Les concepts n’ont pas à nous présenter des objets à saisir mais à nous montrer ce qu’ils font
1 Gilles Granger. 1Que l’accent soit mis sur la
monstration associée au
faire, est évidemment une indication que Gilles G. Granger pense à Wittgenstein. Montrer ce « faire » c’est l’opposé de « présenter des objets à saisir ». Difficile de ne pas voir là une tonalité pragmatique dirigée contre la « présentation conceptuelle » selon Kant. Mais au nom de quelle action ou acte qui ne se bornerait donc pas à un voir ? Le « faire » ici renvoie à une problématique de l’opération dont les formes vont se substituer à l’intuition kantienne.
I La critique de l’apriori kantien 2La « présentation » kantienne par concepts devait se démarquer chez Kant de la représentation symbolique des logiciens : il visait alors Wolff, Leibniz, mais Condillac était encore une meilleure cible. À l’encontre de la présentation kantienne, et au nom de la logique, s’agirait-il ici d’un retour en arrière à ce que Kant considérait comme un mauvais symbolisme, parce que détaché de l’intuition (= faculté de recevoir des objets comme donnés) ?
- 2 . Cf. G. Lebrun sur le Begreifen kantien, p. 210-211 dans son livre sur Kant et la fin de la métaphy(...)
- 3 . Sur Bolzano je renvoie aux travaux de Jan Sebstik, Logique et mathématique chez B. Bolzano, Paris,(...)
3Par la
Darstellung kantienne il s’agissait de « rendre l’objet distinct », en clarifiant les concepts. La problématique était donc celle des « objets », objets à « saisir ». Je peux comprendre le sens même là où le contenu ne peut être exhibé. Comme le concept auquel le philosophe a affaire, n’est ni ostensif puisqu’on peut comprendre sans voir, ni symbolique car les signes ne sont directement signes de rien
2, il faut recourir à la « saisie » par l’intuition, saisie de caractère synthétique que réfuteront les philosophes de la nouvelle logique après Bernard Bolzano
3. Frege notamment s’y attaquera en faisant valoir sa conception analytique de la présentation à l’aide de signes de concepts du rapport de dépendance des vérités entre elles, c’est-à-dire signes d’inférences. De ce point de vue, seule compte la rigueur de la déduction où s’enchaînent des signes purifiés (Frege).
4La critique de l’intuition pure kantienne est donc à l’arrière plan de la phrase grangérienne. Elle suppose digérés les acquis de cette critique depuis Bolzano. Comme méthode, l’intuition ne correspond à rien de faisable. Elle reste vide et inopérante. C’est pourquoi comme nous le montrerons, Granger bâtit la notion de « contenu formel » qui permet justement de rendre compte opératoirement du synthétique a priori sans recourir à l’intuition.
1. « L’absence d’objets en philosophie » 5Reste cependant à justifier le succès de l’opération monstrative des signes conceptuels. Dans « les concepts montrent ce qu’ils font » se trouve impliqué un faire révélé par leur emploi. Il n’est nullement question de leur désignation. « Ce qu’ils font » ne dit pas «
ce qu’ » ils font. Dans la partie positive de la phrase de Granger, les « objets » sont mis hors jeu. La connaissance reposerait donc exclusivement, en tous cas en philosophie, sur l’emploi des concepts. Comment est-ce possible ?
- 4 . Aubier-Montaigne, 1976, en particulier ch. X, p. 291 à propos des « objets théoriques ».
6L’élimination d’une connaissance directe d’objets est ce que Granger a retenu de la méthode aristotélicienne de l’abstraction. La
Théorie aristotélicienne de la science 4 présente certaines considérations relatives à l’absence de contenus connaissables en propre par la philosophie première comme des matériaux historiques exploitables pour une thèse de la philosophie se définissant par une activité symbolique usant de concepts sans référence à des objets – à moins de faire des « objets » des produits d’opérations qui lui reviennent.
- 5 . Paris-Louvain, 1945, voir en particulier ch. V, p. 184-185.
