umaine doit composer : certaines activités s’interrompent, d’autres commencent, d’autres encore se poursuivent sous une autre qualification (les « cours du soir », qui ne sont d’ailleurs pas que de nuit, ne cessent pas d’être des cours et pourtant ils ont un sens différent des autres). De toute évidence, la nuit sert à qualifier ces activités (par exemple, sur un plan juridique : « le travail de nuit »), ceux qui les exercent (« le veilleur de nuit ») – les qualifier, c’est-à-dire aussi les disqualifier (« les noctambules », les « oiseaux de nuit »)
1.
- 1 . La revue Sociétés & Représentations a consacré un gros (plus de 400 pages) et excellent numéro(...)
- 2 . Ingrid Guilcher-Holtey propose une interprétation originale (en léger décalage avec celle de Pierr(...)
2Bien entendu, à l’inverse, la nuit est aussi qualifiée par certaines de ces pratiques. Certaines sont à valeur d’événement, fusionnel et plutôt inattendu (la « nuit de liesse » des Français du 12 juillet 1998) ou d’événement sacrificiel et programmé (« la Nuit des longs couteaux » ou « la Nuit de cristal », qui ont scandé l’ascension hitlérienne comme des événements fondateurs)
2. D’autres sont à valeur d’équipement, social (« la Nuit des Molières »), voire personnel (la « nuit blanche » de l’insomniaque chronique).
3Il va de soi, à ce premier niveau de réflexion, que la nuit est ce moment de la journée légale où la lumière du soleil n’éclaire plus et dont les spécialistes peuvent mesurer la durée, variable selon les saisons. L’éclipse n’y fait pas exception, qui n’est que diamant de nuit serti dans le jour.
Domestiquer la nuit ou l’industrialiser ? 4Pour autant, les peuples attachent des valeurs, plus ou moins différentes, aux temps qu’ils découpent dans la nuit, comme si en fait c’était la nuit qui se découpait elle-même, en commençant par ses marges (« entre chien et loup » et toutes les dénominations de l’aube au crépuscule
3). Des valeurs et des peurs, lorsqu’elle se peuple de monstres qui rythment et ritualisent les grandes oppositions de la quotidienneté, comme le montre ici même l’article de
Louis Vax.
- 3 . D’où l’importance de garder à chacun de ces découpages sa valeur propre, comme le montre très bien(...)
- 4 . Anatole Le Braz, Les Légendes de la mort, Paris.
5Dans la Bretagne de la fin du xix
e siècle, les légendes de l’Ankou
4 (silhouette à la faux qui donne figure à la mort) ont la nuit pour théâtre, mais, par une première synecdoque (nous en verrons d’autres), la nuit est en même temps l’un des acteurs de la dramaturgie, au travers de laquelle s’organise l’
imperium qu’exercent les vicaires de la foi (les prêtres) sur le peuple pour obtenir son
obsequium. Qu’on y songe : le lieutenant (
vicarius), par délégation du sale boulot, a recours à un objet qui relève du monde de son adversaire démoniaque (un livre magique) pour punir le mécréant et le livrer aux mains de l’Ankou, non sans avoir fait se dérouler, en pleine nuit, des scènes qui ne sont normalement que diurnes (laver du linge au lavoir ; célébrer un enterrement). Le schéma est à peu près le suivant : un personnage (qui est sans doute le seul à savoir qu’il a quelque chose à se reprocher) rentre chez lui à la tombée de la nuit, parfois en prenant un raccourci à travers champs, parfois en restant sur la route ; il croise un prêtre qui marche en lisant, à l’envers, un livre (de surcroît, il fait trop sombre pour lire) ; un prêtre qu’il a, d’une manière ou d’une autre, défié auparavant ; qu’il reçoive alors ou non un avertissement verbal, il ne tarde pas à se trouver confronté à ces scènes déplacées, c’est-à-dire métaphoriques (une lavandière l’appelle pour l’aider à porter son linge et l’entraîne dans la noyade ; il croise un enterrement et lorsqu’il demande qui est mort, il apprend que c’est lui-même ou un proche ; il parle à l’Ankou, qui lui donne rendez-vous chez lui ; etc.) ; il passe de la métaphore à la métonymie et à la synecdoque. Il est essentiel que tout cela se déroule de nuit (le déplacement fonctionne comme un avertissement pour qui sait le voir) et, en même temps, la nuit est un acteur (elle ne permet pas que l’on soit sûr d’avoir bien vu, elle modifie les distances). Et c’est bien toute la nuit, en ses marges comme en son cœur, qui opère sur le mécréant : le livre ne peut être lu qu’au crépuscule (et dehors) ; la métaphore laborieuse émerge à minuit ; la synecdoque fatale est constatée au petit matin.
