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 Structure de l’argumentation de la conférence de Jean-Paul Sartre

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04122010
مُساهمةStructure de l’argumentation de la conférence de Jean-Paul Sartre

Structure de l’argumentation de la conférence de Jean-Paul Sartre

« Conscience de soi et connaissance de soi »
Manfred Frank
Résumé | Plan | Texte | Notes | Citation | Auteur
Résumés

Français English

Sartre n’a exposé qu’à une seule occasion de manière systématique sa théorie de la conscience de soi achevée : lors d’une conférence intitulée « Conscience de soi et connaissance de soi », donnée en 1947 à l’invitation de la Société française de Philosophie. L’objectif de cet article est de mettre en évidence la structure logique de son argumentation, afin de rendre le cours de sa pensée (ses prémisses, ses thèses et ses conclusions) aussi clair que possible.

Only once did Sartre proceed to a systematic exposé of his theory of self-consciousness and self-knowledge : during a conference entitled “Conscience de soi et connaissance de soi” that he gave in 1947, on invitation by the “Société française de Philosophie”. Our aim here is to emphasize the logical structure of his argumentation, so as to as make his thought process (his premisses, his theses and his conclusions) as clear as possible.
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Plan

Remarque préliminaire
Les prémisses de Sartre
Les objections traditionnelles
Les thèses de Sartre
Les caractères essentiels du « Cogito pré-réflexif »
Le détail des caractères du Cogito pré-réflexif
Conclusion
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Texte intégral

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Remarque préliminaire


1Sartre n’a exposé qu’à une seule occasion de manière systématique (avec toutes ses conséquences ontologiques) sa théorie de la conscience de soi achevée : lors d’une conférence intitulée Conscience de soi et connaissance de soi, donnée le 2 juin 1947 à l’invitation de la Société française de Philosophie 1. Bien qu’il en restât membre toute sa vie, ce fût là l’unique communication de Sartre devant cette société. Comme il était d’usage pour ces communications, un abrégé des thèses présentées, qui seront fondées et éventuellement justifiées par la suite, précède le texte de la conférence. Ce dernier présente tous les défauts d’un compte rendu de communication orale (répétitions, anacoluthes, mais aussi fautes d’expression), et bien que la conférence ait duré longtemps, Sartre n’est pas parvenu à justifier toutes ses thèses. Ainsi ne fait-il qu’indiquer, voire passe-t-il sous silence, les implications de sa théorie pour la temporalité du Pour-soi et pour l’Être-pour-autrui.

  • 1 . Publiée pour la première fois dans le Bulletin de la Société française de Philo­so­phie, XLIIe ann(...)



  • 2 . Traduction en allemand par Margot Fleischer et Hans Schöneberg, sous le titre – qui induit en erre(...)
  • 3 . Les Écrits de Sartre. Chronologie, bibliographie commentée, Paris, Gallimard, 1970, p. 191.
  • 4 . L’Être et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique, (désigné dans ce qui suit par l’abréviatio(...)

2Ce texte illustre mieux qu’aucun autre l’importance que Sartre a accordée dans toute sa première période, consacrée à l’ontologie phénoménologique, au thème de la conscience de soi (en tant que celle-ci se distingue de la connaissance de soi). Pourtant, cette conférence (dont la traduction allemande 2 laisse à désirer) n’a jamais fait l’objet d’une étude approfondie, ni même d’un examen. Certes, ainsi que l’affirment Michel Contat et Michel Rybalka dans leur bibliographie commentée3,Sartre y reprend en gros les thèses fondamentales de son ouvrage principal 4 ; mais il y expose de manière plus incisive, en constant dialogue avec Descartes – dont il n’hésite pas à se démarquer – la problématique de la « conscience de soi et [de la] connaissance de soi », laisse transparaître clairement son intention de trouver un fondement à la connaissance (ce qui était resté à l’arrière-plan dans L’Être et le Néant), et trouve à propos du « parallèle » entre régression ontologique et régression épistémologique des formulations éloquentes (ainsi l’être se laisse-t-il aussi peu réduire à l’être-perçu que la conscience de soi à la connaissance de soi). Ce qui apparaît, en outre, plus clairement que dans son ouvrage principal, est la manière dont Sartre se représente la progression de la détermination de la conscience non thétique – dans laquelle il ne doit y avoir aucune distinction entre sujet et objet – jusqu’au développement complet de la structure reflet-reflétant, dans laquelle il introduit volontiers une certaine réflexivité et avec elle une « esquisse de dualité ». La temporalité est désormais formulée dans sa dimension temporelle comme l’être de la conscience, dont le mode d’être est d’être ce qu’elle n’est pas (avenir), et de ne pas être ce qu’elle est (passé) (voir EN 1831).


