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 Penser la décroissance avec Serge Latouche

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25022016
مُساهمةPenser la décroissance avec Serge Latouche

Penser la décroissance avec Serge Latouche

I / Pourquoi ce mot ?
Deux livres, parus en 2006, abordent la question de la décroissance (*):
- « Le pari de la décroissance, le mythe du développement durable » de Serge Latouche, Editions Fayard en Octobre 2006,
- Et « Du développement à la décroissance, de la nécessité de sortir de l’impasse suicidaire du capitalisme » de Jean-Pierre Tertrais aux Editions du Monde Libertaire en Juin 2006.
Le thème de la décroissance est devenu un axe de lutte politique à part entière, une nouvelle forme de poser la question de l’écologie politique. Il existe un journal, qui se nomme ainsi, des groupes « décroissance » se sont constitués dans plusieurs villes de France, un parti de la décroissance a été créé. La décroissance est un thème important dans le débat politique anticapitaliste, il est porté, entre autres, par des libertaires, en témoigne le livre de Jean Pierre Tertrais.
La notion de décroissance est une façon de répondre aux multiples crises du système capitaliste actuel. Face aux différents symptômes de notre société, la décroissance est une idée qui fédère les critiques. C’est une sorte d’étendard, un mot d’ordre, un mot-obus selon Paul Aries.
Pour Serge Latouche, ce n’est pas un concept, il préférerait le mot « a-croissance », construit comme le mot athéisme. Pour lui, il ne s’agit pas un retour en arrière, mais d’un changement radical de direction. Il faut décroître l’avoir, synonyme de plus bien-être au moyen des marchandises, pour améliorer le bien-être vécu par la culture et le relationnel. Il admet que la décroissance a un aspect scandaleux pour les personnes pauvres aussi bien au Nord qu’au Sud. Il est, en effet, assez délicat de proposer la décroissance à des personnes, qui ne participent à la croissance et qui sont cantonnées au minimum de la consommation. Serge Latouche emploie le mot décroissance par commodité. Ce mot a l’avantage de dire clairement ce à quoi il s’oppose : la croissance capitaliste.
Pour le contenu pratique de ce que Serge Latouche propose sur cette décroissance, je renvoie à la note de lecture de Georges Birault, qui explique le programme huit « R » : Revaloriser, Reconceptualiser, Restructurer, Redistribuer, Relocaliser, Réduire, Réutiliser, Recycler (1).
La force de l’idée de décroissance vient de ce que l’humanité et la planète sont en danger. L’empreinte écologique des activités humaines est telle que la crainte d’une catastrophe doit être prise au sérieux. Les analyses et les projections des scientifiques vont toutes dans le même sens, il y a urgence. Les mots ne suffisent plus, il faut agir et penser hors la croissance. Les luttes pour l’émancipation humaine ne peuvent pas ignorer ce danger et ce qu’il implique. La décroissance est donc une nouvelle étape que nous devons intégrer à notre approche critique et à notre mode de vie. Après la domination, l’oppression, l’exploitation, le colonialisme, l’impérialisme, le racisme, le féminisme, le refus de l’homophobie, le refus de la répression sexuelle, la demande de respect pour les différences, l’écologie politique, au travers de la décroissance, est maintenant une ligne de partage dans la lutte anti-capitaliste. La lutte de classe s’étend aux problèmes de la planète, parce que ces difficultés concernent tout le monde.
La question de l’organisation de la production et de la répartition des richesses traverse les luttes contre l’omni présence de la publicité, la lutte contre les OGM, le combat contre le nucléaire, les tentatives pour changer de notre mode de vie et son gaspillage, le refus du travail des enfants, la critique contre de l’impérialisme mondial. Si l’on souhaite en rester seulement à la lutte de classe classique, il est possible de s’appuyer sur le livre d’Hervé Kempf "Comment les riches détruisent la planète". (2) La lutte de classe ayant de fait un contenu écologique, si on accepte les conclusions de ce livre.
II / Les symptômes
Le point de départ est le danger que les activités humaines provoquent sur notre environnement. La planète en danger et en conséquence l’humanité en danger. Il ne fait aucun doute que cette crise écologique est le résultat de l’activité humaine. La notion d’empreinte écologique permet d’évaluer les dégâts.
