Français English La prise de produits psychotropes est l’histoire d’un agencement plus ou moins maîtrisé de deux contraintes : celle des plis qu’offre le produit ; celle des repères qu’y apposent les spécialistes du traitement. Pour qu’un produit soit prisé, il faut le déplier, parfois en suivant les repères qui y ont été posés, parfois en les ignorant ou en les déréglant. Pour éclairer cet univers de prises, reprises, surprises et méprises, il faut faire une sociologie politique de l’équipement du traitement et des innovations addictives.
Drug addiction is the management of an uncertain way between the folds of the product and the marks affixed on it by the specialists of treatment. To be taken and appreciated, the product has to be unfold, sometimes by following the marks, sometimes ignoring them, sometimes changing them. To be better understood, this world needs a political sociology of addiction.
Haut de page Plan Les produits et leurs plissures Le marquage des repères La prise et l’emprise Pour conclure…Haut de page Texte intégral PDF Signaler ce document À mon fils, qui me demandait, quand il était petit :
« donne-moi mon p’tit camant » et à tous les consommateurs de médocs, qui ne sont pas tous amateurs de vin.
- 1 . C. Bessy et F. Chateauraynaud, Experts et faussaires, Paris, A. M. Métailié, 1995.
1« Préliminaires à tout traitement » : est-ce bien raisonnable ? Soit, les préliminaires sont ce qu’oublient les traitements ; et pourquoi ne les oublieraient-ils pas une fois de plus (l’algorithme allège la mémoire et supporte mal l’anamnèse) ? Soit, les traitements ne sont que des préliminaires (pour se donner les moyens de s’en passer) ; et pourquoi réactiver le paradoxe d’Achille et de la tortue ? Quoi qu’il en soit, je ne saurais, quant à moi, assumer le projet très ambitieux qui figure sur le programme et traiter ici de LA prise de TOUT médicament, ni même au fond de la PRISE, qui demanderait le déploiement d’une sociologie de la perception, qui reste à faire, malgré la pose de fondements solides
1.
- 2 . Les plaisirs, cachés par tous ces replis et le paradis, ornés de tous ces surplis, ne sont donc pa(...)
2Il sera ici question d’une trinité (les produits, les utilisateurs, les spécialistes du traitement de l’utilisation) et d’une triangulation (des relations à deux contre un, dans la belle tradition structuraliste). Pour dire finalement quoi ? La prise de produits psychotropes est l’histoire d’un agencement plus ou moins maîtrisé de deux contraintes : celle des plis qu’offre le produit ; celle des repères qu’y apposent les spécialistes du traitement. Pour qu’un produit soit prisé, il faut le déplier, parfois en suivant les repères qui y ont été posés, parfois en les ignorant ou en les déréglant. Ce qui, inévitablement, conduit les spécialistes à élaborer de nouveaux repères
2.
Les produits et leurs plissures 3On sait bien que les sociétés construisent de nombreux enchantements sur la mise en scène des rapports de la nature et de la culture. La plupart d’entre eux sont des qualifications binaires de cette relation ; par exemple : le bon côté de la nature et le mauvais côté de la culture. Les produits et les plantes à effets psychotropes n’y échappent pas. De toutes manières, même lorsqu’elles sont issues directement d’un champ de pavots ou d’un mycélium mexicain, elles sont déjà de l’élaboré, du cultivé. Je parlerai donc de produit, par commodité et aussi pour rappeler que la plante est produite pour son principe actif.
- 3 . Le jeu du consommateur et du traiteur (qui parfois livre à domicile) avec les peptides opioïdes en(...)
- 4 . Les peptides opioïdes jouent un rôle dans la mémorisation des affects liés aux contacts sociaux et(...)
