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 L’universel inquiété

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04122010
مُساهمةL’universel inquiété

Français

La proclamation incessante de l’universalité des droits de l’homme et le constat de la mondialisation coexistent aujourd’hui étonnamment avec la montée en puissance de divers particularismes et différentialismes – auxquels le mouvement communautarien venu des États-Unis n’est pas étranger – dont on peut craindre qu’ils n’aboutissent finalement à la dissolution de l’idée même de peuple. La question se pose alors de savoir si l’universalisme des Lumières peut être maintenu, et, dans l’affirmative, à quel prix et à quelles conditions. Il est sûr, en tout cas, que le principe de tolérance ne doit pas s’effondrer en reconnaissance pure et simple du droit du plus fort.
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1À notre époque on peut s’interroger sur un paradoxe qui a peut-être la forme aiguë d’une contradiction. La notion d’universalité se répand dans les domaines les plus divers : qui ne se réclame aujourd’hui des droits universels de l’homme ? Le phénomène de la mondialisation – au moins dans sa signification économique – semble inéluctable. La dénonciation par certains des crimes contre l’humanité (dont sont exclus les crimes dits de guerre...) repose bien sur la conviction respectable que l’humanité est en elle-même une valeur universelle. Et cependant on assiste à des revendications qui opposent à l’universel valable identiquement pour tous, le droit à la particularité, le droit à la différence des minorités, des cultures dites nationales, des sexes, des religions, etc. (Il ne sera pas question ici du fait religieux ; mais on peut rappeler que catholique signifie précisément dans son origine grecque, universel !)
2La notion d’universel prend sens dans les champs juridique, culturel, éthique, politique. Elle apparaît tout particulièrement dans les déclarations des droits (et s’il faut les déclarer c’est bien qu’ils ne sont pas spontanément admis, ni respectés) qui se développent au moment de l’indépendance des colonies anglaises d’Amérique en juin 1776. Comment apparaît la notion d’universel dans cette déclaration ? Elle est présente fondamentalement parce qu’elle s’adresse à l’humanité tout entière : « Tous les hommes sont par nature libres et indépendants et ont certains droits inhérents... ».
3C’est en août et octobre 1789 que l’Assemblée nationale produit en France la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. L’universel habite ce texte dès l’article premier : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ; les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ».
4Les textes fondateurs de la Société des Nations après la guerre de 1914-18 et de l’Organisation des Nations Unies après la guerre de 1940 affirment le même souci de l’Universel. La déclaration, en 1948, émise par l’ONU, est explicite : « Déclaration universelle des droits de l’homme ».
5Le sens juridique, éthique, politique du terme universel, dès les déclarations citées, semble bien hérité de la philosophie des Lumières qui se développe en Europe au xviiie siècle. La philosophie de Kant a eu à cet égard un poids exemplaire, sans doute parce qu’une théorie de la liberté (les hommes, dit-on, sont libres et égaux et ce, par nature) et de l’égalité ne peut faire l’économie d’une référence – fut-elle implicite – à cette philosophie. On peut ici rappeler que le « livre de chevet » du président Wilson (SDN) était le Projet de paix perpétuelle de Kant.
6Qu’en est-il donc de l’universel selon Kant ? L’universel a d’abord une dimension théorique, logique, scientifique. Un jugement universel porte sur tous les cas d’un domaine donné ; en ce sens, il a une quantité, il implique une unité. Que les lois de la nature soient universelles et nécessaires n’est pas aujourd’hui mis en question même si une physique non-newtonienne, ou des géométries non-euclidiennes ont pu être élaborées.
7Mais, selon Kant, l’universel joue aussi fondamentalement, dans l’ordre de la pratique, entendons par là ce qui est possible par volonté, par liberté. Être libre – et la liberté culmine dans l’exercice de la loi morale – c’est pouvoir ériger la maxime de son action en loi universelle. La formule dernière de la loi morale implique que je traite toujours autrui comme une fin – une personne – et jamais simplement comme un moyen.
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9Que peut-on retenir aujourd’hui de cet optimisme éclairé ?
10Soulignons d’abord quelques difficultés : si le droit naturel (fondement des droits de l’homme) appartient par définition à tous, il reste que dans les institution juridiques, de fait, tous n’ont pas les mêmes droits. Ainsi Kant entend – comme il est coutume de son temps, et n’est-ce pas le cas aujourd’hui – par droit privé la capacité de passer des contrats. Or pour contracter entre individus encore est-il qu’il faut posséder quelque chose. Et tout le monde n’est pas propriétaire (essentiellement, à l’époque, du sol). Kant refuse l’idée anglaise d’origine que c’est par le travail que l’homme accède à la propriété (c’est bien la réalité prussienne qu’il constate : l’aristocrate est possédant et ne travaille pas ; il y a des hommes qui travaillent et qui ne possèdent rien). Kant ne justifie pas sur ce point, il constate. Sans doute la Déclaration des droits du 26 août 1789 admet qu’en droit tout homme peut être propriétaire. Certes, mais en fait ? Si l’on peut sur la question de la propriété être kantien aujourd’hui, c’est dans l’exacte mesure où on fait un constat réaliste.
