Les thèses de Sartre 24
Réflexion préliminaire générale : si l’on refuse de prendre le
Cogito, au sens de P2a, comme point de départ apodictique d’un « ordre des vérités », on doit le prendre au sens de P2b comme une forme de la connaissance. Mais, premièrement, les énoncés de la connaissance sont infirmables (« le système entier est
probable, l’apodicticité disparaît » [49
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1]) et deuxièmement, la connaissance a une structure de Pour-soi, puisque le connu renvoie au connaissant (c’est le fameux
esse est percipi de Berkeley). On tombe alors dans un relativisme insupportable, qui se manifeste de deux manières:
- 16 . « Wirklichkeit » (actualité) n’est pas à confondre avec « Sachheit » (réalité) comme Kant nous l’a(...)
25a) L’actualité [
Wirklichkeit]
16 du monde (son « être ») devient relative à un connaître ;
26b) Il n’en va pas mieux de la réalité (de l’« être ») du connaître.
27Dans les deux cas nous tombons dans une régression à l’infini [voir 61
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2] qui
enterre toute possibilité de connaître tant le monde que le sujet connaissant (ontologiquement par l’absurde, parce que l’être serait alors fondé par le néant [49
8 -50
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7-136
1], et gnoséologiquement, parce que la conscience de soi serait alors fondée sur une connaissance d’elle-
même par elle-même qui, si la conscience n’était pas familière avec elle-même, serait dépourvue de tout critère). 28
Sartre en tire la conséquence suivante : la philosophie doit nécessairement procéder du
Cogito pris au sens de P2a. Les thèses suivantes en découlent :
29
T1 : Le Cogito
doit être entendu comme « pré-réflexif » (ou comme « non-thétique (non-positionnel) », c’est-à-dire ne posant pas son objet devant lui, ainsi que le requiert la forme de toute connaissance intentionnelle). Ce Cogito
pré-réflexif fonde le Cogito au sens de « je connais », l’inverse n’étant pas vrai. 30Commentaire : « pré-réflexif » signifie que le
Cogito (en tant que terme générique pour tout
type d’événements mentaux, tels que sentir, penser/juger, percevoir, désirer/vouloir, etc.) n’a pas besoin du détour de la connaissance pour s’atteindre. Dans la connaissance, le sujet et l’objet sont par principe distincts [60
4-5 /378
8-9 /147
2-3]. Dans la langue philosophique, une telle connaissance du
Cogito par lui-même s’appelle « réflexion ». S’il doit y avoir connaissance d’un
Cogito, le pôle sujet et le pôle objet de ce
Cogito ne sauraient être distingués [63
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23 /15
06] : il ne saurait donc être connu par réflexion.
- 17 . Sartre utilise ce terme en un sens synonyme d’actualité» ou d’« existence ». Il utilise aussi tout(...)
31Pourquoi pas ? Parce que le modèle de la réflexion conduit à une régression ou à un cercle [60 s./376 s./147 s.]. Cette régression concerne, en termes parallèles, aussi bien l’être (régression ontologique) que la conscience de soi du
Cogito (régression gnoséologique) [61
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2 ; 62
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1] :
– l’être 17, parce que a) «
Cogito » chez Descartes comporte la certitude d’une existence, que Sartre accepte mais refuse d’interpréter comme une implication logique ; b) l’être ne se laisse pas réduire à l’être connu (
c’est la conception de l’idéalisme),
- 18 . Dans la philosophie de l’esprit contemporaine, le problème posé par Sartre se trouve le plus souve(...)
- 19 . La Transcendance de l’ego. Esquisse d’une description phénoménologique, Introduction, notes et a(...)
32
– la conscience de soi, car la connaissance dont il est alors question ne saurait provenir d’une connaissance d’ordre supérieur (la réflexion). (Le
Cogito ne peut se connaître lui-même
que si le connaître dispose d’un critère lui permettant de déterminer si l’objet qui se présente à lui est bien ce qu’il était lui-même. Mais la connaissance ne peut pas puiser ce critère d’elle-même
18. Il s’ensuit que la conscience de soi est nécessairement une connaissance de premier degré, à laquelle vient s’adjoindre la réflexion comme connaissance de second degré (ces termes de « conscience de premier degré » et « conscience de second degré » se trouvent tout au long de
La Transcendance de l’ego [1934]
19).
