Universitaire brésilien, auteur de plusieurs publications sur Rousseau.
« Les langues populaires nous sont devenues aussi parfaitement inutiles que l’éloquence. Les sociétés ont pris leur dernière forme ; on n’y change plus rien qu’avec du canon et des écus, et comme on n’a plus rien à dire au peuple sinon “Donnez de l’argent”, on le dit avec des placards au coin des rues ou des soldats dans les maisons ; il ne faut assembler personne pour cela : au contraire, il faut tenir les sujets épars ; c’est la première maxime de la politique moderne. »
Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues(1995, p. 428).Les processus politiques dépendent toujours de la participation et de l’implication des citoyens, lesquels se mobilisent autour d’idées ou d’idéaux qui sont normalement annoncés ou problématisés par l’art, la science (ou la philosophie), ou les discours des intellectuels. Or, ces derniers tirent la matière de leur réflexion d’éléments inhérents à la société même. L’intérêt réside toujours dans la transformation de ces processus en droits et la garantie que ces droits soient respectés.Le communisme définit une société qui exclut l’exploitation de l’homme par l’homme, c’est-à-dire une société composée d’une seule classe, dans laquelle le pouvoir est équitablement réparti entre tous, une société qui a aboli la lutte des classes et, en conséquence, neutralisé les canaux qui rendent possible la domination des classes. Dans le monde moderne, le pouvoir de classe se fonde sur deux éléments principaux : le premier est l’argent, qui représente en soi une force, car il permet d’acquérir des biens ou des personnes ou, si l’on préfère, des marchandises et du temps (de vie) de travail des personnes. Le second est la propriété, à laquelle correspond toujours une valeur en argent et autour de laquelle s’articule toute la production sociale par le biais de l’utilisation, du troc ou de la production proprement dite des marchandises. Cela permet à un petit nombre d’accumuler les richesses, de « capitaliser », c’est-à-dire que quiconque possède les moyens de production possède le contrôle, qui est interdit à celui qui en est démuni. De ce point de vue, le capitalisme est une forme de despotisme. Afin d’éviter la domination de classe, le communisme doit empêcher l’utilisation à des fins privées du temps socialement productif de l’individu et la concentration despotique des moyens de production. En d’autres termes, il faut éviter tout déséquilibre dans la possession des richesses, et, par conséquent, des moyens permettant d’accumuler des forces de production (et interdire la captation despotique des moyens de production), et dès lors, la dictature du propriétaire. C’est là une condition intrinsèque de l’égalité prônée par le communisme.Nous étudierons, d’une part, la doctrine rousseauiste du droit politique moderne, d’autre part, la critique de la domination de classe présente dans les écrits de Marx qui représentent la première expression du communisme contemporain pour réfléchir sur les conditions de la liberté, sans laquelle toute égalité est illusoire, et sur les implications de l’égalité, sans laquelle aucune liberté sociale n’est possible.
LA PENSÉE POLITIQUE DE ROUSSEAU s’articule conceptuellement autour de quelques dualités décisives présentes dans l’idée du contrat social et qu’il convient d’exposer brièvement : l’état de nature et l’ordre civil, la liberté naturelle et la liberté conventionnelle, les faits et le droit.Rousseau introduit succinctement le contrat social au livre 5 de l’
Émile, lorsqu’il prépare son élève théorique à parcourir le monde et à choisir son nouveau pays. Son éducation se conclut par la présentation des principes qui régissent les relations humaines, c’est-à-dire les principes du droit politique. À ce moment, il introduit la problématique de la définition du droit politique : « Avant d’observer, il faut se faire des règles pour ses observations : il faut se faire une échelle pour y rapporter les mesures qu’on prend. Nos principes de droit politique sont cette échelle. Nos mesures sont les lois politiques de chaque pays » (Rousseau, 1969, p. 837). Le droit politique est donc un instrument d’observation, une règle qui permet de mesurer les lois qui expriment les relations d’interdépendance existant entre les hommes dès lors qu’ils quittent l’état de nature. Pour rester dans la même métaphore, nous ne pouvons concevoir une règle que s’il y a un espace à mesurer. L’espace doit donc être suffisamment stable pour pouvoir être mesuré. De même, l’espace politique n’est pas que chaotique, et il est possible de mesurer ceux de ses aspects qui présentent une certaine stabilité. Cette observation apparemment ingénue replace dans la discussion le problème du droit naturel et de l’état de nature : l’homme naturel est solitaire et indépendant, toute société impliquant une dépendance civile est conventionnelle, le lien familial naturel se dissout lorsque l’enfant s’est suffisamment développé pour survivre seul (du reste, la société familiale ne se maintient que par convention) (cf. Rousseau, 1964a, p. 352). Donc, si toute légalité possible n’est que conventionnelle, ce qui doit être mesuré n’est-il pas de pure convention ? En d’autres termes, si le droit est purement conventionnel, l’instrument de mesure doit l’être également. Néanmoins, quelque chose conditionne la convention, et cette médiation complémentaire réintroduit le droit naturel. La problématique du
