventuellement changer le monde. Si l’objet de l’attente n’est rien, qui faisait obstacle à la présence, la barrière entre l’imparfait et le parfait est levée. Non pas que le présent accède immédiatement à la perfection ; mais aucun événement ne peut faire irruption dans la continuité d’une tempo­ralité qui amène et emmène le bon et le mauvais dans un seul et même mouvement. Il n’y a rien à attendre de meilleur de­main que ce qui a été semé aujourd’hui. L’avenir n’est pas coupé du présent par un instant extraordinaire, qui marquerait l’extériorité radicale de deux régimes du temps, réel et idéal, il appartient à un seul et même devenir. On appellera immanence cette structure temporelle. Elle ouvre le présent à la possibilité du changement, puisqu’elle ne le voue pas à la fatalité de la répéti­tion. Par conséquent, si, évalué du point de vue de la santé, l’idéalisme est une maladie, le temps de l’immanence est celui de la guérison 12.


  • 13 . GM, III, 1.

6La question procède de la bienveillante autorité du médecin qui, devant le déclin des ressources vitales, tente de mobiliser la volonté, pour la rassembler dans l’immédiateté du présent en le­quel il faut commencer de vivre. Cependant la résolution ne peut être ainsi convoquée, l’impératif de la vie ne peut être entendu, que si la volonté demeure, malgré un dysfonctionnement passager, intacte, que si la conscience de l’absurdité des prétextes allégués suffit à la reconduire à sa normalité. Mais comment exhorter à vouloir celui qui ne veut plus rien ? Qu’est-ce que peut signifier guérir ? S’il s’agit seulement de rappeler au malade qu’il est ma­lade, on mesure l’inanité d’une telle intervention : comme s’il n’était pas le premier à le savoir ! L’injonction est aussi efficace que celle qui commanderait à l’insomniaque de dormir, ou au mé­lancolique d’être gai. La seule issue pour la vie, lorsqu’elle est par­venue à l’épuisement extrême de ses forces positives, n’est-elle pas dans « vouloir le néant [das Nichts wollen] plutôt que de ne pas vouloir [nicht wollen] » 13 Or c’est bien ce que font déjà l’idéalisme et le nihilisme : la maladie sauve la volonté de la disparition. Pour le nihiliste, dont l’horizon est borné par la loi de la répétition, le processus immanent de la croissance, apparaît comme un idéal inaccessible, c’est-à-dire une transcendance. Qu’il donne à son attente cette fin, il ne supprimera pas la structure même de cette attente. Si la transition entre la structure transcendante et la struc­ture immanente, autrement dit la guérison, reste envisagée sous la forme d’une rupture, d’une décision, d’une conversion, dans la fulgurance de l’instant, on en reste à la transcendance dont on prétendrait sortir. Inversement, si le passage peut s’opérer dans la continuité d’un progrès, c’est que la transcendance s’est déjà éva­nouie à l’amorce du processus – mais comment ?


  • 14 . Cette cohérence s’est-elle exprimée ailleurs qu’en Chine ? L’ouvrage de François Jullien, Traité d(...)
  • 15 . Ce que montre François Roustang, en résonance avec la pensée chinoise, dans La Fin de la plainte,(...)
  • 16 . GS, Aph. 127.

7La contradiction à laquelle nous sommes parvenu est celle de toute guérison : pour guérir, il faut déjà être guéri ; mais alors, à quoi sert la cure ? de tout salut : pour se convertir, il faut déjà être sauvé ; mais alors à quoi sert la vertu ? ou de toute action : pour qu’elle soit efficace, il faut que la situation la favorise en deçà de toute initiative, mais alors à quoi bon agir ? La cohérence avec la position de l’immanence implique que tout changement procède de soi-même, sans qu’une intervention extérieure, spectaculaire, bruyante, et vaine, ait la moindre utilité 14. La volonté à laquelle on s’adresse ne peut que se projeter dans l’avenir, sur le mode du souhait, de la bonne intention, du projet, de l’effort héroïque, sans que cela modifie en rien la réalité présente de la répétition. Le changement effectif est indépendant de la volonté de changer 15. La croyance dans l’efficience d’une volonté, qui serait la cause des mouvements constatés, est un reste de « la religiosité la plus recu­lée » 16. Cette volonté magique n’est donc pas celle qui est atteinte dans le nihilisme, qui s’accommode au contraire du volontarisme le plus radical et le plus inefficace.