33
T2 : Seules les expressions ayant recours au pronom réflexif peuvent également rendre compte adéquatement du Cogito
pré-réflexif. La réflexivité n’est toutefois pas une simple coïncidence des termes en relation, mais elle crée dans la conscience une distance à soi qui la rend possible [69
3,4/383
3 ;4/157
2]
. Sartre parle encore du type d’être présenté ici comme celui de l’« existence » (au sens heideggérien) [50
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5]
.
- 20 . Et plus loin (EN, p.221/209) : « Le reflétant n’est que pour refléter le reflet et le reflet n’es(...)
- 21 . Il y a plusieurs preuves à l’appui de la distinction qu’opère vraiment Sartre entre contenus [Geha(...)
34Remarque : pour désigner l’acte de réflexion, Sartre distingue entre deux termes :
réfléchir et
refléter. En effet, pour que T2 n’entre pas en contradiction avec T1, il décrit la réflexivité du
Cogito comme « reflet-reflétant ». « Réfléchir » signifie : revenir explicitement (c’est-à-dire sur le mode de la connaissance) sur soi (sur un soi qui nous était déjà familier). Cela semble être en contradiction avec la thèse d’après laquelle il n’y a aucune distance entre le sujet et l’objet dans le
Cogito. Mais Sartre semble vouloir dire que, dans ce jeu de reflet-reflétant, ne surgit aucun objet véritable : « Car le Pour-soi a l’existence d’une apparence couplée avec un témoin d’un reflet qui renvoie à un reflétant sans qu’il y ait aucun objet dont le reflet serait reflet » [
EN 167158]
20. Le pour-soi n’est pas une « substance » mais une « pure forme » [70
3/382
5 ; 379
3/380
5]. Il n’en a pas moins un contenu [
Gehalt] qui est le représentant de l’objet
dans la conscience
21. La conscience ne se réfère à quelque chose que lorsqu’elle se rapporte intentionnellement a un objet qu’elle n’est pas elle-même (et qui est plus que son contenu [
Gehalt]). Les objets existent donc indépendamment du
Cogito : on en conclura à la vérité du réalisme et la fausseté de l’idéalisme en T5.
35
T3 : Comme le Cogito
, déterminé ultérieurementcomme pour-soi réflexif, ne coïncide pas avec lui-même [Sartre dit qu’il n’est pas identique à soi]
, on peut dire de lui qu’il n’est pas simplement ce qu’il est, mais qu’il a à être son essence [c’est-à-dire
ce qu’il est].
En cela il est manque [d’un être compact] [voir 69 s. / 385 s. /156 s.]
. 36
T4 : La connaissance de soi (ou réflexion) est fondée par le Cogito
pré-réflexif – et non l’inverse.
- 22 . Voir La Transcendance de l’ego, p. 108 s. (en particulier p. 110), ainsi que EN, p. 196/185 s.(...)
37Remarque : Sartre distingue deux types de réflexions, la réflexion « pure » et la réflexion « complice », mais il a manqué de temps lors de sa conférence pour expliquer cette distinction
22. La réflexion « pure »
pose thétiquement le phénomène tel qu’il est (c’est là le point de vue de la phénoménologie) ; la réflexion « complice » y importe de manière frauduleuse quelque chose qui n’y était pas (ainsi, elle le substantialise, et prête
au Cogito des forces magiques : ce sont là les points de vue de la psychologie et de la psychanalyse).
- 23 . Sartre défend déjà cette thèse dans La Transcendance de l’ego, op. cit., p. 25/98 : « [...] la con(...)
38
T5. En tant que forme pure, le Cogito
n’est pas pleinement déterminé. Il n’entre en scène en tant que Cogito pleinement déterminé qu’en tant que conscience intentionnelle de quelque chose (comme « être-dans-le-monde. » [EN, p. 38/38]). Ce quelque chose est le référent sans lequel le Cogito ne pourrait former aucun contenu [Gehalt
] (c’est-à-dire refléter un reflet) car il est « vide », « non-substantiel » 23. 39Remarque 1 : Sartre en a tiré dans
L’Être et le Néant la « preuve ontologique de la conscience », dont il donne un résumé succinct en page 369. Les étapes en sont en gros les suivantes :
40a) La conception de la pensée «
Cogito » implique la conscience de l’existence.
41b) Le
Cogito est préréflexivement translucide à lui-même.
42c) À la translucidité du
Cogito appartient la compréhension de sa non-substantialité (ou de son « néant »).
- 24 . Thomas Nagel, The View from Nowhere, Oxford University Press, 1986, p. 17 (« les états mentaux fon(...)