Contrat social est qu’à la liberté existant à l’état de nature correspond désormais une autre liberté dans l’état civil. Il existe une liberté naturelle et une liberté que nous pourrions qualifier de conventionnelle. C’est cette dualité qui permet tout type de disparité dans l’état civil. D’une part, si la liberté naturelle disparaissait, la société fonctionnerait harmonieusement comme une horloge ; par exemple, tout le monde serait d’accord sur le fait qu’il est interdit de tuer, et personne ne tuerait. D’autre part, si la liberté conventionnelle n’avait pas été instituée, l’homme resterait harmonieusement intégré à la nature, et il ne périrait que lorsque les forces naturelles surpasseraient les forces dont chaque individu dispose pour se protéger (cf. Rousseau, 1964a, p. 360). Les remarques préliminaires de l’
Émile qui précèdent le résumé du
Contrat présentent une dualité fondamentale pour notre propos : « Celui pourtant qui veut juger sainement des gouvernements tels qu’ils existent est obligé de les réunir toutes deux [l’étude du droit politique et celle du droit positif] : il faut savoir ce qui doit être pour bien juger de ce qui est » (Rousseau, 1969, p. 837). Ce qui revient à dire que le droit politique exprime les conditions de la liberté conventionnelle (liberté morale et politique), tandis que le droit positif (droit comparé) ne décrit que diverses légalités. Ainsi, le champ de l’histoire humaine est défini par ce qui doit être, ou ce que la nature impose à la convention (les exigences logiques ou naturelles du droit conventionnel), et ce qui est, ou toute forme de contrainte que la convention exerce sur la nature (le fait incontestable de l’inégalité non autorisée par la nature). En un mot, pour Rousseau, l’histoire des hommes se résume à la contrainte exercée par la liberté naturelle (de l’individu) sur la liberté conventionnelle (d’association). On remarque ainsi la formation préliminaire d’une philosophie de l’histoire [
1]]. La liberté naturelle est limitée par les forces naturelles d’un homme, et la liberté conventionnelle par la force conventionnelle, la loi instituée par les conventions. Cependant, la notion de Loi contient certaines exigences logiques provenant de la nature : à savoir le droit social est « un droit sacré […] fondé sur [des] conventions » (Rousseau, 1964a, p. 362). L’égalité elle-même est sujette à l’histoire et évolue en accord avec le corps politique. Rousseau dira que l’homme est soumis à un « flux continuel [de rapports] » (Rousseau, 1964b, p. 282), puisque, à l’intérieur de ce qui unit les individus, la relation d’un individu avec les autres est en perpétuelle mutation et fixée temporairement par les lois (morales et politiques, écrites et tacites), à divers niveaux de complexité.
Le contrat social a pour objet de formuler le pacte social qui transforme des hommes naturels en hommes civils. Le problème de l’union des hommes est défini de la manière suivante : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant » (Rousseau, 1964a, p. 360). À noter que les hommes restent aussi libres après d’être associés qu’avant. Comment la dépendance instituée par la relation civile peut-elle être équivalente à l’indépendance de la situation naturelle [
2]] ? L’homme est une unité naturelle isolée qui a besoin de s’associer harmonieusement avec une unité civile. Cependant, l’homme civil reste une unité naturelle alors même qu’il intègre un corps moral (une unité civile). De cette manière, la liberté qui suit l’association est d’un genre différent. Le pacte social est ainsi déterminé par sa nature (par sa logique) de telle sorte que la moindre modification de ses clauses le vide de tout sens et de tout effet « [jusqu’à ce que] chacun rentre alors dans ses premiers droits et reprenne sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça » (
ibid., § 5). En conséquence, on peut réduire les clauses du pacte social à une seule : « l’aliénation totale de chaque associé, avec tous ses droits, à toute la communauté (
ibid., § 6) ». On renonce ainsi totalement à la liberté naturelle au profit de la liberté conventionnelle. Cette aliénation, si elle était absolue, impliquerait une société humaine fonctionnant comme une horloge ou comme une société naturelle comme celle des fourmis ou des abeilles. Cependant, ce n’est pas possible car « l’aliénation se faisant sans réserve, l’union est aussi parfaite qu’elle ne peut l’être » (
ibid., p. 361, § 7). Comme l’aliénation sans réserve n’existe pas (en dehors de la mort), il n’existe pas d’union parfaite (autre que divine).Toute forme de favoritisme corrompt le pacte social initial, en compromettant de manière indélébile la légitimité d’origine.Eh bien, soit. La liberté naturelle est aliénée en faveur de la liberté conventionnelle (ou morale). Ce n’est qu’à ce prix que l’on peut instituer la raison, la conscience et le langage qui n’existaient pas à l’état de nature. Tout fonctionne comme si elles aussi éveillaient la volonté générale qui rend possible la moralité. Sans volonté collective, la moralité ne se constitue pas. En conséquence, la volonté collectivement ne se trompe pas, mais elle peut être trompée (
ibid., p. 371). L’inégalité de droits définie par la loi (par exemple, le concept de propriété) n’est possible que si l’on peut tromper les individus pour les convaincre. Nous avons pour ainsi dire deux légitimités : l’une de droit, garantie par la nature (la nature de tout pacte social décrit au livre I du
Contrat social) et une autre de fait, instaurée par la persuasion (ou le pacte au profit des riches) du
Deuxième Discours ; cf. Rousseau, 1964c, p. 176-178). Le personnage du législateur suit une évolution similaire. Le législateur de droit, qui représente théoriquement la collectivité dans la mesure où il est capable de comprendre et d’exprimer la volonté générale, et le législateur de fait, qui existe historiquement et intervient dans le processus historique pour reconquérir la légitimité (originale) du pacte social, pour élargir la liberté publique. Toutefois, le législateur de fait peut virer à l’imposteur (le
Deuxième Discours qualifie ainsi le pacte au profit des riches, cf.
