15Mais à quoi bon, demandera-t-on, chercher à tout prix à n’être pas “ de son temps ” ? Hegel ne nous a t-il pas appris, lui qui considérait la lecture du journal comme la prière du matin du philosophe, qu’un tel projet était non seulement stupide mais aussi irréalisable ? C’est que l’actuel ne se confond pas avec le Temps, c’est-à-dire avec l’Événement qui arrive avec des ailes de colombe et qui passe inaperçu. L’actualité en rendra compte quand il sera bel et bien passé, c’est-à-dire mort. C’est pourquoi Nietzsche sait bien, comme il l’écrit, qu’il est né posthume. L’actualité c’est donc l’écran qui “ couvre ” l’événement, au sens où Freud dira que la fonction des “ souvenirs de couverture ” est d’entraver l’anamnèse d’un passé qui n’est jamais “ passé ”. Nietzsche, le premier, a su percevoir le journalisme, non pas comme méthode d’enquête et de diffusion de l’information, mais comme système de diffusion de mots d’ordre
43, de même qu’il a le premier diagnostiqué, dans le dispositif de Bayreuth, la naissance d’une société du spectacle. Son mépris du journal ne s’explique donc pas par la réticence du philosophe à s’occuper de futilités. Nietzsche, au contraire, s’intéresse aux véritables anecdotes et aux manières de vivre dont il intègre la préoccupation à la plus haute philosophie
44. Mais le journal ne parle pas de la vie, il impose des points de vue, des modes et des comportements grégaires.
- 43 . Ces mots d’ordre agissent subrepticement, de manière rythmique : “ il est certain qu’un Allemand d(...)
- 44 . Dans son Nietzsche. Essai de mythologie (trad. franç. Paris, Éd. du Félin, 1990), Ernst Bertram es(...)
- 45 . “ Si, dans ces pages, je proclame hautement que Wagner est nuisible, j’entends proclamer tout auta(...)
- 46 . Cette remarque incidente et énigmatique de Heidegger se trouve dans une note additionnelle à la co(...)
- 47 . Expression forgée par Nietzsche, cf. Frag. post., nov. 1887-mars 1888, p. 329, trad. de l’allemand(...)
- 48 . Le Cas Wagner, Folio/Gallimard, p. 30.
- 49 . Cité par Gilles Deleuze, in Nietzsche et la philosophie, Paris, P.U.F., 1962, p. 179. Deleuze parv(...)
16D’autre part, le dégoût tardif de Nietzsche pour Wagner ne procède pas de motifs purement esthétiques. Wagner et les wagnériens étaient pour lui l’occasion rêvée, parce qu’il les connaissait bien, de dresser le tableau clinique de l’homme moderne : extrême irritabilité, instabilité du caractère, sautes d’humeur, goût des effet brutaux et artificiels, recherche du pathétique et de l’émotion en tant que telle, quête d’une prétendue innocence, besoin de sommeil, d’engourdissement et de narcotiques. Wagner est ainsi l’homme moderne par excellence
45, et le revirement de Nietzsche, sa déprise par rapport au wagnérisme, peut bien, en ce sens, être considéré, comme l’écrit Heidegger dans une note énigmatique, “ comme le tournant nécessaire de notre histoire ”
46. La rupture entre Nietzsche et Wagner, loin de se réduire à une affaire personnelle et à une “ brouille ”, est une rupture avec toutes les valeurs modernes, y compris la croyance en une régénération de la grande culture et de la nation. Sous prétexte de régénération de la culture, Nietzsche assiste à Bayreuth à une kermesse avec saucisses, bière, mondanités, et vente de “ cravates à la Wagner ”. Le musicien autrefois vénéré s’est révélé être avant tout un excellent organisateur de spectacles, un “ théâtromane ”
47 invétéré, c’est-à-dire un génial artisan de “ bulles de savon social ”. Les ingrédients nécessaires à cette production nous sont de mieux en mieux connus, nous les “ encore-plus-tard-venus ”, ce sont les “ trois grands stimulants des épuisés ” : “ la brutalité, l’artifice et la naïveté (l’idiotie) ”
48. Nietzsche a d’autre part prévu la “ bouddhisation ” spectaculaire à laquelle nous sommes en train d’assister : “ Le bouddhisme progresse en silence dans toute l’Europe ”
49. Il avait noté la profonde convergence du bouddhisme, de la bien-pensance et du socialisme, étant entendu que ce dernier terme désigne pour lui
toutes les politiques européennes modernes. Le nihilisme ne trouve pas de meilleur abri que la façade d’idéologie bien-pensante derrière laquelle il se niche. Mais l’idéologie d’aujourd’hui est musicale, et c’est en quoi Wagner était aussi un initiateur du modernisme, un “ novateur ”. Il avait, avec
Parsifal, anticipé la rencontre de Jean Paul II et de Bob Dylan.