***


  • 17 . « J’ai déclaré la guerre à l’idéal anémique du christianisme (ainsi qu’à ce qui le touche de près)(...)
  • 18 . « Je suis plein de défiance et de méchanceté à l’égard de ce que l’on nomme “Idéal” : c’est là mon(...)

8Ce problème de la guérison apparaît dans la relation person­nelle entre un médecin et son patient, mais, plus largement, il est celui de la civilisation elle-même, dont la croissance s’accompagne de l’aggravation de la maladie. Comment l’idéaliste peut-il éviter la maladie, puisqu’elle lui est inoculée par les valeurs sur lesquelles repose la civilisation ? Le thème dont nous sommes redevables à la pensée de Nietzsche, est, plus encore que l’évaluation des repré­sentations en terme de santé, la liaison indissoluble entre un état pathologique et un état culturel. Comment envisager une quel­conque « sortie » du nihilisme dans un monde qui est tout entier soumis à la loi nihiliste ? Sortir, mais pour aller où ? Dans quel autre monde meilleur que celui-ci ? On mesure ici la persistance de la transcendance dans la volonté même d’y échapper. Il ne reste qu’à souhaiter l’avènement d’un nouvel âge du monde ; mais c’est encore rêver. Cette difficulté, qui semble insoluble, ne met pas seulement en cause les chances de salut, mais la pertinence d’un diagnostic qui s’avère en définitive inopérant. La contradiction semble devoir se refermer sur la pensée qui l’a mise en évidence : comment empêcher que l’anti-nihilisme de Nietzsche ne soit ab­sorbé par le nihilisme de la civilisation ? Comment l’idéal diony­siaque, auquel Nietzsche associe le noble (vornehm), le classique, et qu’il voudrait substituer à l’idéal amoindrissant qui règne dans le nihilisme 17, peut-il échapper au destin de tout idéal, et éviter de devenir un grand mot, aussi exaltant et nuisible que les autres 18 ? Comment la substitution d’un idéal à un autre n’est-elle pas le jouet de la répétition, qui voue toute valeur, aussi élevée soit-elle, à la dévaluation ?

9Il n’est pas certain que ces questions puissent être tranchées, et qu’on puisse se prononcer sur le destin de la pensée de Nietzsche, qu’on puisse établir un pronostic sur l’avenir du monde. Il est même certain qu’on ne le peut pas, que le destin lui-même échappe à toute emprise intellectuelle, à toute analyse, ne peut être ni être anticipé par la pensée, ni considéré comme l’effet d’une pensée.

  • 19 . Z, II, Des grands événements.
  • 20 . FP ; automne 1887, [10] 42 ; OPC XIII, p. 126.
  • 21 . Ibid.
  • 22 . « Ce que je raconte est l’histoire des deux siècles prochains. Je décris ce qui vient, ce qui ne p(...)