7En effet, Aristote le premier, et contre Platon, n’assigne à la philosophie aucun domaine d’objets en propre, mais seulement une manière de considérer à un degré d’abstraction qui est le plus élevé, la même chose qui peut être traitée à des degrés d’abstraction moindre par la physique et la mathématique. C’est ce qu’avait montré Augustin Mansion dans son étude magistrale
Introduction à la Physique aristotélicienne 5.
8Selon les trois degrés d’abstraction permettant de traiter une chose du monde phénoménal
comme mathématique puis
comme physique et enfin
comme métaphysique, il est possible de s’attacher par exemple à un être sensible tel un être mobile du monde phénoménal du point de vue de certains de ses attributs, par exemple surface, ligne, angle, nombre, etc., mais séparés des corps en lesquels ils viennent à se réaliser. Mais aussi à un niveau second, celui-là physique, en tant que la chose matérielle en question présente des propriétés «
aisthèta », c’est-à-dire « sensibles ». Ainsi la mobilité des êtres ou corps en mouvement. Enfin, on peut étudier la même chose d’un point de vue plus abstrait encore – c’est-à-dire dépouillé de tout contenu – du point de vue du principe qui finalise son être tel ou tel dans la réalité phénoménale. Ainsi, la Nature constitue l’objet de la métaphysique comme philosophie première. L’exemple le meilleur est le mouvement dont la réalité intéresse le physicien et le métaphysicien.
9On peut montrer que les degrés d’abstraction deviennent avec Granger des moments de dépouillement progressif de contenu dont chacun représente une étape de la constitution du mouvement en « objet théorique », c’est-à-dire un être du monde phénoménal « vu
comme », ou
« en tant que » doté de telle ou telle propriété. La stylistique grangérienne s’ancre dans ce « comme » qui, venu des aspects wittgensteiniens, caractérise l’objet comme « aspect objectal » en corrélation avec des opérations sans les formes desquelles on ne pourrait parler de pensée d’objets (ceux-ci étant fournis par la science). Le moment-objet est une refonte formelle d’une étape de la pensée abstractive.
- 6 . Il reste en effet, dit Christiane Chauviré, quelque chose de kantien chez Peirce quand il recomman(...)
10C’est également laisser entendre qu’il revient de droit aux concepts et à eux seuls – c’est-à-dire, sans le secours de l’intuition – une capacité de schématisation. Cependant, cette schématisation elle-même n’est possible que si aux concepts sont associés des signes. On a donc affaire à des signes de concepts. Pour Granger, la connaissance est symbolique ou n’est pas. Le « symbolisme » qu’il revendique ici est précisément celui que Kant réprouvait. Kant en effet n’admettait que le symbolisme esthétique celui auquel a recours la Raison quand elle fait usage de l’analogie. Le symbolisme selon Granger présente, contrairement à l’idée que les philosophes se faisaient de la logique formelle aristotélicienne (Kant la jugeait stérile), non seulement un pouvoir de connaissance – en fait de « quasi-connaissance » dit Granger – mais un pouvoir d’invention. Dès 1914 Russell parlait d’« imagination symbolique ». Cela veut dire que la logique mobilise désormais une imagination abstraite pour engendrer une multiplicité extensible de formes logiques de relations. Ainsi à l’encontre de Kant, le logicien montre qu’il est possible de « construire » des concepts en philosophie, construction dont Kant réservait la tâche aux mathématiciens
6.
- 7 . Philosophie du style, A. Colin, 1968, p. 115.
11En reprenant ce motif symbolique de la construction, Granger se montre peircien. Il l’est plus encore quand il assigne à la philosophie la tâche « d’interpréter le symbolisme » car « l’interprétant est un
commentaire, une définition, une glose sur le signe dans son rapport à l’objet »
7.
- 8 . Voir la critique de G. Lebrun de cet aspect de la conception grangérienne de la philosophie, in La(...)
