Islam : y a-t-il deux Mahomet, le correct et l’incorrect ? 26 Mars 2010 |
Fr. Édouard-M. Gallez, f j La question paraît saugrenue. Cependant, à lire le discours islamologique habituel, il y aurait lieu de le croire. En effet, partant de l’idée selon laquelle Mu
hammad a dicté le texte coranique, on nous explique très sérieusement que le « Prophète » de La Mecque, polémique mais paisible, doit être opposé à celui de Médine, impitoyable et guerrier : entre les deux se situerait un retournement de situation, à savoir que les Mecquois se seraient mis à combattre les « croyants » (musulmans) et qu’une guerre s’en serait suivie.Libre à chacun de croire ces aventures qui reposent uniquement sur une « biographie » fabriquée sur commande califale deux siècles après les faits supposés, la
Sirat an-nabawiya de Ibn Hishâm – les sources antérieures faisant l’objet de destructions systématiques (et cela jusqu’à aujourd’hui).
Dans le Coran, on aurait donc deux ensembles opposés l’un à l’autre : un premier, surnommé « mecquois », qui comprendrait les sourates « gentilles », et le second, supposé être « médinois » qui regrouperait les sourates « violentes » où il est question de faire la guerre et de tuer. D’où vient une telle présentation dialectique ?
C’est en Occident, au XIXe siècle, que des islamologues ont imaginé une telle répartition des sourates, que l’on retrouve aujourd’hui même dans les Corans édités en Arabie Saoudite (parfois sous la désignation « pré-Hégire » [= sourates mecquoises] opposée à celle de « post-Hégire » [= sourates médinoises]). Qu’avaient donc dans la tête ces Occidentaux marqués par le scientisme de leur époque ? Un postulat : toute « religion » (un concept inventé lui aussi en Occident) est nécessairement bonne et spirituelle au point de départ, c’est ensuite qu’elle se corrompt en divers « excès ».
Selon ce postulat, il apparaît alors inconcevable qu’une certaine pensée « religieuse » ait fait de la
soumission (c’est-à-dire al-
islâm en arabe) une fin en soi, et même la seule. Mais ces intellectuels savaient-ils ce qu’est une pensée
théologique ? Contrairement à leur postulat, il est tout à fait pensable que, sous le regard de « Dieu », la finalité de l’Humanité entière soit présentée comme étant l’
islâm, et donc que tous les moyens qui peuvent contribuer à servir cette volonté de « Dieu » méritent d’être employés. Il en va des « droits de Dieu ».
Il n’existe pas « deux Corans »
Ainsi, l’opposition imaginée entre les sourates expressément violentes et les autres cache une incompréhension très grave. Il n’existe pas « deux Corans ». On se trouve devant une compilation de textes certes disparates, mais tout à fait cohérents. Prenons quelques exemples.
Voici la courte sourate 105 :
N’as-tu pas vu comment ton Seigneur a traité les gens de l’Eléphant ? (1)
N’a-t-il pas fait tourner leur ruse en confusion (2) et envoyé contre eux des oiseaux en volées, (3) qui leur lançaient des pierres d’argile ? (4)
Puis Il a fait d’eux comme un feuillage déchiqueté. (5)L’éléphant auquel il est fait allusion a beaucoup marqué les esprits des commentateurs, islamiques ou occidentaux : les premiers en ont fait le titre de la sourate, et les seconds l’année de naissance de Mu
hammad, faute de toute autre indication : aucune source ne permet de savoir quel âge avait ce chef de guerre quand il est mort (en 632 probablement). Qu’à cela ne tienne : on a inventé un calendrier sud-arabique où l’année de l’éléphant correspondrait à 570, de sorte qu’on peut fait descendre l’inspiration sur Mu
hammad en 610 – autre chiffre rond – à l’âge de 40 ans (ainsi, il n’est ni trop vieux, ni trop jeune pour la mission qui suivra). Ces « données », sorties de l’imaginaire rationaliste occidental, ont été reprises ensuite par le discours islamique.
En réalité, la seule datation historique que l’on possède relativement à la vie de Mu
hammad concerne l’expédition qu’il mena
non pas contre La Mecque, mais bien loin de là, vers Jérusalem : il fut battu en 629 près du Jourdain par les Byzantins, qui en ont gardé la mémoire.
Cette sourate « l’Eléphant » est considérée comme paisible, le mot «
tuer » (
qatala) ne s’y trouvant sous aucune forme. Elle est donc classée « mecquoise ». Notons cependant qu’elle fait probablement allusion à une guerre légendaire, et que Dieu Lui-même est dit y prendre part. Ce qui n’est pas anodin.
Regardons quelques versets d’une autre sourate, plus longue et également cataloguée comme « mecquoise » : s.74.
Oui, il a réfléchi et décidé (18). Qu’il soit tué comme il a décidé ! (19) Oui, qu’il soit tué comme il a décidé ! (20)…
Nous n’avons mis comme maîtres au Feu (de l’Enfer) que des anges. Mais Nous n’en avons mis le nombre qu’à tentation pour ceux qui kafarent
(31a)… Dieu égare qui Il veut et guide qui Il veut (34a).
Cette sourate n’appelle pas à
tuer : le verbe est au passif. Elle est donc classée comme « mecquoise ». On peut se demander tout de même comment les
kafareurs dont il est question
seront tués : qui va s’en charger ? Dieu (comme dans la sourate 105) ? Ses croyants
soumis ? Chacun appréciera ce que vaut la différence supposée avec les sourates dites
médinoises, où les choses sont plus explicites, par exemple dans la sourate 61 :
Dieu aime ceux qui vont jusqu’à tuer (verbe
qâtala,
combattre à mort)
sur Son sentier [= pour Sa cause],
en un rang. (4)Dans ce verset qui a fourni le nom de la sourate (
Le Rang), le verbe
aimer dans le texte coranique apparaît pour la dernière fois, tandis qu’il apparaît auparavant plutôt pour désigner «
ceux que Dieu n’aime pas », ceux qui « sèment le désordre sur la terre », bref ceux qui sont de trop sur terre. Il en ressort une vision de Dieu, que l’islamologie a faussement nommée un « monothéisme strict »; par nature, elle est déterminante pour l’Islam, qu’on le veuille ou non, même avec la meilleure volonté du monde, comme la vision que les chrétiens ont de Dieu forme nécessairement le cœur de la foi chrétienne. Le texte coranique est cohérent d’un bout à l’autre, même s’il est fréquemment (devenu) obscur.
C’est donc en vain que des musulmans, des chrétiens ou d’autres cherchent (depuis des siècles) à sortir de l’impasse en mettant en exergue telle sourate ou tel verset « gentil », c’est-à-dire en opposant le Coran au Coran.
Une autre démarche est nécessaire. Celle qui part de la question : où est née l’idée que Dieu aurait chargé certains « croyants » d’éradiquer le mal du monde ?
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