ibid., p. 164) qui affirme défendre l’intérêt commun alors qu’en réalité il n’agit qu’en faveur d’intérêts particuliers. Ce n’est plus un législateur, c’est un tyran.Lorsqu’il a agi en tant que législateur dans les
Considérations sur le Gouvernement de la Pologne, Rousseau a pris soin d’associer la participation aux décisions publiques et l’amour de la patrie (dans le sens de l’amour de la vie publique, la
vita activa). En outre, il importait de réduire l’importance de l’argent, car il n’y a « pas un grand mal en moral et en politique où l’argent ne soit mêlé » (Rousseau, 1964d, p. 1006). Il s’agissait d’empêcher que la Pologne n’accepte la domination de la Russie ou de la Prusse, car, si un citoyen ne tolère aucune ingérence extérieure dans ses décisions, il est indifférent à un serf d’obéir à un Polonais ou à un Russe ; l’esclavage n’a pas de patrie. Il est remarquable de retrouver ces positions dans le
Manifeste du Parti communiste (par exemple, « Les ouvriers n’ont pas de patrie. On ne peut leur ravir ce qu’ils n’ont pas », dans Marx, p. 26). Au cours de la décennie 70, les professeurs Luiz Roberto Salinas Fortes et Milton Meira do Nascimento de la faculté de philosophie de l’université de São Paulo (cf. Monteagudo, 1999) se livrèrent à un débat passionnant sur les diverses formes d’actions historiques du législateur. Salinas Fortes affirmait que « le législateur est à l’avant-garde de la révolution », c’est-à-dire qu’il fait partie du peuple qui lutte pour récupérer la liberté publique, garante de l’unité collective, et Meira do Nascimento insistait sur le fait que le législateur doit « modeler l’opinion publique » et agir en conséquence en accord avec une majorité vigilante (et non avec la majorité silencieuse), c’est-à-dire la partie du peuple qui influence de manière déterminante l’opinion publique de manière à augmenter le plus possible le nombre des personnes capables d’exercer cette influence dans toute la mesure du possible. Ce qui équivaut à remplacer une force de domination par une autre, par exemple l’ultra libéralisme par une bureaucratie de type stalinien. En d’autres termes, Fortes et Do Nascimento, bien qu’ils considèrent une forme de lutte différente, se rejoignent sur le fait qu’il faut lutter pour les droits et non les accepter, sous la forme paternaliste.Au cœur du débat se trouve le rôle de l’intellectuel : lutter ou éclairer les esprits ?
DÈS LORS QU’IL S’AGIT D’ANALYSER UNE INTERVENTION DANS UNE SITUATIONDONNÉE, et en dépit de l’actualité philosophique, les limites historiques d’une réflexion politique façonnée sous l’Ancien Régime refont toujours surface. Impossible d’éviter des considérations complémentaires qui incluent notamment la Révolution française. Abordons maintenant un extrait de l’œuvre de Marx, mieux à même de réfléchir sur le processus révolutionnaire français et sur ses conséquences historiques et philosophiques.Le
Manifeste du Parti communiste est une œuvre pragmatique qui suggère une action permettant de libérer les opprimés. La classe exploitée doit prendre conscience qu’elle peut vaincre et supprimer définitivement cet état de sujétion. La montée de la bourgeoisie, propriétaire des moyens de production, a créé le prolétariat, une sous-classe incapable d’autonomie car soumise à des conditions imposées par la produc-tion.Ainsi, le prolétariat est libre de vendre sa force de travail, la bourgeoisie est libre de l’acquérir au prix qu’elle estime adéquat [
3]]. Qu’est-ce qui caractérise cette liberté ? Étudions le
Manifeste de plus près.