6Bref, s’il y a du culturel dans la nuit, c’est parce qu’il faut la domestiquer. Et, l’arrimer au port du sommeil, pour stigmatiser/emblématiser tout ce qui s’en détache. La nuit, on dort et si vous ne dormez pas, cela vous classe. « Minuit, l’heure du crime », c’est pour dire que le jour serait du côté de l’ordre et il faut presque un événement naturel récurrent (les « nuits blanches » du cercle polaire) pour autoriser les honnêtes gens qui en sont voisins (par exemple à Saint-Pétersbourg) à s’y promener jusqu’à l’ouverture des ponts sur la Neva (et à multiplier les événements culturels, au point que l’on puisse les tenir pour un équipement culturel du mois de juin à « Piet »).
7Le bon sens fera pourtant dire que, pour y céder, il faut pouvoir échapper à l’attraction qu’exerce le travail du lendemain. La nuit, tenue pour le temps du sommeil, a fonctionné depuis longtemps comme moment principal de la refonte de la force de travail : la fonction domestique au service de la fonction industrieuse. Le travail posté a défait cette équivalence. La réduction du temps de travail en prépare d’autres, qui achèveront de compliquer la relation entre le travail, le loisir et la nuit.
- 5 . 750 000 femmes, soit deux fois plus en dix ans travaillent de nuit en France, essentiellement dans(...)
- 6 . Alain Leduc et André Lejeune, « La Grande Nuit ». Reportages sur le travail de nuit, de une heure(...)
- 7 . Jean Peneff, L’Hôpital en urgence, Paris, Métailié, 1992, p. 139.
- 8 . J. Peneff, op. cit., p. 140.
8Ici, comme ailleurs, les comptes de la nuit sont difficiles à apurer. Tandis que les uns luttent pour abolir le travail de nuit, celui des hommes comme celui des femmes
5, d’autres disent les charmes ou les avantages du travail (moindre vigilance des travailleurs, mais aussi moindre contrôle des cadres ; fraternités d’équipes et des contact avec les personnes extérieures…). Alain Leduc et André Lejeune
6 ont fixé le titanesque de ce qui s’opère dans la « grande nuit » (entre une heure et cinq heures du matin), découpage indigène qui n’a pas le même type de stabilité que celui qu’atteignent, après négociation, les découpages nocturnes néerlandais (décrits ici par
Willibrord de Graaf et Robert Maier). Nombreux, parmi ceux qui ont vu travailler les sidérurgistes, en ont conçu des mythes vulcaniens, avec des héros comme ceux de Leduc et Lejeune, aux corps à corps nocturnes violemment éclairés de jaune, tandis que les directions des usines concernées cherchaient au contraire, par des campagnes de communication, à émanciper le travail de l’acier par rapport à la symbolique de l’effort physique humain, pour le faire entrer dans la symbolique des cadrans et de la distance, sous une lumière artificielle permanente. Toute autre est la nuit des urgentistes, nouveaux héros médiatiques, mais elle présente les mêmes ambivalences, que Jean Peneff résume ainsi : «
Le travail de nuit est à la fois plus fatigant, mieux accepté et mieux supporté »
7. La nuit, dit-il, le poids de l’autorité hiérarchique est moins visible et l’hôpital appartient à ses salariés les plus jeunes et les relations avec les policiers et les pompiers n’ont pas la même agressivité. Mais le travail est plus lourd, parce qu’il faut traiter l’ennui, la souffrance et l’angoisse, en sus de la surveillance du traitement normal. Il faut aussi augmenter la répétitivité de la mesure des paramètres biologiques, pour permettre l’interprétation diurne par le médecin. Et, enfin, la patientèle de nuit est particulière et donne peu de gratifications symboliques : « pour une moitié, il s’agit d’alcooliques, de dépressifs, de névrotiques (parfois indociles, ramenés de force, rarement propres), pour l’autre moitié de victimes d’accidents de la vie nocturne (blessés, personnes sans abri, dans le dénuement moral). À tous ces individus, même ceux qui ont le comportement le plus désagréable pendant la nuit, il faut offrir le petit-déjeuner sur un plateau, aider à la toilette […] »
8.