43Remarque 2. L’adjectif « néant » ne signifie pas « qui n’existe pas » mais « qui n’existe pas à la manière d’un objet ». Comme chez Thomas Nagel, il y a donc une ontologie dualiste chez Sartre : le pour-soi fait partie de la réalité, mais cette dernière n’est pas réduite au seul en soi objectif (c’est pourquoi
le physicalisme est faux)
24.
44d) Il suit de a et de c que l’être de la conscience (de soi) ne peut pas être son propre être.
45Commentaire de la remarque 2 : Sartre dit aussi de surcroît (mais seulement dans
L’Être et le Néant, p.28
2/28
2) :
la conscience (de) soi naît portée sur un être qui n’est pas elle et dont elle tire son être. Dans notre texte, cet argument apparaît sous forme condensée comme suit [57 s./ 376 s. /144 s.] :
46 Thèse 1 :
Il y a des phénomènes.
Thèse 2 : On ne peut fonder l’être (des phénomènes)
sur leur apparaître (c’est-à-dire sur le
percipi).
47Preuve : le
percipi ne peut fonder l’être que si le
percipiens existe lui-même. Mais comment pourrait-il exister, si son existence dépendait à son tour d’un autre
percipi, etc. (régression à l’infini), c’est-à-dire si son être se fondait sur un néant ? (Le même raisonnement vaut pour l’être du
Cogito. Il ne peut se fonder en dernière instance que sur son propre être, non sur un s’apparaître.)
- 25 . Colin MacGinn, Mental Contents, Oxford, Blackwell, 1989, p. 22, remarque 31.
48Remarque 3 : Colin MacGinn a caractérisé cette conséquence comme celle de l’externalisme le plus extrême. Il écrit dans
Mental Content : « Sartre distingue le pour-soi (la conscience), caractérisée par le « néant », de l’en-soi, qui consiste essentiellement d’objets substantiels. Le néant de la conscience intentionnelle, tel que Sartre le comprend, fait de la conscience un « être » d’un genre radicalement différent des objets du monde. Pour tout ce qui concerne l’esprit, il est en réalité un anti-substantialiste. Son point de vue est en effet fortement analogue au relationnisme à propos de l’espace, puisqu’il ne conçoit pas les états mentaux indépendamment ou au-dessus des relations intentionnelles aux objets du monde. Sartre est probablement le philosophe le plus externaliste qui soit, et son anti-substantialisme résulte directement de son externalisme ; si le néant caractérise la conscience, c’est précisément parce qu’elle est par essence dirigée sur les objets du monde. »
25 49Remarque 4 : l’externalisme « jusqu’au-boutiste » de Sartre, qui fait dépendre la conscience de l’être, n’implique aucun réductionnisme, car la conscience ne dépend pas épistémiquement de l’être, mais elle le « néantise » (c’est-à-dire lui donne sens
via negationis en ce qu’elle se détermine de différentes manières à ne pas être l’être, à ne pas coïncider avec lui). En termes plus traditionnels, l’être en-soi fonde l’être du
Cogito (il en est la
causa realis, ou la
causa essendi), le Cogito est au fondement de la connaissance de l’être (
causa idealis,
causa cognoscendi).
50Remarque 5 : comme la conscience ne surgit jamais à l’être qu’en tant que parasite de l’être en soi (c’est-à-dire du monde objectif), sans faire partie de ce monde, elle est hantée par l’idéal d’un troisième mode d’être, l’en-soi-pour-soi, que Sartre nomme encore la valeur [71 s./390 s./158 s.]. La valeur est une pure idée, qui n’est jamais réalisable.
51Remarque 6 : Sartre interprète cette projection de la conscience vers la valeur comme étant à l’origine de la temporalité de la conscience, ainsi que de sa structure de projet (Sartre n’a pas eu le temps d’étayer cette sous-thèse lors de sa conférence. Cela a à voir, d’une part, avec le fait que la non-identité/réflexivité du
Cogito met le
Cogito à distance de l’être-en-soi (c’est-à-dire des contenus [
Gehalte] mentaux), avec lesquels il constitue, d’autre part, une sorte d’unité. Le rétablissement de l’identité perdue est le but du projet anticipateur vers l’avenir.
52
T6a : Descartes n’a pas prouvé l’existence du Cogito
, car il tient le Cogito
comme un cas particulier de connaissance (réflexion). Cela tient à sa conviction que le Cogito
est un objet du monde, une « substance » (c’est l’« erreur du substantialisme » [54 s./372 s./141 s. ; 60
8-61
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6 ; 70
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2]).