Le Manifeste du Parti communiste invite tous les travailleurs à intégrer le mouvement communiste dans le but de prendre le pouvoir politique dans tous les pays et de supprimer l’exploitation de l’homme par l’homme. Solidement fondé sur le plan conceptuel, d’un grand lyrisme et porteur d’une rhétorique puissante, le
Manifeste a une finalité pratique précise : intervenir dans l’histoire pour supprimer la lutte des classes. L’essai commence par un bref historique de la constitution révolutionnaire de la bourgeoisie qui définit le prolétariat comme une classe subalterne. Ensuite, il propose une union révolutionnaire du prolétariat autour de la Ligue communiste pour abattre le pouvoir politique de la bourgeoisie et éliminer de ce fait la domination d’une classe sur une autre. Le chapitre 3 critique les mouvements socialistes et montre leurs limites. Enfin, au chapitre 4, Marx appelle les prolétaires à prendre conscience que leur union changera le monde. Il s’agit donc d’une théorie historique qui explique la révolution bourgeoise et confirme le caractère inéluctable de la révolution prolétarienne, dernière des révolutions qui devrait éliminer l’exploitation d’une classe par une autre. Il s’agit également d’une théorie politique selon laquelle les États doivent réaliser pleinement l’égalité et la liberté humaines. Enfin, il y a entre les lignes des positions et des présupposés déterminés historiquement et qui perdurent philosophiquement. Leur insertion historique, opuscule d’une association partisane appelant à l’union prolétaire, ne dénature en rien la portée philosophique des problèmes abordés. Dans ce sens, l’intérêt actuel du
Manifeste est une invitation à la philosophie, bien que cela n’ait pas été l’objectif de ses auteurs. C’est pourquoi il est possible de rapprocher la théorie du
Contrat social de Rousseau et la proposition du
Manifeste. La clé de voûte du
Manifeste est sa dernière phrase « Prolétaires de tous pays, unissez-vous » (Marx 1998, p. 41). Le résultat de cette alliance sera le même que celui qu’a eu l’union bourgeoise contre la tradition féodale. Il s’agit de démontrer que l’accession révolutionnaire de la bourgeoisie à la classe dominante, comme la future ascension du prolétariat, obéissent à deux critères historiques qui orientent la construction rhétorique du texte. Premièrement, « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes » (
ibid., p.
. Deuxièmement, « toute lutte de classes est une lutte politique » (
ibid., p. 17). Commençons par exposer ce qui caractérise les classes en lutte. « Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée » (
ibid., p.
. Ainsi, les classes changent de nom, mais le rapport reste le même ; oppresseurs et opprimés, ne cessant de s’opposer dans une guerre qui n’en finit pas. C’est justement lorsqu’elle se transforme que cette guerre devient de l’histoire, lorsque la configuration des classes en lutte se modifie. Cette guerre ininterrompue finit « toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte »
(ibid.). En conséquence, l’histoire se déroule à travers le changement de la forme d’oppression et, de ce point de vue, la fin de l’oppression signifierait la fin de l’histoire.La transformation révolutionnaire la plus récente de l’histoire est celle qui a permis à la bourgeoisie d’accéder à la position de classe opprimante. « La société bourgeoise moderne […] n’a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d’oppression, de nouvelles formes de lutte à celles d’autrefois. » La lutte des classes se poursuit donc, et il reste à vérifier ce qui caractérise l’oppression moderne pour entrevoir la prochaine transformation historique. Pour cela, il faut décrire l’évolution de la bourgeoisie dont chaque étape a été accompagnée d’un « progrès politique correspondant » (
ibid., p. 9), puisqu’elle a détruit d’une manière différente des aspects de la domination précédente. Sous cet angle, les intérêts bourgeois conditionnent toutes les relations sociales. « Partout où elle a conquis le pouvoir, [la bourgeoisie] a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens [féodaux] […], elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du “paiement au comptant”. Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse […] dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés si chèrement conquises l’unique et impitoyable liberté du commerce » (
ibid., p. 10). Diverses formes de libertés publiques et de décisions collectives ou communautaires ont été remplacées par le « paiement au comptant » impersonnel et le calcul égoïste. L’unique liberté publique qui a survécu est la liberté du commerce, à laquelle les autres libertés sont subordonnées [
4]]. Et cette liberté, à son tour, est devenue une référence d’autonomie.Sur un autre point, Marx démontre l’autonomie du capital par rapport aux personnes : « Le capital est indépendant et personnel, tandis que l’individu qui travaille n’a ni indépendance ni personnalité » (
ibid., p. 23). Ou encore « Le capital n’est donc pas une puissance personnelle ; c’est une puissance sociale » (
ibid., p. 22). Pour le bourgeois, la liberté se réduit à « la liberté de commerce, la liberté d’acheter et de vendre » (
ibid., p. 23).Ainsi, être autonome équivaut à décider ce qui va être vendu et ce qui va être acheté. Comme le travailleur n’a que sa force de travail à vendre, sa liberté est quasi nulle. Par ailleurs, étant donné que le capitalisme a besoin de la liberté de commerce pour maintenir sa domination de classe, toutes les autres valeurs doivent être subordonnées à cette « liberté impitoyable ».En conséquence, tout tourne autour du capital, de l’argent et du commerce. « En un mot, à la place de l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale » (
ibid., p. 10).
