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 La séduction des images

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04122010
مُساهمةLa séduction des images

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1C’est peu de dire que les images nous séduisent. Elles nous captivent, nous tiennent en leur pouvoir, comme nous envoûtent, dans leur étrange insistance, bien différente de l’effet que produisaient sur nous les seules images de l’art. Car nous usons du même mot pour parler de la peinture, du dessin et de ce qui s’en distingue du tout au tout : la photographie et ses dérivés qui seront mon seul propos.
2D’où vient le charme, l’attraction, l’espèce d’enchantement des représentations qui nous sollicitent de toutes parts dans les illustrés, le cinéma, la télévision et aujourd’hui le mondial Internet ? Il faut, pour le saisir, remonter à l’essence de la photographie comme pure répétition du monde. En permettant des choses une saisie immédiate et qui les restitue telles qu’elles sont, la technique nouvelle instaurait un rapport différent de la vision et, partant, de la présence de l’homme au monde. Dans la photographie, le mouvement naturel est comme inversé et c’est le monde qui prend, pour ainsi dire, l’initiative. La photographie ne parle du monde qu’en lui cédant la parole. Au discours sur le monde, elle substitue l’apparition simple des choses, une sorte de « discours » du monde. Dans la photographie, le réel n’est plus seulement re-présenté comme dans la peinture ou le dessin, il est vraiment re-produit, j’entends produit à nouveau sous nos yeux, hantant de sa présence la surface grise ou colorée. La chose est plus vraie encore lorsque cette reproduction s’anime, dans l’image en mouvement du cinéma. Sous toutes ses formes, fixes ou mouvantes, la photographie est langage du monde, d’un monde se disant, érigé dans sa différence devant le regard. La relation d’homme à monde qui résumait la vision classique devient, par le truchement de l’image-double, une sorte de relation de monde à homme.
3Cet auto-énoncé du monde se structure et culmine dans ce qu’on a appelé la photogénie. Que se passe-t-il dans l’image objective ? Elle coïncide avec le monde au point de se nier comme image courante. Mais le monde qu’elle rend présent n’est pourtant qu’imaginaire. La photographie « est » et « n’est pas » le monde. Elle est le monde, dans la mesure où elle se confond avec lui. Elle n’est pas le monde, pour autant qu’elle n’est qu’une forme imaginaire, privée de cette épaisseur concrète qui est celle du monde vrai et sur laquelle nous avons prise. Mais par là même, elle confère au monde qu’elle répète un pouvoir nouveau, dans la mesure précisément où ce monde, pourtant magiquement présent, échappe à nos prises en tant qu’imaginaire. Il y a beaucoup plus ici qu’une répétition simple des choses. S’il ne s’agissait que des choses en leur réalité tangible, le regard aurait prise sur elles. Mais le réel ainsi pro-posé s’est déjà réfléchi en lui-même et, partant, soustrait comme tel à la vision ordinaire. L’esprit n’est plus devant le monde sensible habituel. Il n’est pas non plus devant une image simple. Il ne peut qu’être ouvert passivement à ce qui s’offre à lui, s’impose à lui comme complexe fascinant d’imaginaire et de réel.
4Mais on ne peut s’en tenir là. Cette emprise imaginaire du monde qui, en un sens, nous tait, n’a pas que des aspects négatifs pour la conscience fascinée. À la différence de l’image classique, l’image objective est douée d’une qualité nouvelle : la photogénie. Dans l’auto-énoncé du monde par cette image, celui-ci peut surgir dans une fraîcheur jusqu’alors inaperçue. Photogénique est l’objet dans son pouvoir de se dé-signer lui-même, attirant de lui-même l’attention. La photogénie est cet appel qui nous vient de lui par le truchement de son double imaginaire. Elle traduit cette puissance de dévoilement du monde inscrite dans l’image photographique, désigne ce discours muet des choses qui désormais nous parlent. La vision ordinaire est le sens, intime et rassurant que nous donnons aux choses. La photogénie est le sens qu’elles se donnent à elles-mêmes, ce « mot » du monde qui subitement nous frappe. Sadoul a décrit l’émotion des spectateurs devant les premières représentations mouvantes du réel, beaucoup plus que les seules images fixes porteuses de photogénie, devant celles surtout qui évoquaient des rythmes naturels : fumées s’élevant dans le ciel, bondissement des vagues, feuilles d’arbres tremblant au vent. Jusqu’alors on disait : la