10Cette question, avec ce qu’elle comporte d’inquiétude, n’a pas été étrangère à l’expérience de pensée que Nietzsche a mise en œuvre. Elle est au cœur de ce qu’on peut appeler son prophétisme, dont Ainsi parlait Zarathoustra est l’expression. Car ce texte, qui ne tient ni de l’essai, ni du traité, ni du recueil d’aphorisme, s’ordonne autour d’une pensée centrale, l’annonce du Surhomme, qui pose de manière problématique la question de l’avenir. En effet, autant il est impossible d’envisager le Surhomme comme un de ces grands événements dont les signes sont tonitruants 19, ce qui reconduirait purement et simplement à la structure de la transcen­dance ; autant il est également impossible de l’envisager dans la continuité prévisible d’un devenir déjà efficient. Non seulement l’événement n’a pas encore eu lieu, mais aucun signe avant-cou­reur ne permet d’en prévoir l’imminence. L’éventualité d’une ex­tension irréversible du nihilisme n’est pas à écarter ; elle est même la seule chose que la nécessité du présent laisse envisager, car « le nihilisme achevé est la conséquence nécessaire des idéaux anté­rieurs » 20 ; ce à quoi il faut s’attendre (et qu’il est inutile d’attendre, parce que cela aura nécessairement lieu), c’est l’accom­plissement du nihilisme, le passage du nihilisme inachevé, dans lequel nous vivons, au nihilisme achevé ; car « toutes les tentatives pour échap­per au nihilisme [au rang desquelles on peut compter un certain effet mondain de la pensée de Nietzsche elle-même] sans inverser ces valeurs : produisent le contraire, aggravent le pro­blème » 21. Cette prédiction du déclin n’excède pas l’ordre de l’immanence et n’exige pas des facultés particulières de divina­tion 22 ; il suffit de regarder le mouvement actuel de la pierre dans sa chute pour dire qu’elle doit inévitablement toucher le sol. De même, il suffit de regarder le mouvement du monde avec un rien de lucidité, pour y reconnaître le progrès du nihilisme. Nul besoin d’être prophète. En revanche l’annonce du Surhomme (dans Zarathoustra), et la prédication de Dionysos (dans les derniers textes), appartiennent à un tout autre registre : l’événement est cette fois contraire à la ten­dance des temps présents, et rien ne permet d’assurer la nécessité d’un retournement du nihilisme en son contraire, qui permettrait de maintenir ce dernier dans un processus immanent. On peut bien envisager la possibilité d’une telle inversion des valeurs, mais pas la prévoir. Cette part d’imprévisible nous fait sortir de la stricte immanence. Il s’agit donc non pas d’un énoncé prévisionnel, mais d’une annonce prophétique, dont le statut est clairement explicité par le procédé littéraire utilisé par Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra.

11Son interprétation ne peut être univoque : deux voies s’ouvrent. La première consiste à réinscrire Nietzsche –ou du moins cette partie de son œuvre– dans la répétition : Nietzsche, malgré sa cri­tique de l’idéalisme, du christianisme, de la transcendance, re­tombe dans l’imposture d’un fondateur de religion ; ne parvenant pas à surmonter sa propre condamnation du christianisme, il ne lui reste plus qu’à le rejeter entièrement, à substituer au Crucifié un Dionysos qui s’autodétruit, et à sombrer dans la folie. Le Sur­homme serait alors une monstruosité, soit qu’on l’évalue à l’aune d’une pensée rationnelle et laïque, soit qu’on le compare au reste de la pensée nietzschéenne. De même, le retour du divin, du sacré sous une forme indéterminée dont la nomination même est incer­taine, peut apparaître comme un idéalisme plus vague, plus abs­trait, plus désincarné, bref plus nihiliste que ne l’était le Dieu personnel, devenu-homme, des Chrétiens. Selon cette interpréta­tion la prophétie nietzschéenne, vestige de transcendance, ne serait pas cohérente avec la philosophie du devenir.

  • 23 . Cf. « Essai sur les données immédiates de la conscience », in Œuvres, Pa­ris, PUF, Édition du cent(...)
  • 24 . Z, II, De la rédemption.
  • 25 . Sur ce point la pensée de Bergson fait écho à celle de Nietzsche, lorsqu’il dit de la vie, dans l’(...)