4Pourquoi dire que ces assemblages moléculaires portent des plis ? Parce que, même s’ils sont industriels (les drogues de synthèse), ils n’agissent pas de façon lisse. L’un des plis scotomise l’individu lui-même : c’est la relation entre une molécule externe et un neurotransmetteur
3. À bien des égards, l’individu va aller de surprises en surprises : il ne reconnaît plus son corps et l’accoutumance n’y change rien, puisqu’il faut sans cesse de nouveaux dosages. Il n’est pas le seul à être surpris : même les fabricants, même les médiateurs médicaux – autre nom pour dire médecins) – sont parfois pris à contre-pied (on y prend la mesure des variables humaines : taille, poids, âge, sexe, état de santé, facteurs génétiques…). Mais n’allons pas croire que ces plis seraient seulement biologiques ou neuronaux : on sait bien qu’il y a des paquets de relations entre les endorphines, d’une part et les interactions affectives et plus généralement sociales
4.
5Faute de pouvoir tout envisager ici, considérons, à l’autre extrémité, un autre type de plis : ceux, apparemment moins aléatoires, puisque contrôlés expérimentalement, qu’installent les fabricants et leurs alliés, les chercheurs pharmacologues. J’englobe ici aussi bien les fabricants de produits d’intoxication que ceux qui élaborent des produits de traitement de l’intoxication. Ici, les plis sont ceux de la composition (séparation, mixage, coupage), ceux du dosage ou encore de la forme galénique.
6Encore un mot, pour finir sur ce point : gardons-nous d’oublier que ce sont ces pliures qui font le charme du produit et l’incertitude qu’il conserve, même pour les professionnels aguerris, comme le montrent certaines overdoses. Nous en verrons d’autres, qui sont des signes de la prise (en fait des repères d’utilisateurs) et que j’ai gardés pour la troisième partie de ce texte. Mais j’insiste sur l’étrange mécanique par laquelle nous nous soumettons à l’incertitude des plis, à leurs contraintes.
Le marquage des repères 7Lorsqu’on pose des repères, c’est évidemment pour s’y retrouver, pour s’orienter sans mal. Mais, d’un point de vue sociologique, un repère c’est un dispositif d’utilisation de l’objet. C’est ce dispositif qui installe une relation plus ou moins stable entre la prise d’un produit et la prise d’un traitement. Car traiter, c’est plus encore que soigner. Soigner, c’est prendre soin de, pourvoir aux besoins matériels et tenir propre. Traiter, c’est aussi s’occuper de ; être en traitement, c’est se soumettre à quelque chose pour obtenir une transformation, mais aussi négocier. C’est du moins ce que nous dit le
Dictionnaire historique de la langue française. Donc, il y a des spécialistes qui construisent des dispositifs devant se substituer à ceux des utilisateurs dont il faut s’occuper.
- 5 . Heidegger définit le souci, non par l’accablement ou l’insouciance, mais comme structure fondament(...)
- 6 . Entre mille références possibles : J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 324-325.
- 7 . Le community care britannique, envisagé dans les années cinquante comme une forme d’alternative à(...)
8La métaphysique de cette socialisation rectifiée du produit qu’est le repère professionnel, s’inscrit dans un triangle d’or : entre la
cura (où prime la dimension du souci
5), la cure (où il s’agit de s’entendre et de guérir par surcroît
6) et le
care (où prime la dimension d’assistance à
7). Trois métaphysiques possibles (appelons-les grossièrement : philosophique, psychanalytique et sociologique), selon la mise en ordre vectorielle des relations entre les trois sommets du triangle.
- 8 . La notion introduite par Abram De Swaan (Sous l’aile protectrice de l’État, Paris, PUF, 1995, p. 3(...)
- 9 . Il s’agit par exemple de la contractualisation du sevrage, de la mise sous protocole de méthadone(...)
- 10 . Ce sont par exemple : le soutien aux associations d’usagers. Pour une mise au point récente de la(...)
9La politique de cette métaphysique est produite par un autre triangle : entre la protoprofessionnalisation (la correspondance entre un mode d’emploi et des attitudes
8), l’
activation (la définition d’une relation contractuelle
9) et l’
empowerment (l’autonomisation protégée
10). Voilà trois politiques de repérage, dont je prétends qu’elles coexistent, même si leurs visions du monde sont profondément différentes.
- 11 . Voir sur ce point J.-Y. Trépos, « La force des dispositifs faibles : la politique de réduction des(...)