Le fait qu’elle impose la liberté du commerce comme garantie ultime de sa domination condamne la bourgeoisie à une insécurité permanente, car la libre concurrence introduit une guerre fratricide au sein même de la bourgeoisie : « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. […] Le bouleversement continuel de la production, le constant ébranlement de tout le système social, l’agitation et l’insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes » (
ibid., p. 11). L’ancienne stabilité, garante des dominations des périodes historiques précédentes, n’existe plus. En termes plus poétiques, pour paraphraser les grands auteurs, « tout ce qui était solide s’évapore, tout ce qui était sacré devient profane ». La base politique qui a instauré ce type de liberté est la propriété des moyens de production, la propriété bourgeoise et l’industrialisation qui ont littéralement favorisé une explosion de la production, inimaginable dans un système de type féodal.À ceux qui considèrent que la mondialisation libérale est un phénomène récent, il convient de rappeler quelques phrases du
Manifeste, notamment la conclusion à laquelle aboutit Marx : « Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la bourgeoisie envahit le globe entier. […] Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays » (
ibid., p. 11). La mondialisation du commerce est obligatoire parce que c’est l’unique moyen qu’a la bourgeoisie de se maintenir en tant que classe dominante, c’est-à-dire qu’il faut créer de nouveaux besoins pour vendre l’excédent de production. Il est à noter, en outre, qu’il existe un parallèle entre l’union des prolétaires dans tous les pays et la pression de la domination bourgeoise dans le monde entier. C’est la libre concurrence sur les marchés qui a placé la bourgeoisie dans cette position dominante, qui a « créé des forces productives plus nombreuses et plus colossales que ne l’avaient fait toutes les générations précédentes » (
ibid., p. 12). Cela génère en permanence des « crises commerciales » (
ibid., p. 13) dont « le retour périodique constitue une menace pour la société bourgeoise ». Ces crises sont caractérisées par ce qui, à d’autres époques, eût semblé un non-sens : une surproduction. « La société se trouve subitement ramenée à un état de barbarie momentanée ; on dirait qu’une famine, une guerre d’extermination […], l’industrie et le commerce semblent anéantis. Et pourquoi ? Parce que la société a trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d’industrie, trop de commerce. […] Le système bourgeois est devenu trop étroit pour contenir les richesses qu’il a produites » (
ibid., p. 13-14). La surproduction qui est le moteur de la bourgeoisie implique également une maturité politique (et intellectuelle) du prolétariat [
5]].Pour surmonter ces crises, la bourgeoisie doit « détruire une masse de forces productives et conquérir de nouveaux marchés » (
ibid., p. 14), ce qui aboutit à préparer des crises « plus générales et plus violentes ». En conséquence, « les armes dont la bourgeoisie s’est servie pour abattre la féodalité se retournent aujourd’hui contre la bourgeoisie elle-même. Mais la bourgeoisie n’a pas seulement forgé les armes qui la mettront à mort ; elle a produit aussi les hommes qui manieront ces armes, les ouvriers modernes, les prolétaires. […] Ces ouvriers, obligés de se vendre tous les jours, sont une marchandise exposée à toutes les vicissitudes de la concurrence, et à toutes les turbulences du marché ». De manière contradictoire, le surplus d’excédent qui garantit le capital et aboutit à une crise commerciale génère également l’outil de destruction du capital, les travailleurs. En outre, de même que la bourgeoisie, le prolétariat passe également par différentes phases d’évolution et remporte des victoires éphémères, mais « le résultat véritable de leurs luttes est moins le succès immédiat que l’union grandissante des travailleurs » (
ibid., p. 17). Par ailleurs, il est clair que la prédominance politique du prolétariat mettra un terme à la lutte des classes. « Le pouvoir politique, à proprement parler, est le pouvoir organisé d’une classe pour l’oppression d’une autre. Si le prolétariat, dans sa lutte contre la bourgeoisie, se constitue forcément en classe, s’il s’érige par une révolution en classe dominante et, comme classe dominante, détruit par la violence l’ancien régime de production, il détruit, en même temps que ce régime de production les conditions de l’antagonisme des classes, il détruit les classes en général et, par là même, sa propre domination comme classe » (
ibid., p. 28-29). La victoire des opprimés met un point final à l’histoire proprement dite, car c’est la fin de la lutte des classes, la fin des relations d’oppression dans la société [
6]]. L’interdépendance des hommes passera à un autre niveau, l’histoire aura un autre objet et une autre désignation. À ce moment de l’œuvre de Marx, la bourgeoisie est condamnée à une révolution permanente et le prolétariat à la dernière révolution. Cette doctrine de l’histoire, qui est en même temps une doctrine de lutte politique, recherche une légitimité philosophique.