12Mais on peut se demander si la difficulté ne vient pas plutôt de l’inadéquation de l’antinomie de la transcendance et de l’imma­nence pour rendre compte du devenir. Car transcendance et imma­nence ont en commun de penser la temporalité, selon les besoins de l’intelligence, à partir de l’alternative du même et de l’autre ; l’immanence pense le moment à venir comme déjà renfermé dans le moment présent, tandis que la transcendance pose entre l’un et l’autre une différence insurmontable. Mais le devenir ne procède ni de l’un ni de l’autre, ou, si l’on préfère, il fait intervenir l’un avec l’autre, mais dans une unité telle qu’elle est indécomposable : si l’on a affaire à un devenir à l’état pur, qui ne soit pas une simple transformation, un simple accident survenant à un sujet identique à soi, si le devenir est posé comme l’unique réalité, sans être subordonné à la primauté des catégories de l’être, alors l’avenir est à la fois radicalement nouveau, imprévisible, et indis­sociablement lié, par la continuité du processus qui le fait advenir, au présent. De même que, comme le montre Bergson, l’opposition d’une tem­poralité homogène, continue sur le modèle spatial, et d’une tem­poralité discontinue de l’instantanéité ne permet pas de com­prendre l’hétérogénéité pure de la durée 23, de même l’oppo­sition de l’immanence et de la transcendance manque la création en laquelle se déploie la volonté de puissance. « La volonté est une créatrice » 24 : cette affirmation, qui intervient à de nombreuses re­prises sous la plume de Nietzsche, signifie que la venue de l’être n’est possible que comme apparition de nouveauté (et non comme manifestation de l’éternel) 25.


  • 26 . Z, II, De la rédemption.
  • 27 . Ibid.
  • 28 . GM, I, 8, trad. p. 80.

13La prophétie est possible parce que la pensée du devenir permet d’envisager un nouvel avenir, mais elle est de plus requise par l’expérience originale de Nietzsche, qui est l’innocence du devenir, ou, comme on le lit dans Ainsi parlait Zarathoustra, la rédemption par le vouloir. Car si ce qui advient est créé parce que voulu, alors le « Es war » de la répétition, qui supporte le poids d’un passé sur lequel on ne peut rien, peut toujours être interprété comme un « So wollte ich es » qui reconduit au moment où le fait avait encore, et, du fait du « oui » dit au devenir, continue d’avoir, la nouveauté du projet. L’avenir n’est donc plus séparé du passé par une limite in­franchissable qui isole deux moments incompatibles du temps ; son action rédemptrice s’étend au passé lui-même, non pas pour le transformer et faire être ce qui n’a pas eu lieu, mais pour lui don­ner un sens. « Le maintenant et le jadis sur terre – Ah ! mes amis – c’est pour moi le plus insupportable ; et je ne saurais vivre si je n’étais aussi le voyant de ce qui doit venir » 26. Certes il est très difficile de distinguer le rapport à l’avenir qui est ici annoncé, de la structure de la transcendance : au présent insupportable du fait du poids de la répétition du passé semble être opposé, comme par une projection en avant, un avenir paré de toutes les richesses de la vraie vie. Le titre même du passage, « la Rédemption », évoque directement le processus idéaliste ou religieux de transfert à un au-delà de la satisfaction rendue impossible ici-bas. Mais la parodie subvertit les catégories idéalistes auxquelles la civilisation nous habitue. La Rédemption n’a pas le même sens selon qu’elle pro­cède de l’idéal ascétique, c’est-à-dire du ressentiment, d’une vo­lonté qui se nie, ou de la volonté elle-même dans son innocente affirmation. Dire que « la volonté est libératrice et messagère de joie » 27, c’est dire qu’il n’y a pas lieu d’attendre de l’avenir la ve­nue d’un Rédempteur qui apporterait aux pauvres, c’est-à-dire aux volontés épuisées par leur soumission aux idéaux et par le ressentiment qui l’accompagne, la délivrance. La Rédemption par le vouloir, n’est pas une compensation, une récompense, une ven­geance, pour toute souffrance endurée dans le mépris du corps, dans le renoncement à vouloir, toute souffrance interprétée comme un châtiment ; elle délivre au contraire du ressentiment lui-même, « de la haine la plus puissante et la plus sublime, à sa­voir celle qui crée des idéaux » 28.


  • 29 . GM, Préface, 7, trad. p. 57.

