Morale et économie
Ceci dit, à la question « Le capitalisme est-il moral ? », la réponse est clairement : « non » ! Et ce fut bizarrement l’erreur même de Marx qui crut que l’économie pouvait être moralisée. C’est-à-dire, en inventant un système économique qui nous rendrait tous égaux. Or, André Comte-Sponville a parfaitement raison de dire que l’erreur fondamentale de Marx fut « anthropologique ». L’homme n’est pas programmé pour la charité, le désintéressement, ou encore le partage avec ses congénères. Marx n’a pas voulu écouter Hobbes ou même Kant qui voyaient en l’homme un rapace, un prédateur cruel avec ses congénères, prêts à tous les « meurtres » pour satisfaire ses désirs égoïstes. On ne peut donc pas forcer les gens à se soumettre librement à un système économique donc le vœu essentielle aurait été si sévère : que les hommes en finissent avec leur nature, et qu’ils se rendent moraux et charitables avec leur semblables, plaçant le bien public plus haut que leurs biens privés.
Le coup de génie du capitalisme
L’idée naturelle du capitalisme est de fonder toute la mécanique de son système sur les intérêts privés. Comte-Sponville cite une formule de Guizot qui sut, mieux que personne, donner une définition sans ambiguité de la morale du capitalisme : « Enrichissez-vous ! » Quoi de plus efficace et de plus intelligent que d’intégrer au fondements du système, -d’en faire le moteur même !-, que l’égoïsme naturel de tous ? Le capitalisme est donc l’inverse du communisme, et en ce sens, cela lui assure une durée de vie nettement plus longue. Nous ne sommes presque plus dans l’idéologie ici, mais dans une mécanique logique qui réclame à tous d’être presque égaux à eux-mêmes. En ce sens, vous comprendrez sûrement comment, dans un sens purement mécaniste, la morale ne peut rien avoir à faire avec le capitalisme.
Le retour de la morale puritaine
Pourtant, le XXIème siècle semble inaugurer un retour en force de la morale dans toutes les affaires humaines. Cette résurgence morale est totalement inédite depuis la dernière guerre. André Comte-Sponville évoque d’ailleurs fort à propos, ces années impossibles, il y a trente, trente-cinq ans, où l’immoralisme était à la mode. « Les plus philosophes, parmi nous, se réclamaient volontiers de Nietzsche : nous voulions vivre par-delà le bien et le mal. Quant à ceux qui n’étaient pas philosophes, ils se contentaient de peindre sur les murs de leur faculté – ou de lire, mais souvent avec approbation – les slogans d’alors. Vous vous en souvenez : « Il est interdit d’interdire », ou bien : « Vivons sans temps morts, jouissons sans entraves. »[1] Aujourd’hui, l’heure est au puritanisme, observé avec le zèle le plus strict. Désormais, nous ne sommes plus, comme en 1968, politiquement impliqués, le terrain de la politique ayant été déserté au profit de la morale, c’est-à-dire la solidarité, l’humanitaire, les droits de l’homme, ou encore, la dernière occupation à la mode, l’écologie. Après les soixante-huitards, et leur révolution poétique et métaphysique, nous sommes à présent, une génération toute mobilisée pour sauver l’esprit de la morale, au détriment, voire indifférente à toute politique. C’est ce que nous pourrions appeler les « droits de l’hommisme ». Pas si paradoxal dans un monde où l’on a vu le capitalisme triompher. D’autant que ce qui vient souder les deux, dans une forme de sainte Trinité, c’est la « mort de Dieu », autrefois diagnostiqué par Nietzsche[2], que l’on pourrait rapidement définir par la laïcité, c’est-à-dire l’autorisation de croire dans la sphère privée, la sphère publique ayant été désormais désertée par Dieu, qui n’a plus droit de citer dans l’organisation et la cohésion sociale. Dieu est désormais « socialement mort »[3]. L’individualisme ayant fait son nid dans cette culture de la sphère privée, plus personne ne s’inquiète que, le dimanche, les églises soient désertées au profit des supermarchés ; en revanche, la question de la morale, c’est-à-dire du « Que dois-je faire ? » devient soudain un problème, car, avec la mort de Dieu, la réponse ne va désormais plus de soi. D’où, par ailleurs, cette nouvelle mode éthique qui touche tous les secteurs de l’économie. Pour le comprendre, je ne fais que renvoyer, derrière André Comte-Sponville, à cette étrange mode de l’« éthique d’entreprise » qui devient de plus en plus une version « managériale » de la « morale ».