10La technique de cette politique, c’est l’incessante recatégorisation des utilisateurs de produits, selon l’intensité (« usage/abus /dépendance » : telle est l’une des dernières apparues) ou selon la régularité (« consommateurs occasionnels », par exemple). Recatégorisation des produits eux-mêmes : qu’il s’agisse du nom donné aux drogues, de la distinction entre des drogues dures et douces, légales et illégales, etc. Recatégorisation, enfin, des traitements, considérés tantôt selon leur métaphysique (sevrage, maintenance, substitution), tantôt selon leur politique (définition de seuils, bas ou hauts
11).
- 12 . La formation d’un circuit rationalisé (circuitvorming), permettant de définir une trajectoire des(...)
11Je voudrais conclure sur cette notion de repères, dont les fondements sont métaphysiques, politiques et techniques. Ce sont des systèmes d’orientation dans l’espace du traitement. Ils peuvent se superposer (et donc les utilisateurs ne s’y retrouvent plus) ou se combiner (au nom du pragmatisme, on peut offrir, en un même lieu, une palette de traitements ou, comme dans le
circuitvorming aux Pays-Bas, standardiser le passage d’un stade à l’autre
12).
La prise et l’emprise 12Reste le troisième terme, celui qui nous préoccupe (qui nous fait souci) : le preneur de médicaments à effet de modification psychique. En parler à ce stade, c’est évidemment le considérer comme construit par la triade (que certains appelleront « système », mais il n’est pas sûr que cela en soit un), comme subissant, plus ou moins volontairement une emprise. Mais de quoi ou de qui ? Ces questions sont posées depuis fort longtemps (en termes de dépendance ou d’addiction) : il faut peut-être mettre en mouvement les réponses. Et peut-être résister un peu au poids des catégorisations professionnellement disponibles.
- 13 . Je n’insisterai pas sur la parenté entre la prise de tabac (« à priser ») et la prise de cocaïne p(...)
- 14 . Sloterdijk fait retour sur l’idée de pharmakon, en insistant, non sur son ambivalence, mais sur sa(...)
13L’utilisateur de produits – quels que soient ces produits – cherche à opérer une prise : il cherche à avoir prise sur. Mais attention : cela ne veut pas dire qu’il ne veut pas en même temps que le produit ait prise sur lui
13. En tout cas, « prise » veut dire : absorption et perception (voire représentation) de cette absorption en un seul tenant. D’où l’intérêt de la notion de prise, par rapport à celle, plus courante en psycho-sociologie, de représentation. Au cours de cette prise, on peut grosso modo, s’attendre à trouver trois attitudes : ce qu’on appelle l’observance ou la compliance (c’est-à-dire la fidélité au traitement ou au mode d’emploi, le détournement (de la forme galénique, du dosage, du cycle d’absorption, etc.) et l’appropriation (c’est-à-dire l’inscription de repères propres à l’utilisateur). On peut imaginer sans mal que la compliance est la réponse correspondant à la protoprofessionnalisation : qu’ils s’y plient ! L’appropriation est la réponse à l’
activation ou à l’
empowerment. Reste donc le détournement, c’est-à-dire : la surprise (à la fois l’inconnu, l’inattendu et le quelque chose en plus). On voit ici qu’il n’y a pas de grande différence entre ce qu’on appelle couramment le toxicomane et le cadre d’entreprise ou l’athlète dopé, qui fabriquent et absorbent leurs cocktails vitaminés. Pour prendre une focale plus large encore : comment situer « l’intoxication volontaire »
14 ?
- 15 . La notion même invite à mesurer les écarts, voire les incartades. Pour un point spécialisé, voir M(...)
14Regardons d’abord la compliance
15. Passons sur l’anglicisme et acceptons, par « oulipisme », l’étymologie approximative. C’est sans nul doute une prise : le protocole de soins fonctionne comme un algorithme fiable qui me donne prise sur le monde du traitement. C’est une prise sans souci (le souci est pour le thérapeute, qui cherche à mesurer la compliance), une forme de pilotage automatique de soi, qui déconnecte les heuristiques personnelles antérieures et qui ne recourt qu’à la mnémotechnie (il faut repérer les plis et s’y plier et, plus on le fait, plus c’est facile, comme la métaphore de la feuille pliée chez Descartes).