53
T6b : L’interprétation du Cogito comme pré-réflexif permet aussi de surmonter le solipsisme. Il existe en effet certains sentiments (tels que la fierté ou la honte) qui sont éprouvés préréflexivement, mais qui ne peuvent faire irruption dans ma conscience que si pour des raisons contingentes je n’existe pas tout seul. 54Remarque : Sartre n’a pas disposé de suffisamment de temps lors de sa conférence pour fonder cette thèse, qu’il a développée en détail dans le chapitre « L’être-pour-autrui » de
L’Être et le Néant.
Les caractères essentiels 26 du « Cogito pré-réflexif » 55Rappelons pour mémoire les hypothèses formulées par Sartre :
- 26 . NdT : nous avons choisi de traduire « wesentlichen Eigenschaften » par « caractères essentiels »(...)
56
H1 : Celui qui tient la conscience (de) soi comme réellement existante ne saurait prétendre de surcroît, s’il raisonne de façon cohérente, qu’elle est une « connaissance de soi », c’est-à-dire une sorte de connaissance réflexive, retournée sur soi. 57La raison en est que l’interprétation de la conscience (de) soi comme « connaissance intentionnelle de sa propre existence » (ou d’un objet qui a pour caractère d’être moi-même) fait dépendre l’être (
c’est-à-dire le Moi-objet) du
percipi, ce qui conduit à une régression à l’infini. Une telle régression ne rend à l’évidence pas compte de notre conviction que quelque chose comme une conscience (de) soi existe réellement.
58
H2 : Il s’ensuit que la conscience (de) soi doit exister comme fait de premier degré, avant tout retour réflexif sur soi, c’est-à-dire précisément « pré-réflexivement». Cette conscience préréflexive « fonde » la réflexion [50
4/368
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4].
59Remarque : si la réflexion est « pure » (voir remarque suivant T4), alors elle n’ajoute rien au phénomène réfléchi, mais le réfléchit tel qu’il est. Ce que la réflexion trouve se présente donc comme « étant déjà là » [63
3,4/381 s./150
4]. Comment pourrais-je autrement identifier après-coup et avec l’assurance avec laquelle je le fais
comme un vécu de lecture, un épisode consciemment vécu, durant lequel j’étais attentif au contenu ou à l’objet de ma lecture, sans prêter attention à mon acte de lecture
(loc. cit.). 60
H3 : L’interprétation de la conscience (de) soi comme connaissance de soi est déjà fausse parce que toute connaissance est toujours : a) objective ; b) infirmable par principe. Or la conscience (de) soi ne pose pas thétiquement un objet qu’elle est, et la certitude qu’elle a de s’atteindre elle-même est apodictique (l’alternative vrai/faux n’étant pas envisageable).
- 27 . Voir Edmund Husserl, Recherches logiques, tome 2, Recherches pour la phénoménologie et la théorie(...)
- 28 . EN, p. 231. C’est une conviction profonde de Sartre, partagée par les représentants de la philoso(...)
61Commentaire : Sartre en fournit deux justifications dans sa conférence. Il emprunte la première à Husserl (voir le paragraphe 5 des
Recherches logiques 27) : la connaissance de soi de la conscience est « adéquate », c’est-à-dire que ce qui est donné l’est « sans reste ». Les objets, au contraire, se donnent au travers d’une infinité d’esquisses ; aussi ne peuvent-ils à aucun moment être connus sous tous leurs aspects : la connaissance qu’on en a est donc en conséquence « inadéquate » par essence, et donc infirmable. Il s’ensuit que la connaissance d’objet, à l’inverse de la connaissance de soi, n’est jamais que probable [51
3/369
3/137
3;64
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2/151
4]. Le second argument développé à l’encontre d’une interprétation objective du soi est que
, par essence, celui-ci dépend de la
conscience. Les objets
, au contraire
, existent indépendamment du
percipi. Et comme cela vaut également pour la conscience (de) soi, son être ne dépend pas du
percipi. L’arbre qui est dans la cour reste debout quand je détourne mon regard de lui. Un contenu mental dépend au contraire par essence de la conscience que j’ai de lui
(il n’y a pas de plaisir ou de douleur sans conscience
). Dans
L’Être et le Néant, Sartre parle d’une « identité
en elle de l’apparence et de l’existence »
28.
62Remarque : on distingue terminologiquement « conscient » et « connu » (Sartre traduit
percipi par « connu »). Or, la conscience (de) soi n’étant pas une connaissance de soi, son être ne dépend pas de l’être de la connaissance, et donc d’une régression à l’infini (voir par exemple 50
2/368/136
2).
