PDF Signaler ce document 1L’auteur figure aujourd’hui parmi les meilleurs connaisseurs de la phénoménologie husserlienne en France. Son premier ouvrage –
Husserl et la naissance de la phénoménologie, Paris, PUF, 2005 – traitait de la genèse de l’idéalisme transcendantal dans l’œuvre husserlienne avant 1913, c’est-à-dire avant la parution des
Ideen I. Déjà, cette première recherche défendait une véritable thèse, celle d’un Husserl idéaliste avant l’avènement explicite de l’idéalisme transcendantal, notamment en ce qui concerne les
Recherches logiques dont l’examen minutieux révèle « une tendance à interpréter de manière
nettement idéaliste et subjectiviste l’intentionnalité perceptive » (p. 720), sans que cette tendance ne puisse cependant être méthodologiquement fondée à cette date. Par conséquent, concluait l’auteur, « on peut […] dire qu’en 1901 Husserl était déjà
idéaliste, sur la question de l’être effectif du monde sensible, mais que la phénoménologie qu’il
pratique, elle, ne l’est pas nécessairement (
Ibid.) ».
2Ce second ouvrage livre en quelque sorte la suite de cette investigation, cette fois consacrée à la phénoménologie transcendantale elle-même, c’est-à-dire essentiellement au texte des
Ideen I. L’immense mérite de l’introduction réside dans la présentation claire d’une problématique dont l’enjeu se révèle être considérable. Rappelant l’apport husserlien dans le contexte critique de l’établissement des conditions de possibilités de l’objectivité – apport consistant à permettre, notamment par la notion d’intentionnalité, un accès non pas simplement indirect mais direct à la relation de la conscience et des phénomènes –, c’est la question de l’accès au transcendantal qui est posée : d’une part, en effet, cet accès semble nécessairement impliqué par la prétention à se saisir directement des structures, transcendantales précisément, par lesquelles la subjectivité originaire constitue les étants en phénomènes. Il s’agit alors d’une phénoménologie
du transcendantal. Mais, comme le souligne l’auteur, la phénoménologie transcendantale s’entend, d’autre part, comme une « véritable
thèse métaphysique » (p. 11), à savoir celle de l’idéalisme transcendantal : l’étant n’a pas d’autre être que celui de l’objet constitué, c’est-à-dire qu’il se
réduit au statut de corrélat intentionnel ou encore : « le
mode de manifestation de l’objet est son exister même » (
Ibid.) Or, c’est cette dernière thèse qui se révèle problématique du point de vue du cheminement husserlien lui-même : en effet, si ce cheminement se propose comme un passage continu de l’attitude naturelle – qui reçoit l’étant comme existant indépendamment du sujet – vers l’attitude transcendantale
et si, pourtant, ces deux positions sont contradictoires, comment un tel passage de l’une à l’autre est-il possible ? Deux voies semblent s’offrir en guise de résolution, et deux voies seulement : soit, ce passage est effectivement possible, parce que l’attitude naturelle présuppose pour ainsi dire sans le savoir l’attitude transcendantale, soit il y a bien une différence fondamentale et « dans ce cas la continuité prétendue de l’accès n’est qu’un leurre, une simple apparence, plus ou moins artificieusement ménagée » (p. 14). Or, c’est bien vers cette seconde hypothèse que l’auteur s’oriente, dès lors que la première semble bel et bien barrée par Husserl lui-même lorsqu’il souligne au § 50 des
Ideen I l’inversion que doit subir le sens du mot « être » dans le passage effectif à l’attitude transcendantale. Toutefois, n’est-il pas concevable que le cheminement méthodique puisse aboutir à la position inverse de celle qui constituait son point de départ ? Il aurait peut-être été utile de faire une place à cette objection dès l’introduction, car elle constitue bien le sens que Husserl donne à sa propre démarche, comme le souligne l’auteur au début de sa première partie, tout en doutant de la possibilité de son effectuation cohérente : « Tel est le programme audacieux et brillant que Husserl prétend remplir dans ces chapitres [I-III de la 2
