On trouve dans la
Théorie esthétique d’Adorno une définition de l’art moderne qui, malgré sa particulière complexité, pourrait constituer une intéressante contribution à une réflexion sur la modernité en général. Bien qu’écrite au plus tard à la fin des années soixante, elle pourrait en effet nous aider à sortir de l’alternative peut-être trop exclusive dans laquelle les débats récents sur cette question ont souvent tendu à s’enfermer, entre la nostalgie d’une “ raison substantielle ” dont l’évocation justifierait la reprise et la continuation du “ projet moderne ”, c’est-à-dire de l’
Aufklärung, et une fascination du sublime et de l’imprésentable qui, motivant une définition essentiellement esthétique du moderne et du postmoderne, abandonnait peut-être trop rapidement les champs de la rationalité pratique, particulièrement celui du politique
1.
2Le passage, que nous n’aurons vraiment compris qu’après être remontés aux pages qui le précédent et le préparent, énonce ceci :
- 2 . Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, traduction Marc Jimenez, Klincksieck, 1995, p. 45.
“ Les signes de la dislocation sont le sceau d’authenticité de l’art moderne, ce par quoi il nie désespérément la clôture du toujours-semblable. L’explosion est l’un de ses invariants. L’énergie anti-traditionaliste devient un tourbillon vorace. Dans cette mesure, l’art moderne est un mythe tourné contre lui-même ; son caractère intemporel devient catastrophe de l’instant qui brise la continuité temporelle. ”
2 3On reconnaît là le style inévitablement parataxique d’Adorno, qui juxtapose des affirmations sans indiquer les liaisons grâce auxquelles nous pourrions deviner la construction d’ensemble de l’argumentation. Le lecteur est ainsi sommé de participer à la construction du sens, qui ne lui est pas livré comme une entité achevée mais ne peut apparaître que par l’effort d’une lecture en quelque sorte co-productrice. Sans doute cela a-t-il quelque chose à voir avec ce que notre passage avance quant à l’art moderne ; il nous faudra, au terme de la nécessaire explicitation qui vient, tenter de faire retour sur ce point.
La dislocation 4L’indication la plus aisément appréhendable – mais aussi la plus apparemment banale – est celle qui concerne l’“ explosion ”, la “ dislocation ”, l’“ énergie anti-traditionaliste ”. Cette dimension polémique de l’art moderne est fréquemment attestée par des observateurs différents, et Adorno ne cesse de la souligner à son tour. Elle est expliquée chez lui par ce qu’il nomme la “ crise de l’apparence ”
3, et par l’injonction à laquelle les artistes seraient soumis de ne pas idéaliser, dans des œuvres accomplies et harmonieuses, une réalité dans laquelle les contradictions auraient désormais pris la forme de l’irréconciliable. Pour ne pas mentir sur l’état du monde, il faut attester cet irréconciliable, et pour cela ne pas conduire la production des œuvres jusqu’au point où, conformes à un idéal “ classique ” désormais banni, elles se refermeraient sur elles-mêmes, se présenteraient comme des unités ou des totalités manifestant avec bonheur l’adéquation réussie de leur intention et de leur texture matérielle. C’est précisément cette adéquation qu’Adorno nomme “ apparence ” – au sens de la belle apparence, de l’harmonie –, et c’est précisément elle dont l’art moderne doit rendre tangible la “ crise ”, le terrible déclin historique. Il ne peut le faire que par l’exercice constant et résolu de ce que notre texte appelle la “ dislocation ”, c’est-à-dire en faisant “ exploser ” la forme de telle sorte que celle-ci soit toujours comme à côté de son lieu propre, exilée, incapable à jamais de faire retour sur un site qui soit celui de son identité, privée de toute habitation tranquille de son propre corps comme de sa propre demeure. La dislocation condamne les œuvres à errer autour de leur vérité propre, à la vivre comme un manque ou, ce qui dans une certaine mesure revient au même, comme une promesse. À cette “ vérité ” d’ordre ontologique et topologique se substitue alors une autre “ vérité ”, sans doute beaucoup plus éthique qu’esthétique, qui consiste à assumer le retrait de la première. L’art moderne est “ vrai ” – notre texte parle de “ sceau d’authenticité ” – lorsqu’il ne ment pas, c’est-à-dire quand il ne tombe pas dans l’illusion d’avoir un lieu, quand il résiste au désir, par ailleurs sans doute inexpugnable, de retrouver, dans l’achèvement de la composition, l’Ithaque qui mettrait fin et donnerait sens à la production de l’œuvre, à sa genèse comme à sa téléologie.