- 50 . Frag. post., nov 1887-mars 1888, p. 362, trad. de l’allemand par Pierre Klossowski et Henri-Alexis(...)
17“ Ce que je raconte est l’histoire des deux siècles prochains. Je décris ce qui vient, ce qui ne peut plus venir d’une autre manière : l’avènement du nihilisme. Cette histoire peut être relatée dès maintenant : car c’est la nécessité elle-même qui est ici à l’œuvre. Cet avenir parle déjà par mille signes, ce destin s’annonce partout : pour cette musique de l’avenir toutes les oreilles se sont d’ores et déjà affinées ”
50. Mais l’Événement, c’est-à-dire le retournement du nihilisme dans la pensée de Nietzsche, demeure aujourd’hui encore inouï. “ Au vent qui soufflera demain ”, comme dit Baudelaire, c’est-à-dire à ce qui, aujourd’hui, à contretemps, remue déjà le Temps, “ nul ne tend l’oreille ”.
Paradoxes de l’inactuel 18“ Au monde moderne, écrit Giorgio Colli, il ne déclare pas son mépris, il le crie. Il ne se limite pas à dire, en termes encore contrôlés : “Que désire par-dessus tout et en définitive un philosophe de lui-même ? Outrepasser, en lui-même, son propre temps, devenir
sans temps”, mais il finit par exploser sans retenue : “... et pour ne laisser aucun doute sur ce que je déprécie, ce sur quoi je jette mon mépris : c’est l’homme d’aujourd’hui, l’homme dont fatalement je suis le contemporain. L’homme d’aujourd’hui – je suffoque sous son souffle impur... mon sentiment se révolte, éclate, à peine j’entre dans l’âge moderne” ”
51. La lecture de Colli est du plus haut intérêt en ce qui concerne le problème qui nous occupe ici. En effet, la question de la modernité n’est pas un thème parmi d’autres dans la philosophie de Nietzsche. La relation de Nietzsche à son temps est le motif le plus puissant de sa pensée et elle est éminemment paradoxale. D’un côté il veut échapper à son temps en gagnant une intransigeante inactualité, mais, d’un autre côté, il est de plus en plus habité par le monde qui l’entoure, au point de prétendre y faire lui-même événement en “ coupant l’histoire en deux ”. Ce paradoxe ne serait pas étranger à ce qui a pu mener Nietzsche à ce qu’il est convenu maintenant d’appeler son “ effondrement ”. Ne devient-on pas “ fou ” lorsqu’on s’expose à une double contrainte aux termes aussi inexorables l’un que l’autre ? Nietzsche se place par rapport à son temps en position d’extériorité absolue, mais il sait aussi qu’il commence à être lu et interprété, il se sent
devenir posthume, et il prétend à être le prophète d’un âge nouveau. Une colère sans mesure se mêle, comme de la lave à l’océan, à une impatience sans retenue.
- 51 . Giorgio Colli, Écrits sur Nietzsche, trad. de l’italien par P. Farazzi, Paris, Éd. de l’Éclat, 199(...)
- 52 . Ibid., p. 166-167.
- 53 . Henri Lefèvre, Introduction à la modernité, Paris, Minuit, 1962.