14Si le passé, dont le présent n’est que le prolongement répétitif, cesse d’être insupportable, l’avenir est libéré de la charge du salut. Le rapport au passé détermine donc l’ouverture d’un avenir nou­veau. Mais comment s’opère le changement de sens du passé ? Peut-il cesser d’être accompli, irrémédiable ? Quel étrange pouvoir aurait la volonté, de faire que ce qui a eu lieu n’ait pas eu lieu, que le « Es war » s’efface comme par enchantement ! On dira que le problème ne vient pas du passé, mais de son inéluctable persis­tance dans le présent, qui annule toute possibilité d’un véritable avenir ; il suffirait donc de laisser passer le passé, de l’oublier. Certes l’oubli a une fonction vitale que Nietzsche souligne à plu­sieurs reprises ; encore faut-il qu’il ait conservé sa vertu native ; mais il ne peut être une délivrance pour un homme dont la mala­die est précisément la mémoire, que sous la forme artificielle d’un narcotique, qui appartient à la panoplie du prêtre ascétique : la « séduction trompeuse » de ce qui est considéré comme « bon » dans la morale annule certes de manière provisoire et illusoire l’effet négatif de l’amoindrissement du vouloir, mais « elle est seu­lement un narcotique au moyen duquel le présent vivrait en quelque sorte aux dépens de l’avenir » 29. Préserver le présent de la contamination du passé, en refoulant les manifestations obscures de la répétition par une soumission superficielle à l’ordre moral ne fait qu’en aggraver le retour réactif, qu’inhiber la force créatrice du vouloir, et donc obturer l’avenir.


  • 30 . « L’homme tragique acquiesce même à la souffrance la plus âpre : il est fort, plein, divinisant, p(...)
  • 31 . Z, II, Von Selbstüberwindung.
  • 32 . Ibid.

15La véritable inversion libératrice, bien loin de nier le passé et sa répétition, en est au contraire la plus entière affirmation. L’esprit de vengeance dans lequel le vouloir se perd consiste à ne pas vouloir le « Es war » et donc à chercher à s’en débarrasser ou à le rendre supportable ; l’inversion exige donc de le vouloir, et même de vouloir ce qui est en lui le plus insupportable : le retour de tout ce qui fut. Peu importent les circonstances ou les justifications ra­tionnelles qui ont conduit Nietzsche à faire l’expérience de cette abgründliche Gedanke (pensée des abîmes) ; elle est essentielle à l’affirmation de la volonté en volonté de puissance. La dévaluation pessimiste de la volonté, qui s’exprime à travers Schopenhauer dans le nihilisme moderne, conduit au projet contradictoire d’une extinction de tout projet – parce que le vouloir-vivre, limité à la reproduction sans fin de la vie, est la cause absurde de toute souf­france ; ce projet est la forme ultime du ressentiment contre la vie. Le pessimisme repose sur deux présupposés : que la vie serait tout ce que en définitive la volonté pourrait vouloir ; que la souffrance ne doit pas être supportée. La négation, par la volonté et non par l’entendement, de ces deux présupposés, porte la volonté à son comble : la volonté veut plus que ce qui conduit à la vie, elle veut ce qui conduit à la puis­sance, et le voulant, elle veut aussi la souffrance qui l’accom­pagne 30. « Là où est la vie, là et aussi, et là seulement, la volonté ; pas la volonté en vue de la vie, la volonté en vue de la puis­sance » 31. C’est le propre de la vie de vouloir plus haut que la vie. « Et la vie elle-même m’a dit ce secret : “Vois, dit-elle, je suis ce qui toujours doit se surmonter soi-même” » 32.


  • 33 . Z, III, Des anciennes et des nouvelles tables, 3.
  • 34 . Z, I, De la vertu qui offre.
  • 35 . « […] ceux qui souffrent de la surabondance de la vie […] veulent un art dio­nysiaque et également(...)
  • 36 . « […] surabondance de forces génératrices et fécondantes capables de trans­former tout désert en p(...)
  • 37 . « Je cherche une conception du monde qui rende justice à ce fait : le deve­nir doit être expliqué(...)
  • 38 . FP, Printemps-été 1883, 7 [6] ; OPC, IX, p. 249.
  • 39 . « […] il me manque la notion de “futur” : je vois devant moi comme au-delà d’une surface lisse : s(...)