Marx pense que le prolétariat vaincra pour deux raisons, en premier lieu parce « les prolétaires n’ont rien à sauvegarder qui leur appartienne » (
ibid., p. 19). En second lieu, parce qu’ils sont plus nombreux : « Le mouvement prolétarien est le mouvement spontané de l’immense majorité au profit de l’immense majorité »
(ibid.). L’union du prolétariat acquiert une volonté suffisante pour défaire le pouvoir politique de la bourgeoisie. C’est dans ce sens que « la lutte du prolétariat est […] une lutte nationale ». Comme la conquête de l’autonomie, elle est inévitable parce que la propriété privée des moyens de production crée une « guerre civile plus ou moins larvée […] jusqu’à l’heure où cette guerre éclate en révolution ouverte, et où le prolétariat fonde sa domination par le renversement violent de la bourgeoisie »
(ibid.). Certaines caractéristiques de la bourgeoisie contiennent le germe de sa propre destruction :« L’ouvrier moderne descend toujours plus bas, au-dessous même des conditions de vie de sa propre classe. Le travailleur devient un pauvre, et le paupérisme s’accroît plus rapidement encore que la population et la richesse. Il est donc manifeste que la bourgeoisie est incapable de remplir plus longtemps son rôle de classe dirigeante […]. Elle ne peut plus régner, parce qu’elle est incapable d’assurer l’existence de son esclave dans le cadre de son esclavage, parce qu’elle est obligée de le laisser déchoir au point de devoir le nourrir au lieu de se faire nourrir par lui. La société ne peut plus vivre sous la domination de la bourgeoisie, ce qui revient à dire que l’existence de la bourgeoisie n’est plus compatible avec celle de la société » et Marx de conclure que « la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs. Sa chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables »
(
ibid., p. 20).De même, c’est la bourgeoisie elle-même qui fournit aux travailleurs « par l’accroissement des moyens de communication » (
ibid., p. 17) les instruments qui leur permettront de s’unir. Ainsi, les nombreuses luttes locales peuvent devenir une lutte nationale, une lutte des classes. Cependant, « toute lutte des classes est une lutte politique ». Or, la logique inexorable de l’histoire est soumise à la logique politique des classes. Dans ce cas, qu’est-ce qui empêche les prolétaires de s’organiser en une classe ? – « La concurrence que se font les ouvriers entre eux » (
ibid., p. 20). La prise en compte de la libre concurrence.À ce point, Marx se laisse aller à un certain optimisme : « Mais elle [l’organisation des prolétaires] renaît toujours, et toujours plus forte, plus ferme […]. Elle profite des dissensions intestines de la bourgeoisie » (
ibid., p. 17). L’avantage, selon le
Manifeste, est que les bourgeois sont en état de guerre perpétuelle, premièrement contre les aristocrates, puis contre des éléments de la bourgeoisie elle-même qui s’opposent au progrès industriel et enfin contre les bourgeois des autres pays. Dans ces conflits permanents, « elle se voit obligée de faire appel au prolétariat, de revendiquer son aide et de l’entraîner ainsi dans le mouvement politique »
(ibid.). Si bien que « la bourgeoisie fournit aux prolétaires les éléments de sa propre éducation politique »
(ibid.). Toutefois, il semble que Marx n’accorde pas l’importance qu’elle mérite à une composante sociale dont lui-même reconnaît l’existence : « Les classes moyennes, petits fabricants, détaillants, artisans, paysans, combattent la bourgeoisie pour garantir leur survie et empêcher leur déclin. Elles ne sont donc pas révolutionnaires, mais conservatrices. […] Si elles sont révolutionnaires, c’est en considération de leur passage imminent au prolétariat : elles défendent alors leurs intérêts futurs et non leurs intérêts actuels » (
ibid., p. 18). Or, si nous prenons l’exemple de la Révolution française, nous constatons que c’est précisément la scission intervenue au sein du Tiers état lorsque la bourgeoisie a assumé le contrôle de la situation qui a imposé un concept précis de liberté politique (comme nous l’avons vu, la liberté du commerce). Sans oublier le lumpen-prolétariat, dont les « conditions de vie le disposeront plutôt à se vendre à la réaction ». L’histoire ultérieure démontre qu’en empruntant cette voie Marx, tout optimiste qu’il soit, s’est retrouvé à la croisée des chemins. La conclusion du succès à venir du prolétariat dépend d’une simplification reconnue par le
Manifeste lui-même : « Le caractère distinctif de notre époque, de l’époque de la bourgeoisie, est d’avoir simplifié les antagonismes de classes. La société se divise de plus en plus en deux vastes camps ennemis […], la bourgeoisie et le prolétariat » (
ibid., p.