19À quoi bon, dès lors, nous imposer, nous lecteurs du philosophe, l’épreuve de cette inactualité radicale ? – “ Il ne s’agit pas de voir en quoi la pensée de Nietzsche peut être utile pour nous, si elle concerne, si elle enrichit ou stimule les problèmes modernes : en réalité sa pensée sert à une seule chose, à nous éloigner de tous nos problèmes, à nous permettre de nous regarder au-delà de tous nos problèmes. Dans la mesure où les problèmes de son présent sont encore ceux de notre propre présent ”
52. La lecture de Nietzsche ne peut en effet contribuer à une amélioration des conditions présentes. Sa pensée n’est pas apprivoisable, sauf à la mutiler
littéralement, comme l’a fait sa sœur, en fabriquant avec des ciseaux une
Volonté de puissance à l’usage du National-Socialisme. Pourtant dans le texte de Nietzsche, nous nous trouvons épinglés et décrits comme dans aucune autre étude des anthropologues de la modernité. Que ce savoir ne débouche sur aucun programme d’action nous jette dans le plus grand désarroi. Nietzsche ne nous débarrasse pas de notre inquiétude moderne. Il l’aggrave. Son nom se confond avec celui d’un défi que nous n’avons pas encore relevé. Et nous pourrions encore aujourd’hui, comme Henri Lefèvre, en 1962, placer en épigraphe d’une
Introduction à la modernité ce passage de Nietzsche
53 : “ Nous sommes plus libres qu’on ne le fut jamais de jeter le regard dans toutes les directions ; nous n’apercevons de limite d’aucune part. Nous avons cet avantage de sentir autour de nous un espace immense – mais aussi un vide immense... ”
En finir avec le “ dernier homme ” ? 20Jamais l’homme n’a été aussi petit. Nous avons fait justice à l’aristocratisme de cette plainte. Pour Nietzsche la nature de ce qui est aristocratique – ou de ce qui est vulgaire – est d’abord une
question et il consacre tout un chapitre de
Par delà bien et mal à tenter d’y répondre. Comme le note très justement Michel Deguy, il y a pour Nietzsche “ un souci du mystère de la “bassesse” ”
54. Mais il ne faut pas gommer non plus le comique impliqué dans cette manière de voir et d’évaluer, que l’on pourrait nommer “ approche gulliverienne ”, et qui consiste à grandir et à rapetisser l’homme
artificiellement. Le rire est le meilleur antidote contre les ricanements déprimants de ceux qui ne s’amusent jamais. Tout le
Zarathoustra est une comédie parodique anti-chrétienne, c’est-à-dire anti-moderne et anti-wagnérienne. Contrairement à ce qui pourrait sembler au premier abord, ce texte est de l’anti-spectacle concentré et il est sans doute tout aussi impossible de le mettre en scène sans ridicule qu’un dialogue de Platon. Ceux qui n’entendent pas la plaisanterie, et elle est difficilement perceptible pour le lecteur non-germanophone, commettent le plus grave des contresens. Ils
alourdissent le “ message ” de Zarathoustra. Ils se prennent pour des “ surhommes ”. Ils oublient que le surhomme comme le dernier homme sont des inventions de Nietzsche : “ Le contraire du surhomme est le dernier homme : j’ai créé celui-ci en même temps que celui-là ”
55. Le dernier homme, le bien-pensant satisfait et fier, même, de sa petitesse, incapable tout à la fois du moindre rire et du moindre sérieux, est celui dont on peut le plus sérieusement du monde se moquer : “ ... plus la philosophie se heurte à des rivaux impudents et niais, plus elle les rencontre en son propre sein, plus elle se sent d’entrain pour remplir la tâche, créer des concepts, qui sont des aérolithes plutôt que des marchandises. Elle a des fous rires qui emportent ses larmes ”
56. Et, comme le suggère Jean-Luc Nancy dans le texte que nous avons placé en épigraphe de cet article, ce
sens-là, qui est aussi sens de l’humour, est ce qu’il y a de plus
résistant en nous.
- 54 . Michel Deguy, “ La haine de la philosophie ”, in Choses de la poésie et affaire culturelle, Hachet(...)
- 55 . Zarathoustra, op. cit., Notes et variantes, p. 412.
- 56 . Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 16.
- 57 . Jean-Claude Milner, Les Noms indistincts, Seuil, 1983, p. 134.
- 58 . Giorgio Colli, Écrits sur Nietzsche, trad. de l’italien par P. Farazzi, Paris, Éd. de l’Éclat, 199(...)
- 59 . Zarathoustra, op. cit., Notes et variantes, p. 412.
- 60 . Cf. un des plus beaux textes de Nietzsche : “ Le voyageur ”, in Humain trop humain, I, § 638, trad(...)
- 61 . “ “Béatitude éternelle” : absurdité psychologique. Les hommes courageux et créateurs ne conçoivent(...)