11Du point de vue politique, la question se pose dans l’ordre du droit dit civil public : qui a le droit de vote ? (dans la République selon Kant). Ce droit exclut les femmes (courant à l’époque, sauf quelques exceptions en France : Condorcet, Olympe de Gouge, etc.) ; ne votent pas non plus les salariés, les domestiques parce qu’ils sont dépendants d’un employeur, d’un maître (cf. le contrat de salariat décrit par Marx dans Le Capital comme un contrat de dupe). Selon Kant donc se dessine une fracture entre l’ordre éthique et l’ordre juridico-politique. Tout être humain est libre par nature. Il est libre de faire son devoir. Mais devoir faire son devoir : obéir à la loi morale, n’implique pas qu’on ait des droits politiques, etc. Tout se passe comme si l’universel se divisait. Peut-on ici être kantien aujourd’hui ? De bonnes consciences protesteront. Mais enfin, en France, les femmes dans notre démocratie ne votent que depuis 1945 ! Femmes, salariés, domestiques restent politiquement des mineurs (pas les fonctionnaires !) Peuvent-ils alors accéder à la majorité, à la liberté de penser, de s’exprimer qui cependant définissent selon Kant l’accès aux Lumières ?
12Peut-on admettre aujourd’hui ce postulat, cette conviction inhérents à l’esprit des Lumières, savoir que l’histoire de l’espèce humaine est traversée par un progrès indéfini, même s’il passe par des formes négatives ? On pourrait en douter. N’est-ce pas comme on pourrait le soutenir la conception « terroriste » de l’histoire – tout va vers le pire – que Kant dénonçait, qui tout compte fait triomphe aujourd’hui ? Ou encore la théorie abdéritiste décrite et rejetée par Kant qui a droit de cité ? Tout se répète, recommence, dans une sorte de circularité. Kant ne le pense pas plus que Marx ne le pensera : si l’histoire se répète, elle bégaie.
13Enfin peut-on être kantien aujourd’hui alors même que Kant condamne le droit de résistance à l’oppression (droit que reconnaît dans l’article II, la Déclaration de 1789, droit que reprend la Déclaration universelle des droits de l’ONU) ?
14Si Kant condamne ce droit qui à ses yeux n’en est pas un, c’est que la résistance, l’insurrection est un viol du droit qu’incarne le pouvoir établi. Or on ne peut changer le droit par un viol du droit. Ainsi il condamne l’action révolutionnaire ; française (et particulièrement le régicide qui s’est accompagné – quelle horreur ! – d’un procès prétendu légal).
15Et pourtant ! La Révolution française déchaîne aux yeux du spectateur (non de l’acteur) un sentiment proche de l’enthousiasme. Ne réalise-t-elle pas d’un seul coup (sans s’empêtrer dans une multiplicité de réformes lentes) l’Idée de la Raison, l’Idée de liberté ? De plus, encore une fois, Kant constate : on a beau condamner la Révolution, si elle a réussi, il faut désormais se soumettre à la légalité nouvelle. La réalisation de l’Idée n’est pas étrangère à la violence.
16Sur ce point on peut – on doit ? – rester kantien aujourd’hui, à moins qu’on estime que la notion de révolution est une vieille lune.
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18Pour suivre le fil conducteur que j’ai adopté : si la philosophie kantienne met en son centre la notion de rationalité et d’universalité, que devient aujourd’hui le concept d’universalité ? Je prendrai, parce qu’elle me semble caractéristique, dans plusieurs de ses aspects certaines théories qui se sont développées aujourd’hui dans l’ordre juridique et politique, surtout aux USA. Il est nécessaire de faire un sort – même allusif – 1) à la pensée de John Rawles parce que son rapport à Kant est significatif d’une évolution qui peut inquiéter un kantien ordinaire, et 2) au courant US du communautarisme pour lequel l’universel a quitté la scène socio-politique des actions humaines.
19John Rawls (né en 1921 – Professeur à Harvard, USA)
20Publié en 1971, « Theory of justice » (traduct. française 1987) aux USA, ce livre a un impact considérable, surtout chez les juristes. Est-ce dû au rôle pré-éminent accordé à la liberté pour les Américains, toujours persuadés qu’ils en sont les défenseurs inconstestablement le plus efficaces ? On fit de Rawls un des champions du libéralisme lié au développement d’une économie elle-même libérale, face aux formes menaçantes des socialismes.
21Qu’en est-il, et surtout quel peut être le rapport de Rawls à Kant ?
22Rawls prend parti contre l’utilitarisme qui, à ses yeux, favorise essentiellement la recherche du bien-être et ainsi néglige l’inviolabilité de l’individu. Selon Rawls, il s’agit de savoir sur quels principes et quel type d’institutions peut être fondée une société juste, c’est-à-dire une démocratie libérale. La justice est le résultat d’un procès de négociation au cours duquel des individus sans doute soucieux de leur propre intérêt établissent un accord ; on trouve ici un écho des théories du contrat social dans la lignée de Locke et de Rousseau mais non pas tant pour fonder le politique que la justice sociale.