fumée s’élève dans l’azur, les feuilles de l’arbre frissonnent, ou c’était la peinture qui suggérait ce mouvement. Dans le cinéma, la fumée d’elle-même s’élève, la feuille réellement tremble : elle s’énonce elle-même comme feuille tremblant au vent. Ce qui fascinait les spectateurs des projections Lumière c’était, beaucoup plus que l’exacte répétition d’un rythme naturel, l’auto-énoncé du mouvement dans l’image. Ce qui fascinait, c’était moins le spectacle du double que la puissance photogénique de l’énoncé, par la vertu du double. Une chose était dite ici qui n’avait pas, qui ne pouvait avoir d’équivalent dans la nature. Comme l’a écrit Orson Welles : « La caméra… est beaucoup plus qu’un appareil enregistreur, elle est une voie par où nous parviennent les messages d’un autre monde, un monde qui n’est pas le nôtre et qui nous introduit au cœur du grand secret. »
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5L’image est fascinante. Mais cette fascination a des degrés. La plus banale est celle que nous connaissons sans tellement en avoir conscience, investis que nous sommes, et de plus en plus, par les images, celles surtout de la télévision, aux pouvoirs grandissants. J’y reviendrai. Disons, pour l’instant, que la séduction exercée par les images n’est pas toujours pure. Au niveau le plus bas, elle opère passivement sur nous, et le plus souvent sans profit, dans une sorte de sommeil. Ce n’est là qu’une retombée, en quelque sorte mécanique, du pouvoir propre de la photogénie comme auto-énoncé du monde. On ne saurait s’en tenir là dans le diagnostic, bien qu’apparaisse déjà, dans cette retombée même, l’effet de structure de la photogénie, qui tient au fait qu’en elle l’auto-énoncé du monde n’est qu’imaginaire, ce qui le renforce d’autant, en le plaçant hors de nos prises. L’image n’est plus seulement image : elle est monde, mais le monde n’est pas là, soustrait et là dans le même temps, soustrait plus que là, d’autant plus là que soustrait, dans une magique, envoûtante présence. Interrogeons plus avant ce paradoxe.
6Cela reviendra à poser, à propos de l’image objective, une double question : l’une, esthétique, inscrite dans la structure qu’on pourrait dire ouvrante, de la photogénie ; l’autre, éthique tenant elle aussi, et même étroitement, à cette structure, comme répétition pure et dans certains cas indécente, du monde.
7Sur l’esthétique, je m’en tiendrai à l’image dans la plénitude de son déploiement photogénique, soit à l’image en mouvement du cinéma, disons en termes bressoniens : du cinématographe, lequel dans son « graphe », implique et même fait appel à une écriture.
8Partons de l’image comme mot du monde, verbe immédiat de soi.
9Un tel mot est, de droit, l’élément d’un langage, au même titre que l’idéogramme ou le mot du langage verbal. Mais il lui faut d’abord être reconnu. Il faut que la parole du monde réellement parle et qu’on l’entende. Or celle du cinéma n’est souvent qu’une forme vide, le simple véhicule d’un contenu préalable. Un sens lui est donné du dehors qui la détermine comme image. Par elle-même, elle ne dit rien : on lui fait dire simplement, en transposant dans son registre propre ce qui est dit déjà ou pourrait être dit tout aussi bien avec des mots. Qu’il s’agisse de l’adaptation d’un roman, ou d’un film dont le scénario est à l’avance minutieusement tracé, l’entreprise revient à donner forme imaginaire à un énoncé par essence verbal. Je pose comme principe que l’image doit servir à exprimer autre chose que ce que disent les mots, que ce que peuvent dire les mots. Qu’elle doit aider bien plutôt à dire ce qui n’est pas dit encore – ce qui n’est pas dit, précisément parce qu’il ne saurait l’être par le seul moyen des mots.
10Mais si le pouvoir des mots est, en vertu de leur distance, de raconter le monde, de le qualifier, et par là d’ajouter au réel, l’image, par sa co-incidence étroite avec le donné et dans les limites de cette coïncidence, en est difficilement capable. Si elle permet au monde de se dire, elle ne peut guère dire autre chose que : le monde. Elle le répète simplement. Pour que l’image-mot du monde puisse s’articuler en un dire efficace, raconter le monde elle aussi, il lui faut en quelque manière se transcender, gommer son évidence immédiate. Ainsi distante au sein d’elle-même, ou du moins effacée, comme ouverte, elle pourra se constituer en énoncé réel, joignant à ce pouvoir qu’elle a de dire le monde par le monde même, celui de le nommer, non du dehors comme le mot, mais du dedans, de le nommer en tant que monde.