21N’oublions pas que le “ dernier homme ” n’est pas une catégorie sociologique, mais un “ personnage conceptuel ” qui peut venir envahir chacun d’entre nous à ses moments de faiblesse (car “ qui peut se vanter de tenir incessamment la barre du sens ? ”
57). À sa manière de le déloger promptement, se mesure le charme et la puissance de quelqu’un. Personne, à proprement parler, n’est “ un dernier homme ” ; personne, non plus, n’est un “ surhomme ”. Ni Nietzsche, ni son porte-parole, Zarathoustra, ne se prennent pour des surhommes. Et le dernier homme, comme personnage conceptuel,
est, précisément,
personne, puisqu’il n’est doté d’aucune individualité. Le
Zarathoustra est d’ailleurs un livre “ pour
tous et... pour
personne ”, comme le précise son sous-titre. Peu de commentateurs ont tenté de résoudre cette énigme : un livre pour tous et pour personne ? Bien sûr, il s’agit d’un livre qui ne s’adresse pas, comme la plupart des livres, à un public particulier. Quand Nietzsche l’écrit, il sait que ses lecteurs n’existent pas encore (il publie en 1885 à compte d’auteur la dernière partie à un tirage de quarante exemplaires). Mais comme le remarque Giogio Colli, le
Zarathoustra n’est pas un livre ésotérique : il “ renvoie à un pullulement de moments d’immédiateté, quasiment à un état continu et multiple... En réalité, tous les hommes possèdent l’immédiateté dionysiaque et, en tous, existent des expressions naissantes, des reflets directs de ce fond... C’est pourquoi
Ainsi parlait Zarathoustra est “un livre pour tous” et, avec lui, Nietzsche entendait inaugurer une réforme révolutionnaire de l’exposition philosophique... Cette œuvre peut donc être considérée véritablement comme une bataille de grande portée ; mais ce qui reste éloigné, caché, inaccessible, quant au fond, trouble la clarté de la communication... C’est pourquoi il s’agit aussi d’un “livre pour personne” ”
58 Le
Zarathoustra ne sera donc jamais la Bible d’une surhumanité qui en aurait fini avec le dernier homme. Et cela Nietzsche était le premier à le savoir : “ L’homme décide de rester à titre de supersinge. Image du dernier homme qui est l’homme éternel ”
59. C’est éternellement qu’il faudra résister à son emprise. La sélection qu’opére l’Éternel Retour est elle-même un processus éternel. Et c’est là que Nietzsche se sépare le plus nettement de la pensée moderne : il n’y a pas pour lui d’affranchissement ou d’émancipation inscrits dans une nécessité historique. Les exceptions, ceux qui, malgré tout, parviennent “ ne serait-ce que dans une certaine mesure, à la liberté de la raison ”
60, ne sont jamais assurés d’avoir définitivement surmonté en eux la servitude. La béatitude est éternelle par éclats, dans l’instant
61.
- 62 . Frag. post., été 1881-été 1882, in Le Gai Savoir, Gallimard, 1982, p. 493.
- 63 . Jean-Luc Nancy, Le Sens du monde, Galilée, 1983.
22Le dernier homme menace ceux-là mêmes qui, hors du troupeau, lui ressemblent le moins, puisqu’il les expose au triple danger du “ grand mépris ”, de la “ grande lassitude ” et du “ grand dégoût ”. La lutte qui s’engage alors n’a rien de surhumain ni de sublime, et Nietzsche déteste ce qu’il appelle “ le ton héroïco-vantard. ” Elle est on ne peut plus ordinaire et quotidienne, pour employer un vocabulaire qui n’était pas le sien et qui n’est plus le nôtre. De cette lutte sortirons-nous grandis, si tant est qu’on en sorte jamais ? Peut-être. Mais en un sens encore inouï de la grandeur, au sens de la “ nouvelle grandeur ” qu’évoque Nietzsche : “ Ne pas voir la nouvelle grandeur ni au-dessus ni hors de soi-même, mais en faire une nouvelle fonction de nous-mêmes ”
62, – ou, pour le dire autrement : “ ... penser, non pas un sens extraordinaire de l’existence, mais l’existence toute seule, toute nue, en tant que sens ”
63. Question de courage non moins que de probité : vertus nietzschéennes, s’il en est.