63
H4 : Nonobstant sa structure interne non-objective, toute conscience est intentionnelle, c’est-à-dire dirigée vers un objet. Ce n’est qu’en se rapportant à des objets (concrets) existant indépendamment d’elle que la conscience peut être le parasite de l’être qu’elle est. Son existence, pour ainsi dire, se perd dans le monde [EN 511/50 ; 58/56]. Elle n’est elle-même ni objet, ni « substance », mais « vide » au sens où tous les objets sont en dehors d’elle (Sartre dit encore qu’en comparaison de toutes les choses qui sont, la conscience n’est pas quelque chose, qu’elle est donc néant).
- 29 . Friedrich Wilhelm Joseph Schellings sämmtliche Werke, hg. von K. F. A. Schelling, Stuttgart und Au(...)
- 30 . Loc. cit., p. 284 s. de l’édition allemande, p. 519 de la trad. française citée.
64Commentaire : les Grecs anciens connaissaient déjà ce
mode d’être de la conscience
, qui est de ne pas être l’être-en-soi, sans ne pas être soi-même (elle est sur le mode de l’être de l’être-pour-soi) : leur grammaire permet en effet de faire une différence entre
mè (
en)
einai et
ouk (
en)
einai. Ces deux expressions renvoient toutes deux à des manières d’être, mais pas aux mêmes. La première signifie : être de quelque manière, mais ne pas être l’être même ; la seconde : ne pas être absolument et sous aucun rapport. Dans
L’Être et le Néant, Sartre affirme – comme Schelling avant lui – que le français opère une distinction sémantique équivalente au travers des expressions
rien (ce qui n’existe absolument pas, en aucun sens) et
néant (ce qui sûrement est, mais pas au sens de l’être en soi).
On trouve déjà cela chez Schelling
29, qui traduit «
mè » par «
das nicht Seyende » et «
ouk » par «
das Nicht seyende ». Voici un exemple tiré du grec : d’un homme qui a projeté un meurtre mais ne l’a pas commis pour une raison quelconque (donc, qui ne l’a pas réalisé), un Grec dirait
mè époièsé : il ne l’a seulement pas
fait. Mais il dirait d’un autre, à qui la possibilité de commettre un meurtre n’est jamais venue à l’esprit
ouk époièse : il ne l’a absolument
pas fait (en aucun sens, pas même du point de vue de sa possibilité). Schelling fait aussi un parallèle avec le français : « On pourrait dire encore que, dans la langue française par exemple, le
Nihil, au sens propre du mot, le
ouk on est exprimé par le mot
rien, tandis que ce qui est purement non
existant l’est par le mot
Néant»
30.
65
H5 : C’est parce qu’elle n’est pas substance, parce qu’elle n’est rien, que, littéralement, rien ne fait obstacle à ce que la conscience (de) soi puisse se connaître. Afin de décrire cette caractéristique, Sartre use à l’occasion d’une métaphore bien connue de la tradition : il parle de sa translucidité (ou de sa transparence). Celle-ci s’oppose à l’opacité des choses : les choses sont opaques parce que je ne puis à aucun moment épuiser la multitude de leurs manières d’apparaître (qui dit objet, dit probable [64
4/383
2/151
4]).
66
H6 : L’« immédiateté » de la conscience (de) soi, c’est-à-dire le fait qu’en elle il n’y a pas de distinction sujet-objet, n’exclut pas une certaine forme de réflexivité, déjà rendue par la locution « conscience (de) soi ». C’est celle existant entre le contenu mental et sa conscience. Sartre nomme ce rapport « reflet-reflétant », à ne pas confondre avec le rapport entre objet et connaissance de l’objet : les objets existent en effet indépendamment de la connaissance que nous en prenons, alors que dans le cas de la conscience (de) soi, le reflet n’existe pas indépendamment de la conscience qu’on en a (un plaisir est, nécessairement, consciemment éprouvé). 67Remarque 1 : Sartre ne
pense pas que cette hypothèse contredise la thèse de la translucidité de la conscience. En effet, tant qu’ils ne reflètent pas un objet du monde existant indépendamment d’eux, le reflet et le
reflétant sont aussi vides l’un que l’autre. (Un reflet n’est pas rien, mais n’est pas non plus au sens positif : un «
mè » grec typique).
68Remarque 2 : On peut cependant demander à Sartre si cette nouvelle détermination du «
Cogito pré-réflexif » comme «
Cogito reflet-reflétant » ne nous conduit pas à une nouvelle forme de régression à l’infini.