11Cela revient à dire que l’image doit exprimer autre chose encore que ce qu’elle véhicule dans l’immédiat ; renvoyer à un sens qui n’est pas seulement celui qu’elle énonce comme image.

  • 1 . « Souvent dans un découpage je pars d’une image autour de laquelle se développe un mouvement d’aut(...)

12« J’ai remarqué, disait Bresson, que plus une image est plate, que moins elle exprime, plus elle se transforme facilement au contact d’autres images. Il faut, à un certain moment, qu’il y ait transformation, sinon il n’y a pas d’art. Il faut arriver à ce que les images parlent un langage particulier » 1. L’image plate, entendons celle où l’énoncé du monde ne mobilise plus pour soi seul l’attention, celle qui exprime le moins (par son contenu dramatique ou lyrique) est sans doute celle qui a le plus de chance de libérer un sens second, et par là d’atteindre à un langage.

13J’attends de l’image qu’elle me parle un langage nouveau. Ce ne pourra être cet énoncé qu’elle est. Le mot du monde n’est pas comme tel un mot pour ce langage. Mais il peut le devenir, au terme d’une sorte de décantation, et pour autant qu’il se renonce au profit de ce dont il est, comme « mot », le signe. Il se pourrait même que seul le mot du monde ainsi transcendé, fût capable de la « transformation » dont parle Bresson. Ce n’est pas sans raison que ce dernier aime à prendre ses images dans la rue ou cherche à saisir sur le visage de ses interprètes (je ne dirai pas de ses acteurs) l’expression fugitive qui parfois leur échappe et qui n’est pas le fait de l’« art » ; qui n’est, en un sens, que « mondaine » elle aussi. Il y a, dans l’image plate au sens très général où Bresson semble l’entendre, une sorte de collaboration muette du monde, de la vérité implicite du monde qui affleure pour un autre dire. Le monde parle en elle un langage qui n’est plus des choses en leur seule apparence. Le mot du monde y est mot, non de soi, mais de cela, même improbable, qu’il désigne.
14Mais le mot n’a son plein sens qu’assemblé à d’autres mots dans une syntaxe expressive. Ainsi l’image devenue mot de cette double manière doit-elle s’articuler sur d’autres images pour atteindre la vérité de ce qu’elle énonce comme mot. C’est ce que Bresson laisse entendre lorsqu’il parle d’une transformation possible des images au contact les unes des autres. Dans ce « contact » et son opération transformante, ce n’est plus la seule image en son contenu immédiat qui entre en jeu, mais d’abord ce qui en elle a valeur de signe pour un langage second, en d’autres termes, ce par quoi elle est mot. Mais ici intervient la nécessité de l’histoire, c’est-à-dire l’enchaînement des images en fonction d’un sens qui risque de n’être que celui qu’elles énoncent dans l’apparence. L’histoire se situe au niveau de l’immédiat. Elle réduit l’image au rôle de pur véhicule narratif et empêche son libre jeu. J’entends bien que la notion même d’histoire évolue, que l’intrigue classique empruntée au théâtre est dépassée et que l’on s’oriente vers une forme de construction mieux adaptée au mode d’expression imaginaire, du type de celle qu’un Alain Resnais, par exemple, qualifie de « musicale ». Mais enfin l’histoire demeure. Et la question est dès lors de savoir comment libérer le sens second des images qui la composent ou, si l’on veut, comment maintenir leur déploiement interne en vue d’un sens qui ne saurait être tout à fait celui des événements que pourtant elles racontent ?
15Il est sans doute plusieurs moyens. Le plus sûr me paraît être d’assigner à l’histoire un rôle de pur support et, puisqu’il faut la garder, de la faire servir comme telle au dessin des images. De concevoir un récit qui serait comme la parabole ou le mime de ce qui est à dire, j’entends, d’un sens second que les images, ainsi libérées de la sujétion narrative, dévoileraient à leur manière et par le jeu qui leur est propre. Un récit dont les événements mêmes seraient allusifs à cette vérité que les images auraient pour mission d’exprimer, et qu’elles pourraient dès lors exprimer en tant qu’images. Dont le contenu serait signe. Où le mot du monde n’aurait donc plus à l’expression d’une vérité autre que celle qui serait donnée dans l’apparence. L’apparence, si je puis dire, serait un apparaître et l’image y parlerait son langage second.
16Hors cette voie, qui me semble ouverte par un film comme Pickpocket de Bresson, il arrivera que le sens second des images se manifeste à un certain niveau de l’œuvre, mais seulement par intermittence et sans constituer un discours continu. Ce n’est là encore qu’une ébauche de langage. Un tel discours, articulé, organique, implique-t-il donc une suppression de l’histoire, au moins au sens où nous l’entendons ? Mais n’anticipons pas.