Assurance, réassurancement et lien social 9Pour accéder aux vertus réparatrices ou au contraire céder aux aventures de la nuit, ce n’est pas tout : il faut aussi pouvoir la sécuriser, elle qui ne le fut pas toujours, parce que moment de nos peurs et de nos angoisses, peuplé, on vient de le voir, de monstres et de dragons.
- 9 . Simone Delattre, Les Douze heures noires. La nuit à Paris au xixe siècle, Paris, Albin Michel, 200(...)
10Simone Delattre
9 a très bien montré la lutte hausmanienne à Paris contre l’enfer de la nuit : les percées spatiales contre les barrières temporelles (les boulevards contre le couvre-feu). Ce geste d’effraction a pour allié l’éclairage public, à l’huile, puis au gaz (à partir des années 1830), qui progresse non sans ambiguïtés, voire non sans ambivalences : aux lumières chatoyantes des passages et des jardins (Tivoli ou Mabille), aux fastes et aux réjouissances des Boulevards, du Palais-Royal, s’oppose l’obscurité du Paris populaire, c’est-à-dire périphérique, percée seulement par les lumières de ces quelques points chauds de plaisirs conquis de haute lutte que sont les débits de boisson et les estaminets. Le contrôle bourgeois de la nuit à Paris n’est pas vraiment une entreprise de panoptique, malgré Vidocq et les sergents de ville, d’une part et malgré le bruissement somme toute rassurant des petits métiers de la nuit (chiffonniers, vidangeurs, réveilleurs et autres maraîchers), d’autre part. Il ne peut l’être, car subsistent une insubordination séditieuse et tout un monde de rixes, que les maîtres de Paris ont la sagesse de ne pas chercher à faire disparaître, mais plutôt à cantonner. Et, de fait, ce n’est pas de cette nuit que tout un chacun a peur, mais de celle qui nourrit les crimes et les « attaques nocturnes ». Y répond, d’ailleurs, l’exécution capitale accomplie au cœur de la nuit.
11Sécuriser par l’éclairage, la surveillance fixe ou tournante, par la présence de spécialistes qui entourent d’un filet de protection les personnes au repos (dormez, braves gens, on veille sur vous…) ou celles qui ont à circuler, c’est encore ce qu’il faut faire aujourd’hui. Les réponses à l’obsession sécuritaire ne se fixent guère sur d’éventuelles différences entre régimes diurnes et nocturnes de l’incivilité, mais il est pourtant certain que la nuit occupe une place spécifique dans l’imaginaire de l’insécurité.
- 10 . Pour les fondements, voir : Sébastien Roché, Le Sentiment d’insécurité, Paris, PUF, 1993.
- 11 . Sabrina Amadio, Jérémy Sinigaglia, Jean-François Sipp et Christelle Stupka, Diagnostics préalables(...)
- 12 . Voir : Patrick Mignon, « Night is the right time : l’espace nocturne du rock », Sociétés & Rep(...)
12Les études préalables à l’établissement des Contrats Locaux de Sécurité montrent bien que le sentiment d’insécurité
10 est plus fort la nuit que le jour (les études effectuées par les chercheurs de l’ERASE en Moselle-Est, montrent par exemple des écarts de 12 % à 20 % entre l’insécurisation de jour et de nuit). Y compris lorsque la nuit n’est pas tout à fait tombée : lorsqu’au crépuscule je rentre du travail ou de la halte-garderie, je ne puis distinguer, sur le visage des individus de rencontre, l’agressivité de l’amabilité
11. La nuit n’est pas ou plus le théâtre du seul crime ou de la délinquance organisée : elle est aussi le moment des incivilités, qu’il s’agisse des bruits tardifs (de voisins fêtards ou de bandes de pré-adolescents « squattant » dans les escaliers et les entrées d’immeubles) ou des dégradations immobilières
12.