  • 5 . Propos, Paris, à partir de 1903 (Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, éd. par.(...)
  • 6 . Spinoza, Paris, Alcan, 1894 ; La Modalité du jugement, Paris, Alcan, 1897 ; Les Étapes de la philo(...)
  • 7 . Les deux œuvres ayant le plus compté pour Sartre sont L’Imagination et les Ma­thématiques selon De(...)
  • 8 . Le Cogito dans la philosophie de Husserl, Paris, Aubier, 1941.
  • 9 . Sartre cite L’Idéalisme kantien, Paris, Vrin, 1932, rééd. en 1972, et un extrait de Das kantische(...)
  • 10 . Voir Jean Nabert, L’Expérience intérieure de la liberté, Paris, PUF, 1923 ; Élé­ments pour une éth(...)
  • 11 . Paul Ricœur, De l’interprétation. Essai sur Freud, Paris, Seuil, 1965,p. 52.

3Cette conférence présente un autre avantage par rapport à l’ouvrage principal de Sartre : l’auteur s’y réfère – pas toujours explicitement il est vrai – à divers théoriciens français de la conscience et de la conscience de soi d’avant la Seconde Guerre mondiale restés presque totalement inconnus en Allemagne, entre autres Alain (Émile Chartier) 5, Léon Brunschvicg 6, Émile Boutroux 7, Gaston Berger 8, Pierre Lachièze-Rey 9 ou Jean Nabert 10 (ce dernier, qui caractérisait sa philosophie comme une « philosophie de la réflexion » et que Ricœur nomma « Le successeur français de Fichte 11, se trouvait parmi les auditeurs de la conférence et intervint dans la discussion qui s’ensuivit).


  • 12 . Bonn, Bouvier, 1971 [traduction en français par E. Müller, Ph. Muller et M. Reinhardt, revue et au(...)

4Je dédie cette analyse à mon ami Gerhard Seel, dont la dissertation pionnière, Sartres Dialektik. Zur Methode und Begründung seiner Philosophie unter besonderer Berücksichtigung der Subjekts-, Zeit- und Werttheorie 12 m’a ouvert les yeux, il y a quelques décennies, sur la problématique conceptuelle complexe de l’ouvrage principal de Sartre, encore peu comprise à l’époque : elle reste encore de nos jours le meilleur travail sur le sujet.

5Dans ce qui suit, je tente simplement de mettre en évidence le mouvement de la pensée de Sartre lors de sa conférence de 1947, dans ses grandes lignes, en suivant pour cela le fil du texte effectivement publié. Je prendrai certes, à des fins herméneutiques, la liberté de rendre explicites certains présupposés théoriques dont Sartre use implicitement, voire confusément, dans sa conférence, ce qui n’en facilite pas la compréhension. Notre objectif n’est donc point de paraphraser Sartre, mais de dégager la structure logique de son argumentation – ses prémisses, ses thèses et ses conclusions – afin de rendre le cours de sa pensée aussi clair que possible.
6Commençons par les prémisses : Les prémisses de Sartre


7P1 : La philosophie doit partir du « Cogito ». Il ne saurait y avoir d’autre principe apodictique.

  • 13 . Karl Leonhard Reinhold, „Ueber das Bedürfniß, die Möglichkeit und die Eigenschaften eines allgemei(...)

8Commentaire : « apodictique » signifie une pensée dont la saisie implique nécessairement la (certitude de sa) vérité, c’est-à-dire ici la vérité analytique ou indubitabilité. Ou bien encore, d’après le célèbre article de Reinhold sur le principe suprême de la philosophie : « Je le nomme universellement valide, c’est-à-dire tel qu’il sera nécessairement reconnu comme vrai par toute personne qui le comprend. » 13


  • 14 . Roderick Chisholm, Theory of Knowledge, Englewood Cliffs, NJ, Prentice-Hall, 1966, 31989 ; The Fou(...)