12L’expression « rapport à l’objet » est ici cruciale. Elle pointe vers la science qui elle traite bien d’objets, mais aussi vers la philosophie qui s’occupe, elle non de ces objets, mais de la « structure-objet » que constitue le signe dans son rapport à l’objet, structure par conséquent toujours « débordée » par le travail de la signification qui intéresse le philosophe et non le scientifique
8.
13Cet emploi d’« interprétation » permet à Granger de définir la philosophie comme un commentaire de la science, et dans cette mesure une quasi-connaissance. De cette asymétrie ou débordement de la signification en excès sur la structure, le philosophe se saisit en déployant une activité linguistique à la dimension de l’interprétation au sens peircien et en régime de variation libre par rapport à la structure-objet. En tant qu’interprétation des significations, la philosophie est « une discipline sans objet » : c’est la conclusion de
Philosophie du style 9.
14Cependant la question reste posée de savoir comment de tels concepts dont use ainsi le philosophe réussissent à montrer ce qu’ils font par leur seul emploi, c’est-à-dire quel « faire » revient à la philosophie alors même qu’elle est structuralement parlant improductive puisque seule la science produit des structures abstraites à savoir des modèles, et qu’elle se pose donc forcément, par rapport à la science, comme en quelque sorte créative par procuration.
2. La question transcendantale des « conditions » 15Les concepts fonctionnent donc comme des signes d’actes pour des opérations faisables. Granger se tourne alors vers la topique transcendantale pour éclairer la question des conditions d’acte que ces concepts doivent assurer par eux-mêmes en tant qu’il leur correspond, dans les démarches de connaissance, une activité sémiotique. Une lumière sur ces conditions permettrait ainsi de justifier le caractère pragmatique de ces signes d’acte. En même temps, les concepts comme tels révèleraient dans leur fonctionnalité le fait qu’ils possèdent en eux-mêmes ce pouvoir conditionnant. Granger internalise en effet la remontée kantienne à l’inconditionné. Disons dans un premier temps qu’il est transcendantalement immanentiste.
- 10 . Remarques sur l’amphibologie des concepts de la réflexion, Critique de la Raison pure, Paris, PUF,(...)
16Son recours à la topique transcendantale kantienne s’impose en raison de l’insuffisance de la logique à expliquer ce pouvoir. Mais positivement, le transcendantal n’éclaire pas chez Granger ce qu’il éclaire chez Kant
10, à savoir le lieu ou la place d’origine qu’il faut assigner au concept dont la source relève de la nature de la faculté en jeu, soit la sensibilité, soit l’entendement. Ce qui motive le recours de Granger à la topique kantienne est que la logique toute seule ne suffit pas à éclairer les liaisons ou « connexités conceptuelles » – non déductives – qui se déploient dans des actes de rationalité, et qui sont de caractère synthétique a priori.
- 11 . Pour la connaissance philosophique, Paris, Odile Jacob, 1988, p. 217.
17Pour justifier « le statut d’une pensée sans objets » dont l’enchaînement ne peut se comprendre comme simple lien logique (ce que seraient des liaisons formelles de caractère déductif), il faut bien remonter à la « source » de cette sorte de
Begriffsbildung qui se met en œuvre
11. Appelons ce recours, une remontée au Transcendantal TS (pour le distinguer d’une autre sorte de transcendantal TJ que va exploiter Granger pour des raisons que je vais expliquer ensuite).
- 12 . Voir notamment G. Lebrun, « le transcendantal et son image à propos de l’usage deleuzien du transc(...)
- 13 . Vrin, 1994, p. 149.
- 14 . Déf. du principe, dans la Critique du jugement, introd. (à propos de la nécessité à un point de vu(...)