- 3 . Cf. ibid., p. 147 et suivantes.
5La production artistique, à l’époque moderne, semble donc ne pouvoir être “ vraie ” que quand elle se retourne en quelque sorte contre elle-même, contre le désir d’accomplissement qui a contribué à engager le mouvement de la production de l’œuvre, quand elle organise concrètement sa résistance à ce qui en elle l’entraîne vers des affirmations sédentaires, voire enracinées. Le mode d’expression même de l’art – la forme, l’œuvre –, dans la mesure où il tend à l’achèvement et à la perfection, devient alors le principal et le plus immédiat obstacle à l’autre désir qui le meut, celui d’être expression “ vraie ”. La forme est avant tout autre qualification l’espace d’une telle tension, d’un tel conflit ; et l’on peut penser que l’art devient alors pour Adorno, loin de toute préoccupation esthétisante, l’un des domaines dans lesquels se laisse deviner le destin moderne, nécessairement tendu et irréconcilié, de la “ vérité ” et de son expression. Si la question de l’art lui paraît si importante, c’est sans doute parce que, au-delà de l’intérêt qu’il porte aux enjeux particuliers des arts et des esthétiques, il reconnaît en elle un poste d’observation éminent depuis lequel peut apparaître avec une relative netteté ce qu’il arrive, en notre temps, au désir de vérité.
6Autrement dit, comme l’écrit quelque part Octavio Paz, “ une œuvre est moderne quand dans sa texture est inclue la critique ”, affirmation dans laquelle il faudrait souligner l’immanence de la dimension polémique et supposer que cette critique est en tout premier lieu une auto-critique. Cette caractéristique constituerait la spécificité de la dénonciation moderne, qui ne préserverait pas l’intégrité formelle de l’œuvre dénonciatrice, mais “ vivrait ” la contestation, l’opposition ou la contradiction jusque dans sa “ texture ”, dans l’éclatement, la déliaison, la rupture de continuité spatiale que la charge critique impose à la construction même.
Le toujours-semblable 7Quand Adorno reprend ici cette idée, souvent évoquée par lui et par bien d’autres commentateurs de la modernité artistique, il ajoute cependant quelques suggestions qui rendent plus complexe son acception. Pourquoi en effet écrit-il que l’art moderne “ nie
désespérément la clôture du déjà-semblable ” ? Pourquoi présente-t-il l’“ énergie anti-traditionaliste ”, celle qui se retourne à tout moment contre l’idéal classique de la complétude et de l’harmonie, comme un “ tourbillon vorace ”, laissant alors entendre que l’œuvre moderne est entraînée dans un mouvement qu’elle ne contrôle pas, dont elle pourrait même être, d’une façon ou d’une autre, la victime ? Pourquoi enfin souligne-t-il le paradoxe d’un art dont “ l’explosion ” deviendrait l’un des “ invariants ”, ce qui malgré tout, malgré la situation de crise permanente dans laquelle, on l’a vu, se trouve nécessairement l’œuvre moderne, ne manque pas d’être logiquement difficile à comprendre ?