. Il convient d’observer que cette projection était rigoureusement exacte en 1847 au moment de la rédaction de cet ouvrage. Et, contrairement à l’ambition qui existe encore théoriquement, la lutte politique du prolétariat s’est divisée (avec le développement des classes moyennes et l’utilisation institutionnelle du lumpen-prolétariat) et la bourgeoisie a réagi en s’unissant (malgré la concurrence fratricide intrinsèque à la définition même de la bourgeoisie). Marx avait déjà expliqué pourquoi ce qu’il prévoyait ne se réaliserait pas complètement, ce qui caractérise l’aspect rhétorique d’un manifeste partisan de l’action et de la lutte politique : « Le prolétariat, couche inférieure de la société actuelle, ne peut se soulever, se redresser, sans faire sauter toute la superstructure des couches qui constituent la société officielle » (
ibid., p. 19). Ce n’est pas sans raison que la position de Marx tendra à se radicaliser après ledésastre de la Commune de Paris, postérieur à la rédaction du
Manifeste [
7]].Comme le prolétariat est effectivement supérieur en nombre, le
Manifeste utilise un parallèle adéquat : « La première étape dans la révolution ouvrière est la constitution du prolétariat en classe dominante, la conquête de la démocratie » (
ibid., p. 27). Cette majorité numérique flagrante a peut-être induit Marx, à ce moment-là, à sous-estimer la réaction de la bourgeoisie : « Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production entre les mains de l’État, c’est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante. » Bon, si l’État se définit par un ensemble de lois communes, il est pour le moins singulier de prendre son temps pour éliminer la propriété des moyens de production et l’achat et la vente des biens et du travail. En d’autres termes, les modalités de cette réforme légale ne sont pas indiquées. C’est comme si le pouvoir politique prolétarien parvenait petit à petit à maintenir la bourgeoisie dans les fers parce qu’il importe d’inventer une nouvelle forme de liberté publique qui ne soit ni le libre commerce ni la concurrence. L’État se substitue à la bourgeoisie détentrice des moyens de production, mais la condition initiale du libre commerce n’est toujours pas résolue. Comme nous l’avons vu, cette condition initiale est précisément ce qui maintient la bourgeoisie en état de révolution permanente dans le monde entier : « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production » (I, p. 11). La conquête de la démocratie politique a un puissant ennemi : le libre commerce, car la liberté individuelle peut considérer ce qu’elle doit à la liberté publique comme un préjudice. En un mot, la dignité peut avoir un prix.En outre, la période de transition communiste exige le recours à la force : « [La conquête de la démocratie] ne pourra naturellement se faire, au début, que par une violation despotique du droit de propriété et du régime bourgeois de production » (
ibid., p. 28). À noter que la réorganisation sociale redéfinit les régimes de production et la propriété : « Ce qui caractérise le communisme, ce n’est pas l’abolition de la propriété en général, mais l’abolition de la propriété bourgeoise » (
ibid., p. 21). Cependant, il est toujours impossible de décrire d’avance en quoi consisteront ces redéfinitions : « Ces mesures seront différentes dans les différents pays » (
ibid., p. 28). On ne dispose que de quelques grandes lignes générales.Le lyrisme du texte et sa force rhétorique risquent de faire oublier que la dignité bourgeoise se limite à la propriété et qu’elle n’a aucun scrupule lorsqu’il s’agit de la conserver, c’est-à-dire que le
Manifeste s’attaque à « ceux qui critiquent » la bourgeoisie et sous-estime la violence dont elle peut faire preuve pour se maintenir au pouvoir. En termes rousseauistes, Marx analyse la résistance de la bourgeoisie sous l’angle de la force morale, mais non de la force physique. Les biens d’un propriétaire sont une prolongation de son corps qui le rendent plus fort qu’un travailleur. Les travailleurs unis peuvent vaincre le propriétaire, non en s’identifiant purement et simplement comme une classe, mais en formant une volonté générale et une opinion publique qui abrogent la validité légale de la propriété bourgeoise. Cette union a pour but de créer une force commune qui surpasse celle que le propriétaire peut accumuler. Tout semble favorable aux travailleurs, sauf la division interne de leur classe. Malheureusement, cette division est un fait historique. Ce qui devrait être la lutte de deux factions, propriétaires et travailleurs, pour le pouvoir politique, se ramifie d’une manière surprenante.
QUEL IMPACT PEUVENT AVOIR LES IDÉES AU COURS DU PROCESSUS HISTORIQUE ? À un moment précis du texte, Marx affirme, alors qu’il expose l’évolution historique de certains concepts bourgeois : « au XVIIIe siècle, […], les idées de liberté religieuse, de liberté de conscience ne firent que proclamer le règne de la libre concurrence dans le domaine du savoir » (
ibid., p. 27). La liberté de commerce, conséquence nécessaire du régime de propriété bourgeois, a introduit la libre concurrence dans l’esprit du siècle, qui l’a insufflée dans la vie politique. La liberté a été liée de telle sorte à l’idée de concurrence que le débat politique a tourné au sophisme au lieu de devenir révolutionnaire (c’est-à-dire, selon Marx, idéologique plutôt que véritablement philosophique). À partir du XVIIIe siècle, la connaissance a été monopolisée par des sophistes préoccupés de rivaliser et de remporter des victoires sur une espèce de marché du savoir. Le marché s’est approprié la liberté, la justice et enfin le savoir. En conséquence, l’élimination de la propriété bourgeoise impliquerait la suppression de cette forme de liberté publique qui se caractérise par le marché.Au moment historique où Marx rédige ce texte, l’hypothèse d’un « socialisme de marché » est inconcevable. Autrement dit, le
Manifeste affirme que « les socialistes bourgeois veulent les conditions de vie de la société moderne sans les luttes et les dangers qui en découlent fatalement. […] Le socialisme bourgeois tient tout entier dans cette affirmation que les bourgeois sont des bourgeois dans l’intérêt de la classe ouvrière » (
ibid., p. 36-37). En fait, comme nous le savons, la conjoncture historique de 1847 était très différente de la conjoncture actuelle. Cette hypothèse a été défendue, au XXe siècle, par quelques intellectuels de gauche, après la chute du Mur. Par exemple, Robin Blackburn [
8]] (Blackburn, 1993) mentionne des discussions sur la difficulté de fixer le prix des produits au cours des premières années de l’Union soviétique, dans une économie planifiée qui respectait les principes du communisme. Si, d’une part, il n’y a pas de plus-value, d’autre part, il est impossible de prévoir la consommation exacte d’une population déterminée.À part les questions techniques d’économie, il est intéressant d’observer que, malgré une certaine conception de l’histoire (« L’histoire […] jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes », Marx, 1998, p.