- 16 . Voir la prise de benzodiazépines en parallèle au Subutex, souvent interprétée comme une forme de d(...)
- 17 . Voir une mise au point déjà ancienne : M. Pinçon, « Autoproduction, sociabilité et identité dans u(...)
15À l’autre bout, le détournement nous confronte à un autre type de prise. Il nous rapproche de l’automédication. Dans le détournement, je refuse clandestinement un usage recommandé, voire imposé
16. La sociologie a longtemps cherché un terme pour caractériser la production domestique à usage privé : tantôt, on parle d’auto-consommation (comme s’il s’agissait de se manger soi-même), tantôt d’autoproduction
17. Ce n’est pas satisfaisant, mais cela participe de cette constellation de pratiques. Évidemment, on pourra penser que je désigne ici l’autoproduction de cannabis, alors que je suis seulement en train d’accomplir un de ces gestes métaphoriques dont Everett C. Hughes a montré la fécondité en sciences sociales : je cherche à lier production de légumes ou de confits de canards, avec le détournement du Subutex®, de la méthadone ou du Néocodion®, chez les toxicomanes ou de la Ventoline® chez les coureurs cyclistes. C’est-à-dire, de m’aider de la connaissance d’une pratique pour en comprendre d’autres.
- 18 . Voir une présentation très abordable dans A. Morel, F. Hervé, B. Fontaine, Soigner les toxicomanes(...)
16Entre le deux, peut-être, l’appropriation. C’est la prise rêvée, puisqu’elle correspond à l’idée d’autonomie. Rêvée pour qui ? Pour ceux qui veulent mon bien, contractuellement ou par délégation de responsabilité ? Pas forcément rêvé pour tout le monde, pour moi en particulier : j’ai peut-être décidé de prendre des médicaments parce qu’il m’est impossible d’être autonome, que l’idée m’est insupportable. Et on me propose donc une prise autonome de médicaments. Finalement, eux aussi croient que l’équipement peut me donner l’autonomie. Dans l’appropriation, quoi qu’il en soit, la prise affirme le plaisir. Il peut y avoir une base socio-psycho-biologique à cette recherche, on l’a vu (le rétablissement ou le maintien d’un équilibre par la prise d’opiacés). On peut observer trois types d’effets de la prise : la sommation (sommation d’effets sur des sites différents : alcool + médicaments), l’additivité (sur un même site récepteur : héroïne + codéine) et la potentialisation (par synergie, comme celle de l’alcool et des benzodiazépines ou par antagonisme partiel, comme pour l’héroïne et la buprénorphine)
18.
Pour conclure… 17Quel intérêt d’avoir parlé de médicaments, plutôt que de drogues ou de la drogue comme médicament
19 ? On s’inscrit ainsi dans une histoire, qui permet de faire se rejoindre le traitement de la douleur chez des personnes malades chroniques ou chez celui qui vient se faire soigner une dent, la conduite dopante
20, le recours aux anti-dépresseurs, la consommation cultivée de la cocaïne, l’utilisation de produits de substitution, l’injection d’héroïne, etc. Est-ce pour rendre tout équivalent ? Non, répond le sociologue : il s’agit ensuite de voir quels sont les contextes d’usage, en termes de trajectoires et de situations sociales. En termes de taille aussi : si la prise est une invention, le dopage est une innovation (il suppose une petite entreprise).
- 19 . On retrouve ici le pharmakon et le toxikon si fortement analysés par J. Derrida dans « La pharmaci(...)
- 20 . Sur le continuum contenu dans la notion de « conduite dopante » (par opposition à la substantialis(...)
18On ne peut comprendre la prise de médicaments, sans faire cette sociologie politique de la perception, que je résume ici par un double mouvement de politisation et de cristallisation : les repères sont des équipements de politisation de la consommation, la prise fonctionne comme une cristallisation personnelle.
السبت أكتوبر 30, 2010 1:07 pm من طرف هشام مزيان