e section des
Ideen I] : effectuer un
passage logiquement continu à la réduction, à partir de son antithèse, la compréhension immédiate de l’être qui caractérise l’attitude naturelle. Cependant, on voit mal comment un tel passage serait seulement
possible. S’il est vrai (comme nous l’avons montré au chapitre précédent [chapitre I]) que l’établissement explicite de l’attitude phénoménologique présuppose l’interprétation idéaliste-transcendantale de la Réalité et de la conscience, comment l’idéalisme transcendantal […] pourrait-il être l’aboutissement logique conséquent de l’attitude naturelle, dont la compréhension spontanée de l’être s’exprimerait au contraire par la
négation » des propositions fondamentales de la thèse idéaliste (p. 33) ? « En réalité, il semble exister entre l’attitude naturelle et l’idéalisme phénoménologique transcendantal l’incompatibilité logique stricte et irréductible que régit le principe de contradiction » (
Ibid.). D’un point de vue logique, cependant, il existe une démarche qui aboutit à une inversion de son point de départ, à savoir la démonstration par contraposée ou « par l’absurde ». Mais cette voie est ici inenvisageable, si l’on admet avec l’auteur que l’attitude phénoménologique « présuppose » l’idéalisme transcendantal, c’est-à-dire présuppose ce qu’il s’agit d’établir. Dès lors, la thèse de Jean-François Lavigne revient semble-t-il à découvrir une
pétition de principe à l’œuvre dans l’élaboration de l’idéalisme transcendantal husserlien. L’enjeu que représente ce livre est donc capital pour l’ensemble du courant phénoménologique.
3La développement de l’enquête est à la hauteur de cet enjeu, mais il ne mène pas pour autant à la destitution pure et simple de la démarche phénoménologique transcendantale : s’il y a bien continuité et non « rupture brutale » (p. 305) dans la démarche husserlienne qui va de l’attitude naturelle à l’attitude transcendantale, c’est parce que la deuxième thèse, celle de l’idéalisme transcendantal, ne peut, elle, découler de l’accompagnement méthodique, mais est le fruit d’une effectuation
clandestine de la réduction, notamment dans le § 41 des
Ideen et même avant celui-ci (Chapitre V, p. 188 et chapitre VII, p. 276). Dès lors, c’est bien l’attitude naturelle qu’il convient de rétablir dans ses droits. Comme entend le montrer le chapitre VI, la thèse idéaliste n’est possible que par la mise en œuvre d’une proto-réduction transcendantale, dont la portée ontologique idéaliste dépend à son tour de l’effectuation d’une réduction proprement
ontologique et préalable (§ 27 et 47, également)
. À elle seule, cette proto-réduction est loin de pouvoir avaliser la thèse idéaliste. Au contraire, n’étant en réalité qu’un « redoublement de la réflexion sur son propre produit » (§ 29, p. 183), elle présuppose la validité de l’attitude naturelle et cela jusque dans la réduction transcendantale elle-même. Du coup, l’auteur conclut à l’impossibilité d’une disparition de l’attitude naturelle, un résultat qui oblige dès lors à abandonner la phénoménologie idéaliste-transcendantale au profit d’une «
théorie non idéaliste de la constitution et de la subjectivité constituante » (p. 307), c’est-à-dire au profit d’une phénoménologie transcendantale non-idéaliste « respectant l’évidente
transcendance de l’étant, et qui cesse de faire arbitrairement violence à l’expérience commune de la réalité » (
Ibid.). On le voit, c’est à un programme de réorientation de la phénoménologie transcendantale que cet ouvrage donne lieu. Il faut lui souhaiter une réception riche en discussions, à la hauteur de la richesse des analyses qui y sont conduites. Au-delà de son intérêt évident pour les spécialistes de la phénoménologie, il convient également de souligner sa pertinence pour tous ceux qui souhaitent une entrée rigoureuse en phénoménologie : solidement ancré dans la résolution du problème qu’il pose, le travail de Jean-François Lavigne contribue à raviver le sens dont les concepts phénoménologiques sont porteurs.