18Cependant pour Kant, cette source de concepts est le sujet transcendantal. Mais Granger ne reprend pas à son compte une remontée à une telle source. De ce que, pour Kant, « la logique n’engendre pas le Transcendantal », il faut tirer une autre leçon. Cette liberté d’usage du transcendantal kantien ne veut pas être une entorse au kantisme mais plutôt ce que Deleuze se permettait lui-même de faire au titre d’une « libre variation » de l’histoire de la philosophie
12. Les premières lignes du ch. IX de
Formes, opérations, objets 13 sont là-dessus sans ambiguïté. Granger y rappelle le « transcendantal »
14 pour Kant, puis affiche son infidélité en trouvant plus fécond d’adapter la définition kantienne à ce qu’il revendique comme philosophique à savoir « l’établissement des conditions de la possibilité de considérer
comme objets » les entités auxquelles renvoie un concept construit. Le concept est alors considéré dans sa fonction transcendantale. Ce que je propose d’appeler le glissement d’un transcendantal à l’autre (de TS à TJ) est effectué dans cette audacieuse « substitution » ou transposition de la fameuse déclaration kantienne : pas de pensée sans contenu (sinon elle est vide), pas d’intuition sans concept (sinon elle est aveugle), en : « pas de pensée d’opération sans objet, pas de pensée d’objet sans un système d’opérations » (cf.
ibid., ch. IX, p. 150). La dualité grangérienne objet/opération évite à la philosophie stérilité de l’une comme opacité de l’autre. Mais cela veut dire aussi qu’elle avance en naviguant entre ces deux écueils.
- 15 . Cf. Logique et théorie de la science, Paris, PUF, p. 8-9.
19C’est à ce point que Granger en lecteur de Cavaillès
15 se détourne du kantisme strict vers l’idée d’une conscience de rationalité au travail. Mais du fait que cette conscience se perd, s’oublie dans ses produits, on évitera de s’interroger sur elle afin de ne considérer que ses « produits » c’est-à-dire les signes de son travail. Le symbolisme conceptuel compense l’inscrutabilité de la subjectivité kantienne par la visibilité des preuves de son travail : les concepts eux-mêmes. Mais dans son activité de « commentaire » de la science, la philosophie ne risque-t-elle pas de ne donner lieu qu’à des sous-produits de la science ?
II. Face au « chiasme » du rapport de la science avec le sujet : éclaircissement sur le glissement d’un TS à TJ 1. Abandon de la subjectivité transcendantale pour la création formelle 20On remarquera que dans l’Analytique des principes, (Doctrine Transcendantale du jugement)
16, Kant rapporte le transcendantal à un « état d’esprit sur les conditions nous permettant d’arriver aux concepts ». on pourrait parler de disposition, et, pourquoi pas, de « style » ? La question grangérienne de la subjectivité même d’attitude pure est épineuse.
- 16 . Critique de la raison pure, appendice p. 233-234.
21Granger a d’abord comme on sait tourné autour du sujet compris comme individu singulier. Cette préoccupation le suit depuis
Pensées formelle et sciences de l’homme. Il faut revenir au chapitre 7 : « La connaissance de l’individuel »
17. On est en plein dans les années 60, à une époque où le problème dans l’air est celui de la scientificité des sciences humaines.
- 18 . Ibid., p. 215.
- 19 . P. 213.
- 20 . Ibid., p. 185
22Qu’est-ce que la science ? Granger répond « une construction de modèles cohérents et efficaces du phénomène ». On remarquera « l’efficacité » de la construction
18. Jusque-là, pas de problème. Mais comment le sujet peut-il devenir objet de science
19 ? Question d’actualité qui taraude à l’époque les psychologues, les sciences sociales, la psychanalyse tout aussi bien. Avec cette question, nous sommes, dit-il, au cœur des « difficultés majeures d’une épistémologie des sciences humaines »
20. Nous avons en effet affaire ici à un chiasme : ou cette connaissance du sujet est possible mais elle n’est pas scientifique, ou elle est scientifique, mais elle manque le fait humain de l’individu. Ce qui manque est donc une articulation heureuse entre vécu et conceptuel. problème aristotélicien de la connaissance qui ne saurait être ni de singularité pure, ni de généralité pure.