Le capitalisme est-il moral ?
Si la vision du communisme de Marx est obsolète, Comte-Sponville nous demande de ne pas jeter, en revanche, son analyse du capitalisme. Qu’est-ce que le capitalisme ? La définition de Marx est la suivante : « le capitalisme est un système économique fondé sur la propriété privée des moyens de production et d’échange, sur la liberté du marché et sur le salariat. »[4] Pour rendre cette définition accessible au plus grand nombre, je dirais que le capitalisme fonde son système de fonctionnement autour d’une division de la population humaine. D’un côté, une petite poignée de propriétaires des moyens de productions, de l’autre, une grande majorité de personnes ne disposant d’aucunes ressources pour subsister, si ce n’est vendre à celui qui possède les moyens de sa subsistance, leur force de travail en échange d’un salaire. Jusqu’ici, la définition est toujours marxiste, mais si l’on observe attentivement, on comprendra que la société capitaliste est principalement fondée sur une grande imposture : celle que l’on retrouve dans le mythe fondateur de Rockefeller aux Etats-Unis. C’est-à-dire cet homme qui est s’est enrichi à partir de rien, et qui ne doit sa fortune qu’à son esprit d’initiative et sa grande volonté. Résultat : comme au Loto, cent pour cent des gagnants ont effectivement joué, mais cent pour cent des joueurs n’ont pas gagné. En plaçant la carotte au bout du bâton, on a fait avancer plus d’un âne, sans que qu'aucun n’ait jamais gouté à la moindre bouchée de la carotte qu’il avait pourtant ardemment poursuivie, investissant toute sa peine et tous ses espoirs. Eh oui ! L’âne aura bien couru pour y parvenir !! Mais rien ! La plupart des salariés vendent leur force de travail, et rêvent d’avoir un jour suffisamment d’épargne pour se lancer, à leur tour, dans la grande course capitaliste de la réussite financière, sans jamais parvenir, pour la majorité d'entre eux, à réaliser ce rêve, le transmettant néanmoins à leurs enfants, bien persuadés que seule la force de leur volonté fut déficiente dans l’affaire.
La réalité, c’est que le capitalisme n’est pas moral, au sens ou la générosité, la solidarité et la parité n’ont pas lieu d’être citées dans les logiques mêmes du système.
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L’individu parfait
Le collectivisme ou la planification d’Etat n’ont pas fonctionné. Le socialisme marxiste, dans son emportement moral, n’a, au final, produit que de la bureaucratie, des contrôles policiers, de la contrainte et pas mal de terreur. Mais durant son règne, le communisme de l’Est, eut une grande vertu toutefois : justifier l’ère du capitalisme. A présent que le régime soviétique s’est écroulé, on a entendu çà et là des voix s’élever pour critiquer un autre système bureaucratique, fondé sur une autre forme de contrôle et de terreur : le capitalisme lui-même[5].