8Pour approcher ces questions, il convient sans doute de remarquer d’abord qu’elles supposent, quant à l’art moderne, une disposition particulière de l’espace et du temps. Il semble en effet que la signification de la production artistique moderne soit constamment recherchée par Adorno en référence à une totalité spatiale et temporelle, comme si l’œuvre, pour se faire, devait d’abord écarter le règne dominateur d’une forme massive, arrêtée, paralysée. Cette méduse est ici nommée : “ la clôture du toujours-semblable ”. Cette expression ne désigne sans doute pas tant le classicisme (dont on a vu qu’en effet il relevait pour Adorno d’un idéal dénégateur de la temporalité et d’un désir de parachèvement, mais dont il souligne aussi par ailleurs la puissance créatrice, innovante, inventive) que la fixation tardive de cet idéal dans des formes “ néo-classiques ” investies, dans l’art “ officiel ” ou “ bourgeois ” du xix
e siècle, de toutes les qualités et de toutes les valeurs de la dignité, du sérieux, de la rationalité et de la profondeur. Il n’est pas rare de déceler ainsi, dans les pages de la
Théorie esthétique qui s’en prennent le plus explicitement à cette posture artistico-morale jugée conservatrice, un souffle “ tragique ”, hérité d’une révolte à la fois esthétique et politique, dont l’analyse évoquerait aussi bien Nietzsche que les Sécessions modernistes du début du xx
e siècle, aussi bien Benjamin que les avant-gardes contemporaines de la Première Guerre mondiale ou lui succédant immédiatement. La radicalité d’Adorno peut ainsi sembler solidaire d’une vision du Nouveau selon laquelle celui-ci ne peut émerger que dans un geste de résistance envers une pesanteur de l’être, de l’institué, du constitué, dont la domination cependant ne peut être totalement ébranlée. L’appel au devenir, au mouvement, au passage, qui retentit dans le fait même de la dislocation, ne vient pourtant jamais à bout de cette insistance ou persistance qu’Adorno hésiterait certes à qualifier d’ontologique, mais dont il trouve la forme la plus aboutie et la plus autoritaire dans les modes d’organisation politique, sociale, idéologique, artistique, qui s’imposèrent au xix
e siècle et qui amenèrent l’Europe aux monstrueuses déflagrations qu’elle a connues au xx
e siècle. Ces modes trouveraient en effet leur ressource et leur puissance dans une énergie réactive, dénégatrice de l’espacement et de la temporalisation, singulièrement étouffante parce que sans cesse contrainte d’affirmer une identité précisément soustraite à tout processus comme à toute métamorphose.
L’invariant 9L’inspiration la plus fréquente d’Adorno l’amène cependant à se méfier de toutes les résistances immédiates, de toutes les formes de révolte spontanées. On lit souvent chez lui une dénonciation virulente de ce qui lui paraît constituer l’illusion d’une pure positivité alternative, comme si le fait d’opposer simplement à la domination mortifère l’affirmation d’un autre ordre ou d’une autre vitalité relevait immanquablement d’un désir infantile, d’une régression dans le ludique et l’inarticulé, voire dans la coupable séduction de l’archaïque. La revendication du “ primitif ” lui semble solidaire de la barbarie, comme son autre face, dissimulée sous une phrase révolutionnaire.
10La façon dont le passage que nous sommes en train de lire présente le moderne porte les traces de cette méfiance et de cette dénonciation, aussi bien dans sa lettre, en effet parataxique, que dans son contenu, rapidement paradoxal. Car la force d’émancipation qu’il décèle dans la dislocation moderne ne nous conduit pas sur le seuil d’un état de liberté sans entraves, mais plutôt dans l’espace d’un conflit apparemment sans résolution définitive, comme si le geste de la révolte ne parvenait jamais à se défaire totalement de l’emprise de ce contre quoi il se lève. C’est sans doute la raison pour laquelle l’art moderne est une négation
désespérée : cela ne serait pas dû seulement au fait trop évident que l’adversaire, beaucoup trop puissant, ne saurait être détruit par la seule vertu d’une proposition artistique, espoir qui fut pourtant entretenu par les avant-gardes, condamnées par cela même à une certaine naïveté, même dans leurs expressions les plus légitimes ; l’affaire, semble-t-il, est plus grave encore : elle tient à ceci, que les moyens mêmes de la négation, jusque dans leur radicalité, reconduisent quelque chose de l’état qu’ils devraient pourtant contribuer à nier. La rhétorique même de la révolte, son langage, sont encore, malgré eux, une manière d’approuver ce que pourtant ils exècrent le plus explicitement. Il en va un peu ici comme dans l’intuition nietzschéenne selon laquelle la grammaire est déjà, et de façon inexpugnable, la vérification d’une métaphysique que cependant l’on croit pouvoir écarter, la réinstallant dans ses droits par le seul acte de la parole, même le plus critique.