9Remarque : à l’instar d’un Roderick Chisholm, par exemple 14, Sartre est un « fondamentaliste épistémologique », au sens où il croit que, sans un principe ne requérant lui-même plus de fondement, parce qu’il est immédiatement évident, il n’est pas possible de fonder un savoir par un autre sans tomber dans une régression à l’infini.

10P2 : La proposition de Descartes « Cogito » est sémantiquement ambiguë.
11Commentaire : on peut en effet l’entendre de deux manières :
P2a : « J’ai conscience » (« Je suis conscient »)
P2b : « J’ai connaissance » (« Je sais, je connais »).

  • 15 . « Des philosophes tels que Pierre Lachièze-Rey et Gaston Berger ont étu­dié le “cogito” chez Husse(...)

12Remarque : seule la seconde phrase est susceptible d’être vraie ou fausse, du fait qu’elle a la forme d’une « proposition » (Descartes parle à son propos de « vérité ») 15 ; la première phrase repose quant à elle sur une certitude immédiate, l’alternative vrai/faux n’étant pas envisageable (voir le commentaire de P1).

13P3 : La philosophie ne peut prendre le « cogito » comme point de départ que si elle l’entend dans le sens de P2a, ce que n’a point fait Descartes. Ce sens est celui du « Cogito pré-réflexif ». Le Cogito pré-réflexif fonde le Cogito réflexif ; ou encore : la conscience de soi fonde la connaissance de soi. Les objections traditionnelles


14O1 : Le Cogito est un abstrait, une forme pure, tant qu’on l’isole de son contenu [Inhalt] (de son cogitatum, que celui-ci soit un contenu [Gehalt] mental ou un référent réel).
15Remarque : Sartre pense que cette objection est valable. Il en tire même des conséquences externalistes radicales (vide infra T5, Remarque 1).
16O2a : « Cogito » n’exprime qu’une certitude (subjective). Il ne saurait fonder aucune vérité (objective).
17O2b : « Cogito » désigne un état mental (« instantané »). Il n’est pas possible de comprendre la temporalité du flux de la conscience à partir de lui.
18Remarque : Sartre tient O2a pour fausse et O2b pour vraie si l’on interprète le Cogito comme une connaissance (la connaissance ressortit au supra-temporel, c’est-à-dire à la vérité, ce qui n’est pas le cas de la conscience en tant que vécu réel ou « Erlebnis »).
19O3 : Le Cogito ne permet pas de comprendre l’autodétermination active ou la structure de projet du « Dasein » heideggerien (Le sujet détermine en effet sa manière d’être de façon autonome, parce qu’il ne dépend pas épistémiquement de l’être : voir T5, remarque 4).
20O4 : Interprété comme « connaissance », le Cogito ne renseigne ni sur son être, ni sur l’être du monde, car cette interprétation (la conscience et l’être ne sont effectivement connus qu’au travers d’un processus de connaissance) nous fait tomber dans des régressions à l’infini. Quand Descartes, s’inscrivant dans la tradition, tient le Cogito pour une substance, il le chosifie sans justification. Être objet n’est cependant pas être existant. Il s’ensuit que Descartes n’a pas rendu l’existence du Cogito compréhensible.
21Remarque : parler d’objectivité requiert des critères intersubjectifs communs ; Sartre est d’avis qu’on peut aussi les expliquer par des règles/synthèses entre les percepta, pris au sens de contenus [Gehalten] mentaux. Une telle unité n’est autre que l’essence d’une chose, qui n’a rien à voir avec son existence. L’existence ressortit à la question de fait « une telle synthèse entre les percepta (c’est-à-dire les phénomènes) existe-t-elle ? » et non à la question « en quoi consiste cette synthèse ? » (ce qu’elle est).
22O5 : Prendre le Cogito comme point de départ conduit au solipsisme.
23Remarque : cela est vrai dès lors qu’on interprète « Cogito » comme « je connais », et qu’on doit alors s’accommoder de la régression à l’infini de l’« esse est percipi ».
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