16Seul ce surmontement de soi (Selbstüberwindung) est créateur et ouvre l’avenir : « Poète, déchiffreur d’énigmes et rédempteur du hasard, je leur ai enseigné à créer pour l’avenir, et, en créant, à sauver tout ce qui était » 33. L’avenir n’est ni la continuation homo­gène du présent, ni l’au-delà du présent, il est l’excès du présent, ce qui, dans le présent, se donne comme l’éclat gratuit et inutile 34 ; Il correspond au préfixe über de Übermensch, de Überwindung, de Überfülle 35 ou Überschusses 36 ; il marque à la fois le surplomb, le passage, l’Übergang en lequel l’Untergang est surmonté. Si le deve­nir est restitué à son innocence, libéré de tous les jugements de valeurs qui l’inscrivent dans une finalité dont il serait seulement l’instrument, le présent cesse d’être en vue d’un avenir 37, il cesse d’avoir sa justification au-delà de soi, il a l’avenir en soi comme ce dont il est plein, parce qu’il est saturé du vouloir. « L’avenir, en tant qu’il est ce que nous voulons, agit sur notre présent » 38. Il n’est plus le futur du projet, qui transpose brutalement dans le néant de l’ailleurs la vie dérobée au maintenant 39, il est l’ouverture du main­tenant lui-même, par quoi la vie s’affirme dans le présent.

***


  • 40 . « Deviner les conditions dans lesquelles vivront les hommes de l’avenir – car deviner ainsi et ant(...)
  • 41 . Antéchrist, 58. Cf. aussi : « Dionysos mis en pièces est une promesse d’accès à la vie : il renaît(...)
  • 42 . Z, III, Des anciennes et des nouvelles tables, 5.
  • 43 . Cf. GM, II, 1-4.
  • 44 . GM, II, 16, trad. (modifiée), p. 165.
  • 45 . Formule associée à l’annonce du Surhomme, cf. le Prologue de Z.
  • 46 . GM, III, 27, trad. (modifiée), p. 268 (nous soulignons).
  • 47 . Z, I, Prologue.
  • 48 . Z, II, de la rédemption. La formule est appliquée à Zarathoustra, mais les hommes sont dits « frag(...)
  • 49 . « La troisième partie est le surmontement de soi de Zarathoustra, comme modèle de le surmontement(...)

17La prophétie de l’avenir comprend bien une forme de divina­tion 40, qui justifie le titre de « déchiffreur d’énigmes » que Zarathoustra se donne, parce qu’elle prend le risque d’une inter­prétation ; mais elle ne cherche pas à prévoir l’événement qui aura lieu dans un futur plus ou moins lointain, elle explicite le pré­sent, le fait briller en le portant à incandescence. Elle est une pro­messe : promesse d’avenir faite à la vie 41, promesse que la vie nous a faite et que nous devons tenir 42 ; mais il ne s’agit ni de la rétribution pour la souffrance endurée, ni de l’annulation du devenir dans une soumission à un engagement hérité du passé 43 ; la promesse n’instaure aucun délai qui repousserait sa réalisation à des temps meilleurs ; elle est ce qui confère à l’homme sa condition propre, de transition et de passage, « comme avec lui s’annonçait quelque chose, se préparait quelque chose, comme si l’homme n’était pas un but, mais seulement un chemin, un entrefait (Zwischenfall), un pont, une grande promesse… » 44 Une telle promesse exclut l’exté­riorité d’une révélation qui préparerait l’homme au surgissement d’un événement. Le vivant n’a pas affaire à d’autre instance qu’au processus de sa croissance ou de son déclin ; la vie elle-même n’est pas, comme chez Schopenhauer, une chose en soi dont l’indivi­duation serait une pure apparence. Le surmontement de soi de la vie n’est pas une opération détachée, isolée des vivants dans une scène dramatique, mythologique ou théologique ; de même, si « l’homme est ce qui doit être surmonté » 45, ce n’est pas en subissant passivement une transformation dont les agents seraient des puissances venues d’ailleurs. « Toutes les grandes choses pé­rissent de leur propre fait, par un acte de dépassement de soi [Selbst­aufhebung] : c’est ce que veut la loi de la vie, la loi du nécessaire “surmontement de soi” [Selbstüberwindung] inhérent à l’essence de la vie » 46. Non seulement l’homme n’échappe pas à la loi générale, mais elle est pour lui la chance de la rédemption : dans la mesure où il fait du surmontement un surmontement de soi, où il veut son déclin 47, il en fait un passage, un « pont vers l’avenir » 48. Comme l’indique un fragment posthume de l’époque de rédaction d’Ainsi parlait Zarathoustra, l’ouvrage fournit dans le déclin de Zara­thoustra le modèle de l’auto-surmontement de l’homme lui-même 49.