qui impliquait une définition préliminaire de la philosophie historique, la discussion conceptuelle sur la liberté ou sur une indispensable nouvelle liberté communiste n’aboutissait pas. Le problème est
grosso modo qu’une philosophie de l’histoire doit impérativement présupposer une philosophie de la liberté et, en définitive, quelles sont les limites du déterminisme historique ? Le prolétariat lutte pour la fin de la domination, au nom de la liberté et non au nom de l’égalité, ce qui revient à dire que les processus politiques n’ont pas de point final.Si l’instrument théorique de la dialectique hégélienne articule sa réflexion systématique sur des totalisations, des idées pré-dialectiques peuvent exposer des problèmes insurmontables dialectiquement, bien que soumis à une histoire déterminée (par exemple, l’histoire de la philosophie). Étant donné que, comme nous l’avons vu, nous pouvons conclure du
Manifeste du parti communiste que lutter contre la propriété bourgeoise équivaut à lutter contre la prédominance de la liberté du commerce sur les autres libertés publiques, tout domaine de liberté publique devra s’ouvrir pour remplacer ou soumettre (voire supprimer historiquement) la liberté précédente, si nous acceptons les considérations de Rousseau, selon lesquelles l’Histoire se compose d’une série de formes possibles de libertés publiques. Nous dirons, en termes hégéliens, que cette manière d’envisager l’Intellect (ou l’Entendement) peut permettre de comprendre le caractère insoluble de certaines contradictions dialectiques qui ne sont pas supprimées historiquement (par exemple, la liberté du commerce garantissant la propriété bourgeoise). En fin de compte, la Raison est condamnée à n’être rien d’autre qu’une expérience historique de l’Intellect. De cette manière, penser en termes de communisme revient à réfléchir à différentes formes d’abolition de la lutte des classes, dont chacune vainc la domination et récrit une nouvelle histoire qui est forcément différente. Il incombe aux intellectuels de réfléchir aux mouvements sociaux ou politiques, insérés dans ou exclus de l’action, contre ou en faveur du processus.
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Essai sur l’origine des langues, in
Œuvres complètes, t. 5, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1995. [
1] Une histoire est conditionnée par les restrictions naturelles ; cependant, on ne peut pas parler de dialectique.[
2] [D’où l’importance de l’essai « Une société générale du genre humain » (Rousseau, 1964b, p. 281-289), qui démontre qu’indépendance et association ne peuvent pas coexister en l’homme.[
3] Il est intéressant de rappeler une citation de Rousseau faite par Marx dans
Le Capital (vol. I, livre I, t. 2, chap. 24, note 232) : « Je permettrai que vous ayez l’honneur de me servir [dit le capitaliste] à condition que vous me donnerez le peu qui vous reste, pour la peine que je prendrai de vous commander » (Rousseau,
Discours sur l’économie politique, Genève, 1760).[
4] [Y compris la liberté privée dont le discours libéral fait ses choux gras. C’est ainsi que l’on peut comprendre, par exemple, à l’heure actuelle, la difficulté d’interdire la violence ou la pornographie à la télévision à des heures précises. Lorsque l’indice d’audience et la valeur des contrats publicitaires prédominent, tout est permis.[
5] [Il faut noter une observation tardive d’Engels, dans la Préface pour l’édition allemande de 1890 du
Manifeste : « Pour la victoire définitive des propositions énoncées dans le
Manifeste, Marx s’en remettait uniquement au développement intellectuel de la classe ouvrière, qui devait nécessairement résulter de l’action et de la discussion […]. Et Marx avait raison » (Marx 1988, p. 55).[
6] [Marx prévoit la fin de l’oppression et en conséquence de tout type de dictature. Hal Draper, dans un mémoire très important(Draper, 1979) a analysé une à une dans toute l’œuvre de Marx et d’Engels les très rares apparitions (12) de l’expression « dictature du prolétariat » et démontré que cette idée n’a jamais eu l’importance que lui a donnée plus tard le bolchevisme russe.[
7] [Dans «
Acertos e Dificuldades do Manifesto Comunista », p. 3, Ruy Fausto affirme que « la perspective du
Manifeste est peut-être exceptionnellement
progressiste au mauvais sens du terme (l’expérience de 48 aurait eu pour rôle de renforcer la critique) ».[
8] [Dans Blackburn, 1993, p. 146-1477, l’auteur cite quelques conclusions de Trotski sur le marché et évoque, p. 148 à 153, ce que l’on a désigné par le « débat sur les prix