13Sécuriser donc, pour laisser éventuellement le quidam choisir l’insécurité : celle, par exemple, souvent dénoncée, de ces nocturnes rendez-vous interlopes, qui changent la qualification d’un lieu ou d’un trajet (parking le jour et lieu de drague la nuit).
- 13 . Sur l’impératif d’autonomie, voir par exemple : Jean-Yves Trépos, « Politisation et cristallisatio(...)
- 14 . Voir par exemple : Alain Vanthournhout, « Rêves de techno. La réduction des risques à l’usage des(...)
14Les spécialistes de la prévention du sida et de la toxicomanie sont eux aussi devenus des travailleurs dans la nuit et des travailleurs de la nuit, qu’ils se déplacent vers les lieux de rencontre entre homosexuels ou vers les
raves parties. Ils sont au cœur de l’ambivalence que recèle (le verbe est peut-être un peu fort) cette sécurisation politique des choix, qui porte en France le nom de « politique de réduction des risques » et presque partout ailleurs le nom de politique de réduction des dommages (
harm reduction). On voit bien qu’il y a une volonté de traiter les problèmes sur un plan épidémiologique (réduire les nuisances pour la société) et non thérapeutique ou juridique. On voit bien que cette volonté coïncide avec celle qui renonce à imposer aux gens des programmes touts prêts, à l’exception d’une imposition qui n’est pas mince : celle d’être autonome
13. La nuit n’est bien sûr pas vraiment une catégorie essentielle de cette action publique, elle est pour l’instant un cadre temporel de son déploiement, mais elle pourrait très facilement le devenir (comme le montre l’évolution du traitement des
raves parties 14).
- 15 . Luc Boltanski, « Les usages sociaux de l’automobile : concurrence pour l’espace et accidents », Ac(...)
- 16 . Stéphanie Pryen, Stigmate et métier. Une approche sociologique de la prostitution de rue, Rennes,(...)
- 17 . Claude Javeau, « Les lumières rouges de la ville », Bruxelles Informations Sociales, n° 126, sept.(...)
15L’insécurité des tournées nocturnes de bar en bar (comme la « piste » que présente ici
Anne Guillou), plus inscrite dans la valorisation positive d’une fatalité acceptable (celle de l’accident qui guette de toutes façons les classes populaires, au travail et hors travail, comme le montrait autrefois Luc Boltanski
15). Celle, bien sûr, de la prostitution, qui n’est choix, si c’est bien le cas et est-ce vraiment cela, que pour celui qui l’achète et non pour celui ou celle qui se vend. La prostitution n’est, bien sûr, pas qu’une activité de nuit, mais l’essentiel de ce qu’elle accomplit est lié à la parenthèse d’exigences qu’ouvre et ferme la nuit : la principale composante de la pratique est le racolage
16 et il s’effectue surtout à partir de la tombée de la nuit (même s’il est vrai qu’en certains quartiers, l’activité est permanente). Que beaucoup de ces choix de déambulations nocturnes soient de pauvres choix et des choix de pauvres (pour qui choisit certes et pour qui est choisi, comme ces filles de l’Est qui donnent un sens littéral à la chanson de Claude François : « Pauvre(s) petite(s) fille(s) riche(s) »). Claude Javeau, non sans nostalgie, nous invite à entendre ce qui vibre encore d’humanité dans ces transactions nocturnes : «
[Les prostituées] témoignent pour l’existence d’une présence qui va au-delà de la simple consommation d’objets superficiellement consommés. Ce qu’elles proposent reste encore, en attendant l’informatisation universelle et forcée, de l’ordre du mystère des corps et des émotions, celui de la fusion en vain recherchée, mais dont la copie nécessairement imparfaite ressemble assez à l’original hors d’atteinte pour rester de l’ordre de ce que Durkheim, qui n’avait rien d’un comique ou d’un débauché, appelait le “désir infini” des hommes » 17.
16Sécuriser, enfin et à l’inverse, pour que les ardeurs du jour s’apaisent (« la nuit porte conseil »), pour penser, comme Descartes dans son poêle –
Georges Leyenberger nous montre ici tout le chemin qu’il y a de la nuit cartésienne à la nuit hégélienne : il nous faudra y revenir pour saisir toute la portée du déplacement – ou être illuminé comme Pascal. Penser nous délie-t-il, en nous forçant à l’exercice individué, pas forcément individuel ?