  • 50 . « Celui qui prend ici la parole n’a en revanche rien fait d’autre jusqu’à pré­sent que de revenir(...)
  • 51 . Z, III, La vision et l’énigme.
  • 52 . « Et toutes les choses ne sont-elles pas si étroitement nouées les unes aux autres que cet instant(...)
  • 53 . GM, II, 24, trad. p. 179.
  • 54 . « Il faut soutenir ceux qui souffrent par une espérance qui ne puisse être démentie par aucune réa(...)

18Se dépasser, c’est passer par l’extrême de l’insupportable, ava­ler, avec dégoût et effroi, jusqu’au serpent du nihilisme, en avoir fait l’expérience en soi, dans son propre corps 50. Le nihilisme est la quintessence du passé rassemblée dans son visage terrifiant ; l’expérience du nihilisme est la convocation en un point de toutes les répétitions qui pèsent sur le présent, ce n’est qu’à partir d’elle que le « Es war » peut être voulu. L’acte qui symbolise cette méta­morphose est une morsure, une coupure 51 ; le pâtre se délivre du serpent en le mordant et en le coupant en deux : il rejette la tête, il avale le corps. Le vouloir libérateur intervient dans l’instant qui tranche l’éternel retour, non pas pour l’empêcher de se reproduire (ce qui reconduirait à une espérance idéaliste et illusoire de l’avènement d’un monde meilleur), mais pour lui dire « oui ». Car l’affirmation entière de l’éternel retour supprime, avec la finalité, la hiérarchisation des moments du temps ; aucun instant ne vaut en vue d’un autre ; tout instant est donc chargé d’autant de valeur que n’importe quel autre, et même que tous les instants réunis, car c’est à lui, par lui, que toute la chaîne des instants est nouée 52. C’est pourquoi c’est à l’instant qu’est confiée la tâche d’affirmer l’éternité du devenir. Cet instant est bien celui, fulgurant, de la décision qui change tout : nul qui soit autant que celui-ci chargé de possibilités d’avenir. N’est-il pas alors celui du grand événement que les malades et les épuisés attendent comme leur libération et leur salut ? « Cet homme de l’avenir qui sera le rédempteur nous délivrant aussi bien de l’idéal ayant existé jusqu’à présent que de ce qu’il devait nécessairement faire pousser, du grand dégoût, de la vo­lonté de néant, ce coup de cloche de midi et de la grande décision qui libère à nouveau la volonté, qui restitue à la terre son but et à l’homme son espérance, cet antéchrist et cet antinihiliste, ce vain­queur de Dieu et du néant – il faudra qu’il vienne un jour… » 53 Cette annonce n’ouvre-t-elle pas à une espérance qui, même si elle pro­jette la disparition du christianisme, lui emprunte sa forme, c’est-à-dire la transcendance 54 ? Le Rédempteur, même s’il est un homme, sur-vient, procède d’un autre ordre que celui dans lequel se passent l’existence et sa souffrance, un ordre sur lequel l’homme n’a aucune prise et à partir duquel seulement il peut donner un sens à cette existence, différence qui rappelle celles de la nature et de la grâce, du péché et du salut.