11Pareillement la langue de l’art, même quand elle montre sans ambiguïté “ les signes de la dislocation ”, ne peut éviter de réaffirmer les privilèges du lieu, de la clôture, de la permanence : non pas dans ce que cet art signifie, mais dans le fait que, quoi qu’il ait à dire, il le dit et le signifie. Le langage artistique est toujours impur ; et s’il inquiète par là, comme dans le classicisme, la souveraineté d’une “ vérité ” métaphysique qu’il voudrait pourtant désigner de façon équivoque – il est alors contestataire, même quand il se met au service des valeurs les plus “ hautes ”, parce qu’il les signifie artistiquement, c’est-à-dire de façon impure et inadéquate –, il ne peut éviter, de la même façon, de “ trahir ” les exigences éthiques qu’il s’impose quand, soucieux de dénoncer l’illusion de toutes les valeurs, il prétend parler au nom d’une probité sans faille – il peut alors toujours être suspecté de bâtir des mensonges, puisque la langue dans laquelle il signifie cette probité est tout aussi impure et inadéquate que celle qu’il parlait pour glorifier les valeurs.
12L’esthétique d’Adorno apparaît dans son ensemble comme une impressionnante méditation sur cette sorte de perpétuelle déception, sur un
double bind dont l’art moderne n’est pas plus émancipé, à ses yeux, que les arts du passé. On pourrait même supposer qu’il en est plus dépendant encore, dans la mesure précisément où, intrinsèquement polémique et auto-critique, il représente le moment de révélation de cette inévitable contrainte : parce qu’il ne se nourrit plus de l’illusion d’illustrer “ la vérité ”, parce qu’il se refuse à lui-même le luxe d’une telle
distraction, il se trouve directement confronté, démuni et privé de toute échappatoire, à cette indépassable conflictualité, dont il subit les effets dans sa texture ou dans sa textualité même, dans sa phénoménalité la plus immanente.
13En l’occurrence, cela se marque dans le fait que si l’art moderne est bien en effet, authentiquement, dislocation, le geste même qu’il accomplit – l’explosion – devient un “ invariant ”. Paradoxalement – mais ce paradoxe lui est constitutif, fait partie de lui-même – il ne nie le “ toujours semblable ” qu’en effectuant toujours, de la même façon, dans la répétition, le même acte de négation. Et certes, on pourra dire que cet acte est chaque fois un refus ; mais à la singularité lexicale de chaque refus s’oppose la réalité syntaxique ou grammaticale, selon laquelle chacun réitère une même disposition à refuser. Ainsi, le “ semblable ” se dit encore au cœur même de sa contestation. Cette contrainte est une disposition essentielle du Nouveau tel qu’Adorno le comprend. Les pages qui précèdent immédiatement notre extrait en explicitent l’importance ; elles devraient nous permettre d’aborder enfin l’acception particulière qu’Adorno retient de la notion de mythe, qui résume en elle tout ce que nous venons de voir.
La modernité abstraite 14Il ne s’agit pas là en effet seulement de l’idée devenue banale selon laquelle il existe une “ tradition du nouveau ”, un conformisme de l’originalité, un dogmatisme de l’anti-dogmatisme ; cette idée serait aujourd’hui négligeable, si de récentes polémiques autour de l’art contemporain ne l’avaient pas laborieusement remise sur la sellette et si, malgré son caractère éculé, elle n’avait pas été une nouvelle fois claironnée comme une printanière trouvaille. Mais la pensée d’Adorno est éloignée de ces facilités idéologiques ; la contrainte qu’elle évoque est philosophiquement beaucoup plus signifiante. Elle engage en fait toute la spécificité de l’inscription historique de l’art moderne, toute la difficile situation d’une pratique inexorablement confrontée à un différend temporel qu’elle manifeste, dont elle fait l’expérience, mais qu’elle ne peut trancher.