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17Il se pourrait que le « cinéma » ne fût pas encore né. J’entends le cinéma comme langage, c’est-à-dire dévoilement, au moyen des images, d’un sens qui n’aurait d’autre rapport au contenu immédiat de ces images que celui du signifié du signe qui l’énonce. Mise à part l’œuvre admirable et inégalée d’un Bresson et quelques rares tentatives dans sa foulée, le cinéma reste un spectacle. L’image n’y est souvent qu’une forme vide, le pur réceptacle d’un sens antérieur, auquel d’une manière ou d’une autre, il faut qu’elle se conforme. Elle est un sens réalisé, non un sens découvert, inventé. Rien de plus que ce qu’elle est : une projection, dans la mesure où elle coïncide avec ce qu’on lui fait dire. Or elle a pouvoir de dire par elle-même et d’énoncer au-delà de ce qu’elle est. Le langage cinématographique commence quand le contenu d’une image n’est plus que le moment d’un autre discours, quand l’image-mot du monde devient « mot » au plein sens du terme et que l’enchaînement de ces « mots » n’est plus strictement commandé par la suite d’un récit, mais est libre de s’organiser en vue d’une fin qui lui est propre, de se faire écriture, cinémato-graphie.
18Le terme vaut qu’on s’y arrête. Il signifie au départ graphie du mouvement, perfectionnement de l’image immobile, dans une représentation du monde capté cette fois dans son flux. Mais il entre aussi dans son essence (peut-être même en est-ce l’accomplissement) d’être une graphie au moyen du monde ainsi capté, une graphie dont la figure répétée du monde serait l’idéogramme ou le signe. La cinématographie serait en ce sens l’art d’écrire avec des images comme on écrit avec des mots. Une chose serait à dire : au lieu simplement de la montrer, elle s’emploierait à l’exprimer par le jeu des images, dans une équivalence de sens qu’on ne peut sans doute mieux comparer, selon le propos d’Alain Resnais, qu’à celle de l’expression musicale. Il y aurait bien un rapport entre le contenu immédiat d’une image et le sens final auquel elle renverrait, mais ce serait à peu près celui qui unit le mot générique (eau, pierre, forêt, nuage) à la réalité singulière qu’il énonce, dans le langage verbal. Pourrait-on encore parler d’« histoire» ? Peut-être. Mais au lieu qu’il s’agisse d’une histoire en images, on aurait alors une pure histoire d’images, dont la logique interne des images serait le vrai ressort. Et la syntaxe inattendue leur libre jeu.
19Ici, un mot d’explication s’impose. Quand je parle du libre jeu des images, j’entends que cette combinaison des images entre elles en vue d’un sens ne doit obéir qu’à sa propre loi. Et cette loi n’est pas moins stricte peut-être que celle qui impose ses structures au langage verbal. L’image est un fragment signifié du monde. C’est donc du côté du monde qu’il faut chercher, sinon la règle, au moins le modèle de liaison avec d’autres images. Cette règle immanente, inscrite au cœur des choses, serait le lien d’analogie qui unit les fragments du réel et dont le dévoilement est au principe même du langage poétique. La poésie relève les correspondances profondes entre des réalités que la pensée objective nécessairement isole : elle refait l’unité du monde. L’image poétique est le moyen de cette révélation, le verbe de l’unité retrouvée. Quand René Char parle de « la marche fourchue des saisons », il rassemble en un seul tout des fragments épars du réel. La conduite humaine de la marche est reliée comme telle aux rythmes cosmiques. Elle s’éclaire à leur lumière, comme ces rythmes à celle de notre destin temporel. Tout est un. Ce qui rend possible dans l’énoncé verbal cette fusion c’est, à mon sens, ce qui devrait inspirer la syntaxe nouvelle. Pour signifier, les images devraient s’organiser sur l’écran en une suite de rapports concrets qui serait comme une image poétique ininterrompue. La seule analogie commanderait leur déploiement. Elle serait la règle et le lien de leur « discours ». Elle interviendrait doublement : pour signifier ce qui serait à dire et comme syntaxe de ce dire même. Elle permettrait aux images d’exprimer, non de façon directe, comme il arrive dans le langage prédicatif, mais par ce jeu des correspondances, dans un dire analogue. L’énoncé, en quelque sorte, serait parallèle et son moyen, le dévoilement de correspondances cachées…
20Nous sommes loin ici du cinéma tel qu’on le fait et mon propos n’est pas de juger une forme d’expression qui a produit de grandes œuvres. Il n’est que de faire entendre que si le cinéma peut valoir comme véhicule et par le contenu qu’on lui donne, il lui reste encore à devenir une écriture, un monde d’expression nouveau aux ressources insoupçonnées, peut-être un mode nouveau du dire.