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  • 55 . « Le mot même de christianisme repose sur un malentendu : au fond, il n’y a jamais eu qu’un chréti(...)
  • 56 . Ou du moins celle que Nietzsche développe la plupart du temps, car il parle aussi d’un « christian(...)
  • 57 . « En réalité toute grande croissance entraîne un effritement et une dispari­tion dans des proporti(...)
  • 58 . FP, Printemps 1888, 14 [89] ; OPC XIV, p. 63.
  • 59 . « La vie droite ne veut pas le bonheur, elle se détourne du bonheur » (FP, Printemps 1888, 14 [99](...)
  • 60 . « […] l’instinct en voie de dégénérescence qui se dresse contre la vie dans une rancune souterrain(...)
  • 61 . « Dans le christianisme on peut entendre aussi une grande protestation po­pulaire contre la philos(...)
  • 62 . Cf. FP, Nov. 1887-Mars 1888, 11 [55] ; OPC, XIII, p. 228.
  • 63 . FP, Printemps 1888, 14 [89] ; OPC, XIV, p. 63.

19Reconnaissons modestement que la question soulevée, celle de la possible proximité de l’espérance nietzschéenne et de l’espé­rance chrétienne, est insoluble, parce que nous ne savons pas ce qu’est le christianisme, que nous ne connaissons tout au plus que les interprétations successives, parfois contradictoires, que les hommes en ont données. Nous ne pouvons pas exclure que le christianisme soit tout autre que ce qu’on a dit de lui 55. Dès lors la question de savoir si Nietzsche est ou n’est pas, de manière latente ou manifeste, chrétien, est oiseuse. Nous pouvons seulement ten­ter de définir de quelle interprétation du christianisme elle se dé­marque ; or c’est évidemment de celle que Nietzsche lui-même dé­veloppe 56, et qui se fonde sur la différence décisive entre Dionysos et le Crucifié. Or cette différence ne se comprend qu’à partir de ce qu’ils ont en commun, qui est l’expérience de la vie comme souffrance ; plus précisément : l’extrême de la souffrance n’est pas un accident que le vivant subirait de l’extérieur, par le fait d’un concours de circonstances malheureux, ou par le fait de la mé­chanceté des hommes, il procède de la vie elle-même, qui, dans son accroissement, détruit 57. Le fond commun du chrétien et du dio­nysiaque est d’ordre pathétique : « [Entre Dionysos et le Cruci­fié] ce n’est pas une différence quant au martyre – mais celui-ci a un sens différent. La vie même, son éternelle fécondité, son éternel retour, détermine le tourment, la destruction, la volonté d’ané­antir » 58. Le point commun est le caractère originaire de la souf­france : le pathétique n’est pas un accident, une anomalie, dont on pourrait se délivrer pour accéder au bonheur 59. Le christianisme, s’il appartient au même mouvement de déclin des instincts que le platonisme 60, est aussi un retour à la primauté de l’affect sur la ra­tionalité 61. C’est également la prédominance des affects qui tourne les fortes individualités (comme Pascal 62) vers le christianisme. Mais à partir de cette communauté pathétique la divergence entre le dionysiaque (ou le tragique) et le chrétien se marque par le par­tage du « oui » et du « non » : d’un côté la vie acquiesce à la souf­france, qui se trouve par là surmontée ; de l’autre la souffrance est interprétée comme un argument contre la vie, ce dont il faut se dé­livrer à tout prix, même au prix de la vitalité 63 ; d’un côté la souf­france est un surcroît qui accompagne, et ne peut donc pas être directement recherché, la croissance et la domination (pour re­prendre, en l’inversant, la définition aristotélicienne du plaisir) ; de l’autre la souffrance est un passage obligé, un moyen, donc à la fois une condition de l’accès à une fin (le bonheur, le repos de l’âme, le sommeil, l’éternité) et ce que la fin fait disparaître.
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