  • 1 . Théorie de la justice, § 39.

23Deux principes fondamentaux président à l’instauration de la justice. Le premier garantit les libertés fondamentales : de parole, d’expression, de participation politique, de culte). La liberté ne peut être limitée qu’au nom de la liberté elle-même 1. Le deuxième principe consiste à minimiser les inégalités (et ce en particulier dans le domaine économique). Il s’agit là de la justice définie comme équité (fairness) : elle tient compte des contenus, des répartitions relatives entre les individus. Mais il s’agit en fait d’une théorie générale de la justice comme équité : tous les biens premiers sociaux (il n’y a de justice qu’en société), c’est-à-dire la liberté, les revenus, la richesse, les bases du respect de soi, doivent être répartis également à moins qu’une répartition inégale de tout ou d’une partie de ces biens ne soit profitable aux plus désavantagés (car il y en a !).

24Rawls imagine une situation fictive ou « position originelle » comme condition de possibilité du retour dans le monde réel en sélectionnant les principes de justice qui gouverneront les individus ; ils choisiraient la justice comme équité et non l’utilitarisme. Cette situation hypothétique est dite « voile d’ignorance » : les individus ne savent ni leur situation sociale ni leurs finalités dans l’existence. Ils savent seulement que certains biens, dits biens premiers, liberté, richesse, revenus, respect de soi, sont nécessaires pour mener une bonne vie. Le choix effectué s’oppose à des choix dont les résultats seraient rationnellement intolérables (ainsi l’aristocratie qui implique le servage ; soit, mais ne peut-on objecter que la jeune démocratie, pourtant libérale, en Amérique, n’a pas été elle aussi esclavagiste ?).
25L’objet de la cohésion sociale est donc la justice comme consensus de recoupement, recouvrement, chevauchement (overlapping consensus) qui permet non pas d’abolir les différences – (Rawls est pluraliste) mais de les intégrer dans une totalité cohérente où les libertés sont sauvegardées. Il ne s’agit pas d’un compromis, de concessions, mais d’un accord raisonnable.

  • 2 . Cf. Théorie de la Justice, p. 289, § 40.

26Rawls s’est réclamé de Kant tout particulièrement en ce que la liberté est un bien rationnel-raisonnable, universel. Obéir aux règles qui garantissent les biens premiers de l’homme, c’est agir selon l’impératif catégorique 2.