15“ La nouveauté abstraite est susceptible de stagner et de se changer en toujours-semblable ”
4 : cette affirmation pourrait être comprise en un sens seulement “ technique ”, comme la dénonciation d’une pratique qui, nouvelle un jour, serait ensuite tombée dans la facilité de la répétition ou du suivisme. Mais il y a, dans la page que nous lisons, autre chose encore : la question de la répétition technique est rapportée à la dialectique du Nouveau et de l’Ancien, comme si d’une certaine manière la répétition était l’horizon constant de l’art moderne, et comme si la menace du “ toujours-semblable ” témoignait d’une impossible régulation de la relation entre le Nouveau et l’Ancien. Ce qu’est en effet la “ nouveauté abstraite ”, Adorno le suggère, quelques lignes plus haut, en pensant à Baudelaire :
“ La modernité est abstraite en vertu de sa relation avec ce qui l’a précédée. Inconciliable avec la magie, elle est incapable de dire ce qui n’existe pas encore et cependant elle s’efforce de le faire pour lutter contre la honte que constitue le toujours-semblable : c’est pourquoi les cryptogrammes baudelairiens de la modernité placent la nouveauté sur le même plan que l’inconnu, que le
telos caché, et l’assimilent – en raison de son incommensurabilité avec le toujours-semblable – à l’horrible, au
goût du néant. ”
5 16L’abstraction de la modernité tient à ceci qu’elle est le désir d’un Nouveau qu’elle ne peut cependant ni nommer, ni figurer. Parce qu’elle n’est pas capable de le fixer dans une représentation objective, le Nouveau devient pour elle-même, qui pourtant l’affirme péremptoirement, un impénétrable mystère. L’art moderne se trouve ainsi placé entre deux objectivités ou concrétudes, entre deux présences : l’ordre apparemment intangible du monde pétrifié, qu’il refuse impétueusement, et la “ chose même ” du Nouveau, qu’il ne peut cependant atteindre. Il se déploie dans un espace incertain, dont les contours ne sont pas fixes, et qu’il ne peut ni arpenter ni circoncrire. Sa capacité d’effectuer des dislocations lui vient d’abord de ce qu’il campe sur une aire à laquelle il ne peut jamais accorder les caractéristiques d’un véritable lieu ou d’une propriété clairement dessinée. Mais inversement, ce balancement dans l’abstraction, à quoi le condamne d’abord son refus du toujours-semblable et de l’Ancien, présente le risque toujours menaçant d’une répétition effrénée de l’un et de l’autre. Le mystère, l’inconnu, le destin caché du Nouveau peuvent toujours être hypostasiés, posés comme des entités, voire comme des divinités : le Nouveau apparaît alors comme une réalité substantielle, d’autant plus fascinante que sa constitution échappe, d’autant plus contraignante que sa présence est posée comme une évidence inarticulée, opaque, inatteignable. Le geste par lequel il s’agissait de se détourner du toujours-semblable se transforme alors en affirmation d’un toujours-semblable nouveau, pire que le premier, plus dominateur encore, puisque plus abstrait, plus dissocié de toute concrétude, de tout procès de production. La passion du Nouveau comporte en son plus intime une fascination pour des forces occultes qu’en son abstraction elle côtoie, et qu’elle peut contribuer à déchaîner. Adorno rejoint là le Thomas Mann du
Docteur Faustus : contrairement à l’approbation naïve de la modernité, qui par principe voit en elle un progrès de la liberté et de la rationalité, il scrute sans complaisance ce que la nécessité de l’innovation radicale laisse revenir comme inquiétants fantômes. C’est pour lui une façon de prendre au sérieux l’art moderne, de lui reconnaître une “ teneur en vérité ” que lui dénient sans doute aussi bien ses laudateurs inconditionnels que ses détracteurs systématiques, qui les uns et les autres ne soupçonnent pas la part de danger que comporte aujourd’hui le service de la vérité, quand il s’exerce dans le contexte de la “ nouveauté abstraite ”.