23À ce rêve d’un enrégimentement conceptuel du vécu, Granger donne son congé, c’est-à-dire aussi bien à la psychanalyse freudienne sous la bannière de Lacan à cette époque (mais Lacan revendique une autre forme de science que celle qui a alors cours), qu’à la phénoménologie husserlienne toute occupée à capturer le vécu dans les mailles de la relation conceptuelle comme si « la forme du pur logique » pouvait « s’intriquer » de part en part « avec celle de la phénoménalité » (Patrice Loraux).
- 21 . Ibid., p. 217.
- 22 . Dernières lignes de Sur la logique et la théorie de la science, op. cit., p. 78.
24De fait plutôt que de s’en remettre à la démarche phénoménologique d’une remontée à une subjectivité transcendantale comme tentative ultime de fondement d’une interprétation rigoureuse de la science
21, Granger prend acte de ce qu’il appelle « l’aliénation naturelle de l’individu dans la science », rejoignant ainsi le motif cavaillésien de l’oubli de la conscience quand à l’œuvre elle se perd dans ses produits : « Il n’y a pas une conscience générative de ses produits ou simplement immanente à eux, mais elle est à chaque fois dans l’immédiat de l’idée, perdue en elle et se perdant avec elle et ne se liant avec d’autres consciences (ce qu’on serait tenté d’appeler d’autres moments de la conscience) que par les liens internes des idées auxquelles celles-ci appartiennent »
22.
- 23 . Philosophie du style, p. 12.
25Ainsi, de quelque côté que l’on se tourne, du côté de l’Ego des philosophes dont la crise est définitivement consacrée, ou du sujet individuel, rien ne s’offre à la prise en matière de « sujet » à quoi se ramène pourtant le « style » du travail humain. Pourtant, c’est bien à ce « résidu latent des significations » par où la signification déborde la structure, résidu se développant « en négatif » par rapport à l’élaboration lente des structures, que renvoie l’activité de « surcodage stylistique » qu’est la philosophie. Expulsé comme en trop ou « supplément surajouté à de l’information », le subjectif réapparaît dans les marges de la rationalité scientifique, là où on l’attend le moins, dans le « ton, l’accent, le cachet d’une langue » par exemple, et toujours en sur-détermination des structures
23.
- 24 . Cf. n° 3 p. 23 de l’ouvrage d’hommage à G. Granger. On notera en effet que, sans reprendre celle-c(...)
26– Laissée en suspend, la subjectivité transcendantale de ses hauteurs ne rejoint pas ce qu’elle conditionne en sous-main. Autant donc faire son deuil de cette « forteresse » du transcendantal » où se réfugie dans une relation spéculaire à ses produits la subjectivité dans sa capacité toute « narcissique » à constituer des actes d’énonciation que le philosophe entend décrire et interpréter. On a reconnu ici les termes de Foucault dans
l’Archéologie du savoir (voir conclusion). Sont-ils applicables à Granger ? À en croire une note compliquée sur la critique deleuzienne de Granger par Gérard Lebrun, on pourrait être amené à le supposer
24.
27– Mais du côté subjectif auquel Granger ne renonce pas, rien ne se montre à l’état pur sauf ces traits de variances charriés dans l’activité conceptuelle quand « le signifiant se mue en concept », qui constituent cet « irréductible » dont le langage garde forcément trace (d’où « le flou » des concepts, une certaine « indétermination »). Les significations, toujours résiduelles, échapperaient donc fait remarquer G. Lebrun, raison pour laquelle la philosophie qui s’accepte comme quasi-connaissance inséparable d’un style, fait contre mauvaise fortune bon cœur en travaillant avec des « méta-concepts », qui sont les concepts non scientifiques du philosophe – là encore, comme en souvenir de la théorie aristotélicienne de la science.
2. Deleuze vs Granger : réponse à une objection 28Sur la conception spécifiquement philosophique des concepts en matière de subjectivité et de vécu, Granger est fragile, comme le rappelle Lebrun en évoquant en note la critique deleuzienne de l’attachement de Granger au transcendantal kantien dans l’épistémologie. Mais le reproche est-il bien mérité ?