27On peut objecter qu’à part l’affirmation de l’universalisme, le kantisme de Rawls est bien réduit. On peut en particulier rappeler que pour Kant la liberté n’est pas un bien fut-ce premier : elle est l’être de l’homme. De plus, revenus et richesses ne sauraient être mis sur le même pied – biens premiers – que la liberté. Pour un kantien, Rawls l’américain sombre dans l’empirisme.
28Rawls, à la fin des années 1980, prend de la distance par rapport à son ouvrage Théorie de la Justice. Il affirme désormais dans Kantian constructivism in moral theory qu’il faut trouver des règles non pas universelles mais appropriées à des sociétés modernes, et tout particulièrement aux USA. Il faut tenir compte de la diversité qui caractérise toute société. En cela, Rawls semble bien prendre en considération le mouvement communaurariste qui se développe aux USA à partir des années 1980. La notion de communauté refait surface, en liaison avec un « retour » à l’idée hégélienne que l’universalisme reste une abstraction sans doute « éclairée » mais vide. Les communautés qu’auraient négligées les théories libérales sont à protéger dans leurs diversités, leurs différences. Signalons quelques textes « fondateurs » du communautarisme : Liberalism and the limits of justice de Michael Sandel (Cambridge, 1982), Spheres of justice, a defence of pluralism and equality de Michael Walzer (Oxford, 1983, traduction en 1996, au Seuil), After virtue, a study in moral theory de Mac Intyre (Londres, 1981) Philosophy and the human sciences de Charles Taylor (Cambridge, 1985, traduction 1996, aux PUF).
29En Allemagne, à partir des années 1990, se développe un courant de type communautarien. Ici encore, c’est un héritage hégélien qui est revendiqué. Le courant principal (Habermas, Apel, Wellmer, Honneth) constitue l’Éthique de la Discussion : il n’y aurait plus de lien organique entre l’éthique et le juridique. C’est à la structure juridique qu’il appartient de déterminer les conditions dans lesquelles les valeurs éthiques peuvent se développer. C’est en quoi la conscience morale kantienne serait frappée de solipsisme.
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31En guise de conclusion
32Dans ces courants communautariens (USA et Allemagne, sans négliger les différences), il apparaît que la reconnaissance des diversités morales, politiques, culturelles qui peut après tout passer pour une forme de tolérance, aboutit de fait à mettre en question l’universalité qui a pu fonder, à l’époque des Lumières en particulier, l’unité et l’égalité au moins présomptive de l’espèce humaine. La revendication sans doute légitime du droit à la différence contre la domination des plus forts (la culture occidentale à cet égard a les mains sales) risque fort, si elle s’isole, de sombrer dans des particularismes tellement spécifiés qu’on voit s’effondrer l’unité non seulement de l’espèce, mais d’un peuple. Telle communauté peut alors revendiquer sa différence mais inévitablement sa supériorité. L’histoire contemporaine est riche en exemples. Les conflits, les guerres civiles sont-elles alors évitables ? Affirmer qu’il faut laisser les différences communautaires en l’état, n’est-ce pas aussi subrepticement restaurer la possibilité que tout compte fait, c’est le plus fort qui gagne ? Notre époque semble souffrir d’une contradiction : on n’a jamais autant parlé de droits de l’homme dont on déclare qu’ils sont universels. Mais certains affirment l’irréductibilité des différences. On assiste à un « réveil » des nationalités, des « régions », on revendique la pluralité en tous domaines : les religions, les langues, etc.
33Mettre en lumière l’universalité des droits de l’homme ne peut éviter la question : sur quoi peut-on les fonder ? Non plus de façon classique sur l’existence d’un suprême créateur. Sur la nature ? Mais qu’est la nature ? Ne faut-il pas ici effectuer un retour à Kant et fonder ces droits sur une exigence morale, c’est-à-dire tout compte fait sur la liberté ? C’est bien la menace qui pèse partout sur la liberté, sur les libertés qu’avait repérées le Siècle des Lumières, et par excellence, Kant. Peut-on aujourd’hui trouver dans cette philosophie un moyen de lutter contre les dogmatismes, les fanatismes renaissants ? Kant est le philosophe qui met en lumière que la Raison tend toujours à dépasser ses propres limites : nous ne connaissons que des phénomènes et chaque fois que la raison prétend aller au-delà, elle sombre dans l’apparence, dans l’illusion ; alors le dogmatisme (qui affirme la possibilité de prouver l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme, la vérité d’une religion alors que la religion n’est qu’une représentation non éclairée...), le dogmatisme donc vire nécessairement au despotisme politique, à l’asservissement. Mais il faut bien comprendre que cette tentation est inscrite dans la nature même de la raison. Et c’est en quoi est toujours nécessaire une discipline de la raison. La mise en cause des valeurs rationnelles est, en tout domaine, l’œuvre d’une raison fourvoyée. Les Lumières sont sans cesse menacées de ruine par la Schwärmerei, l’extravagance illuminée. Kant apprend à quiconque veut l’entendre qu’il faut se méfier des rêves des « visionnaires ». Cette voie peut encore être entendue aujourd’hui. Est-ce encore une naïveté coupable que de l’admettre ?
34Le philosophe allemand-kantien Ernst Cassirer a écrit un livre admirable : La Philosophie des Lumières. C’était en Allemagne, en 1933.
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