Mais ce que le capitalisme a réussi de plus fort, c’est sûrement d’installer dans nos rapports humains, et même dans nos rapports de soi à soi, un désir très puissant, qui est justement le désir de toute-puissance. On retrouve cette idée fondamentale dans un film datant de 1999, Fight club[6]. Les deux personnages principaux décident de fonder un lieu secret, en général une cave prêtée par un complice, où des hommes de toutes catégories sociales confondues, viendraient se battre à poings nus, afin de prendre conscience de leur existence authentique. Mais l’idée des deux hommes dépassent largement celle de fonder un club de « bastonneurs ». Leur but ultime est d’en finir avec le dictat d’une société totalement consumériste qui fonde toute son idéologie sur le dogme de la perfection. Aussi, tous ces hommes cherchent moins à gagner la bagarre que repartir abîmés en venant ainsi se battre dans les caves réquisitionnées par Jack et Tyler Durden. L’amélioration de soi n’étant décidément pas la source du bonheur durable, il s’agit alors d’en finir avec le dogme de l’homme parfait, et de procéder à une totale destruction de soi.
Cette idée est à mon sens centrale pour comprendre à la fois l’immoralisme de fait auquel se rattache finalement le capitalisme, mais encore toute sa force nocive, tant elle fonde son principe premier, non pas sur le bonheur des hommes, mais, à mon sens, sur leur mal-être. En réduisant le bonheur des hommes à la possession matérielle, elle assure sa survie, mais surtout, la souffrance durable de tous ceux qui ont été dupés. C’est ainsi pour en finir avec une supercherie qui est prête à tout vendre, résumant choses et humains à l’état d’objets consommables, jusqu’à proposer des marchandises qui pourraient se transformer pour un grand nombre en maux durables, et ainsi inventant leurs remèdes, ce qui augmentera considérablement le chiffre d’affaires du système, que Jack et Tyler Durden vont finalement abandonner le projet Fight Club, pour un projet de plus grande ampleur, le Projet Chaos (KO ?). La philosophie de Tyler Durden, qui est selon moi, le plus grand nihiliste du cinéma américain, est simple (je cite de mémoire): « Vous n’êtes pas votre voiture, vous n’êtes pas votre travail, vous n’êtes pas votre porte-monnaie, vous n’êtes pas votre putain de treillis, vous êtes la merde de ce monde, prêts à servir à tout ! » Le constat semble sans appel, mais suffisamment instructif pour répondre au problème qui nous occupe : non seulement le capitalisme n’a pas comme préoccupation de viser la moindre morale, mais établit, néanmoins, une sorte de philosophie morale en profondeur pour l’ensemble des consommateurs : elle nous dit de viser le modèle de l’homme parfait, en lui ressemblant le plus possible, tout en valorisant d’une part, le courage et le labeur, de l’autre le mérite et la sélection, afin de justifier et d'encourager les réussites, et de se dédouaner par ailleurs, des très nombreux ratés. D’où la logique de Tyler Durden qui ressemble de prêt à une autodestruction en règle, dans l’esprit de la philosophie des punks de la fin des années 70 : seuls ceux qui ont touché le fond sont libres. Etrange philosophie, sauf si l’on prend en compte cette idée que les capitalistes ont, eux, bien comprise : notre besoin de perfection est tel, que toutes nos propriétés matérielles deviennent désormais la seule vraie définition de notre identité, et du même coup, cette chaîne cent pour cent inoxydable qui nous aliène à la violence même du système. Sans espoir de retour...
En ouverture :
Edward Norton in Fight club de David Fincher, image : Jeff Cronenweth, 1999.
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[1]A. Comte-Sponville, [size=16]Le capitalisme est-il moral ?, Paris, Albin Michel, 2004, p. 17.
[2]Voir Le Gai savoir, III, § 108 et 125, et Ainsi parlait Zarathoustra, I, Prologue, § 2.
[3]A. Comte-Sponville,. Op. cit. p. 35
[4]Cité par A. Comte-Sponville, Op. cit. p. 83.
[5]Je renvoie à l’analyse de A. Comte-Sponville sur le sujet. Cf. Chapitre IV, « La confusion des ordres : ridicule et tyrannie, angélisme et barbarie », in Op. cit., p. 89 et sq.
[6]Inspiré du roman éponyme de Chuck Palahniuk, (Gallimard, Folio-SF, 1999) et réalisé par David Fincher, avec Brad Pitt et Edward Norton, édité en DVD par Fox Pathé Europa en 2001.[/size]