- 25 . Qu’est-ce que la philosophie ?, note 7, p. 136.
- 26 . Pour la connaissance philosophique, op. cit.,p. 217-218.
29Deleuze voit juste mais tire faux. Juste quand il s’en prend à l’irrésistible « référence faite par Granger au vécu »
25. Certes comme je l’ai montré, Granger renonce au « Transcendantal » d’une rationalité kantienne en acte. Les termes de Foucault ne l’atteignent donc peut-être pas autant qu’on croirait. Il reste qu’il est vrai de dire avec Lebrun, que Granger se tourne davantage vers une conception opératoire du conditionnement a priori des actes de pensée dont les concepts sont les signes. Il s’agit d’un repli sur l’idée d’une « topique » débarrassée d’une problématique des facultés. Telle est sans doute la solution la moins ruineuse
26.
30Arrachée au transcendantal la subjectivité, quant à elle, est rattrapée au filet de la « création formelle » d’une pensée qui compose des états de choses en symboles comme la musique compose des systèmes d’accords avec des notations sur une portée. C’est une analogie venue de Wittgenstein qui ne veut pas dire que la philosophie soit « l’un des Beaux-arts » comme Granger le précise. Mais alors, de quelle nature sont ces concepts ?
31Retour à la case départ. C’est à ce point-même de fragilité bien noté par Deleuze que Granger restaure la part de savoir positif qu’il a enlevée en distinguant la philosophie de la science, à savoir : la dimension fonctionnelle des concepts que Deleuze précisément ne concède pas à la philosophie (celle-ci pense en concepts, et la science en « fonctifs », lesquels ne sont pas des concepts). Deleuze en effet n’accepte pas ce dédoublement des concepts en concepts scientifiques et concepts philosophiques. Ce que Deleuze reproche au fond à Granger, c’est que pour lui les méta-concepts du philosophe ne sont rien d’autre que des sous-concepts de la science (ce qui est une façon de leur dénier toute « force » constructive). Quant au transcendantal, dit Deleuze, il s’est niché dans le caractère toujours « virtuel » de cette « totalité » que constitue, selon Granger, cette référence au vécu.
32– Sur le premier aspect de la critique deleuzienne, on peut rétorquer que Deleuze a une conception traditionnelle des concepts parce qu’il est passé à côté de la « reconstruction rationnelle » de Carnap qui est un point de départ pour Granger. Il rate le principe d’extensionalité de la description structurale partagé par les philosophes analytiques. En ce sens, Deleuze tire faux.
- 27 . Voir ci-dessus, note 12.
33– Sur le second aspect de la critique, Deleuze voit juste sans être beaucoup plus clair dans le renoncement, sauf à délier de manière plus drastique et en référence à Nietzsche l’évènement du sens de toute instance conditionnante de nature subjective. C’est ce que montre une étude de Lebrun sur le transcendantal chez Deleuze où l’on voit que Lebrun pensait déjà à Deleuze en 1995 dans son article sur Granger et pense encore à Granger en 1998 dans son article sur Deleuze
27.
34Les formes de déploiement de la rationalité comparables à l’œuvre d’art demande un autre regard mais quel regard qui, sans rabattre la philosophie sur l’art, rehaussera son rôle actif par rapport à la science ? L’injonction de la pratique exigeait cette redescente à l’écart d’une conscience de surplomb (
ein übergreifendes Bewusstsein). Il en va en effet du « faire » avec les concepts, dont nous cherchons à préciser le sens. mais Granger en a-t-il pour autant fini avec le Transcendantal ? Je vais montrer que l’oscillation grangérienne de la philosophie entre science et art, est moins l’effet d’une indétermination foncière des concepts philosophiques due à leur référence virtuelle au vécu, que le signe d’une impossibilité, celle de rompre avec netteté avec le transcendantal quand on passe au grammatical.