21Un dernier mot sur le problème de la fiction, de l’histoire racontée. Qu’il y ait toujours histoire, dans un film, pourquoi pas ? Mais cette histoire même pourrait être appelée à un destin nouveau, tout autre que celui qui prévaut dans la littérature romanesque, et dont le cinéma comme on le fait reste toujours tributaire. On pourrait imaginer d’autres intrigues, non plus seulement psychologiques, mais, dirais-je, de résonance destinale, dans un retour aux fondements de ce que fut, entre autres, la grande tragédie grecque. Le cinématographe mettrait en jeu d’autres personnages, qui pourraient bien être des stars, mais non des acteurs, qui accepteraient de se plier au seul jeu, au jeu le plus nu, des images, elles-mêmes libérées du carcan de la seule captation, répétition d’un donné qui pourrait se passer d’elles.
22Les impératifs encore cachés d’un tel cinéma animent les plus grands. Mais j’admets qu’il aura peine à s’instaurer. S’il y parvient jamais, ce sera à l’encontre des règles ordinairement reçues du succès et des servitudes de l’argent. On peut en tout cas penser qu’un avenir assez grandiose lui est ouvert dans la mesure où c’est un autre territoire de l’humain qu’il devrait explorer.
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23La question de l’éthique de l’image est plus immédiate et attend dès aujourd’hui une réponse. Elle se situe dans la foulée d’une réflexion esthétique à son niveau élémentaire : celui de la constitution de l’image objective comme répétition du monde.
24Il existe un rapport certain entre l’immédiateté de l’image objective et sa possible indécence. Plus exactement, l’indécence éventuelle d’une image tient moins à son contenu, à ce qu’elle représente, qu’au fait qu’elle re-produit dans l’immédiat cela même qu’elle représente, qu’elle est une tranche du réel devenu comme tel image. Ce n’est plus l’évocation d’une scène que j’ai sous les yeux, mais la scène dans sa vérité nue, fixée mécaniquement sur la pellicule et répétée devant le regard. Mais quelles scènes ? Il en est d’innocentes. Il en est d’autres, extrêmes, où l’indécence éclate. Je pense à ces photos d’exécution de résistants français prises par des Allemands durant la seconde Guerre Mondiale. Goya, dans un tableau célèbre, a peint le massacre de patriotes espagnols par les soldats de Napoléon. Mais qu’y a-t-il de commun entre Le Trois Mai 1808 et ces clichés obscènes fixant le moment précis où est tirée la balle meurtrière ? Je me souviens d’un de ces martyrs regardant calmement le peloton. Il s’agit de sa mort. Sa mort ici devient objet. Sa mort réelle scandaleusement devient imaginaire. Ce n’est plus la mort antérieure, objet de mémoire, à laquelle renvoie le tableau de Goya. L’image photographique, c’est cet-homme-même-mourant. Elle est, en tant qu’image, sa propre mort devenue figure.
25De la même manière, l’expression picturale de la douleur peut présenter bien des formes. Mais comment comparer un tableau fait après coup avec l’image poignante de cette pietà algérienne après l’horreur d’un massacre, qui fit le tour du monde des magazines illustrés. Surpris par le photographe, son désespoir lui est ôté, devient spectacle. L’indécence ici n’est pas qu’une douleur issue de la barbarie la plus extrême soit représentée, mais que l’image qu’on en donne ne puisse être que celle d’une douleur effective, captée à son insu.
26Devra-t-on assigner des limites à l’image ? La loi s’en charge à l’occasion. Mais l’éthique n’est pas réglementable. Il m’a semblé simplement, dans le cadre de mon propos, qu’une réflexion s’imposait sur le fait qu’elle avait ses racines dans la structure même de l’image comme auto-énoncé du monde. Comme une autre esthétique, à ce niveau immédiat, pourrait se donner pour tâche de la régénérer, une éthique qui lui soit propre pourra-t-elle s’engager jusqu’à ces profondeurs, pour la sauver des excès qui la menacent ? Une juste éthique de l’image devrait partir de l’image autant qu’à son propos. Répétons-le : l’indécence possible de l’image est en elle d’abord. Elle n’est dans l’homme qu’après coup. Tel n’est pas le moindre paradoxe de la séduction imagière – d’une séduction dont il importe de savoir aussi se garder, comme de toute séduction.
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