Dans de très nombreux domaines les difficultés sont visibles. Les problèmes écologiques sont tellement innombrables, qu’il est devenu vain de tenter de tous les citer. Que ce soit pour l’eau, l’air, la terre, les faits sont éloquents. Il existe un palmarès des villes les plus polluées du monde. (3) Par exemple, le maire de Dzerzhinsk en Russie demande à ce qu’on évacue sa ville, tellement elle est polluée. C’est à cet endroit que l’Urss fabriquait ses armes chimiques. Les sous-produits toxiques de la production de l’arsenic, du gaz moutarde et du gaz Sarin sont encore là. Les déchets et les sous- produits ont été enfouis dans le sol. Maintenant, les fuites de 190 produits chimiques ont transformé les eaux souterraines en cambouis toxique dangereux.
Autre phénomène peu connu : la fonte du permafrost. Il s’agit du sol perpétuellement gelé des zones arctiques. Diverses estimations ont lancé des alertes. Le réchauffement global pourrait venir à bout des 3 mètres ou plus d’épaisseur du sol perpétuellement gelé de l’hémisphère nord, endommageant aussi bien les écosystèmes que les bâtiments et les routes du Canada, de l’Alaska et de la Russie. (4) La fonte du permafrost concerne aussi l’Europe, puisque les vallées Alpines seront touchées.
Les annonces de catastrophes écologiques sont de plus en plus fréquentes. L’origine est toujours la même : les activités humaines. Personne ne conteste plus ce constat. La décroissance théorisée par Serge Latouche, se veut une réponse à ces dangers. C’est notre mode de vie dans son entier qui est en cause. Nos déchets polluent, nos activités industrielles polluent, nos transports polluent, les Ogm polluent, le nucléaire pollue, nos ordinateurs, nos téléphones portables, nos télévisions, tous nos appareils électroniques polluent, nos appareils médicaux, nos satellites polluent, la guerre pollue, etc. Il est question à la fois de pollution directe pour la fabrication et l’usage et de pollutions indirectes liées au recyclage.
Les conséquences sont connues : destruction de la nature, destruction des ressources, dérèglement climatique, incidences de plus en plus fréquentes sur la santé humaine, etc.
Nous avons créé des mégapoles ingérables, d’immenses bidonvilles (5) et de nouvelles espèces prolifèrent et tendent à détruire les autres espèces : perches du Nil, crapauds-buffles, silures, écrevisses, ragondins, guêpes, algues vertes, etc.(6)
III / La décroissance au regard des théories critiques
Il est nécessaire d’examiner si cette nouvelle approche critique nommée « décroissance » est compatible avec nos modèles antérieurs d’analyse de la société, modèles, qui justifient notre action militante.
La critique de la domination est une analyse ancienne. La croissance fait partie de la domination. Elle a un aspect politique, elle est associée à l’État qui nous soumet. Les experts, convoqués pour nous dire comment vivre, ne jurent que par la croissance et aucune autre possibilité n’est envisagée. La croissance, comme le dit Serge Latouche, est une croyance magique. Si la croissance est bonne, tout ira mieux ! Enfin c’est ce qu’on essaie de nous faire croire à tous les échelons de l’Ètat.
La critique de l’exploitation est également assez ancienne. Ici, la croissance fait partie de l’exploitation, il s’agit d’exploiter la nature et les humains. Aucun doute à ce sujet, la décroissance remet en cause l’exploitation capitaliste.
Pour le rapport entre la croissance et le désir, il est facile de voir que le capitalisme dépense beaucoup d’énergie pour nous faire désirer les marchandises et les spectacles qu’il produit. Cette sollicitation du désir n’active pas la notion de responsabilité, qui en principe est accolé à la mise en œuvre de nos désirs. Il est conseillé de consommer sans se soucier des conséquences. Nous sommes bien dans le cadre d’un monde sans limites et d’une injonction de jouissance irresponsable.
La décroissance par rapport à ce modèle qui allie domination, exploitation et désir, est recevable. La différence entre croissance et décroissance devient même une ligne de partage. Choisir la décroissance, c’est effectivement refuser la domination, l’exploitation et le désir proposés par le capitalisme.
En utilisant le modèle que Félix Guattari a formalisé dans son livre « Les trois écologies », il faut envisager le rapport à la nature, le rapport des groupes sociaux entre eux et le rapport à soi-même. (7) Pour le rapport à la nature, la décroissance est une critique écologique classique, la planète est en danger. Pour les groupes humains, la décroissance est une écologie politique, où les collectifs humains sont pris en compte. Une des questions soulevée par la décroissance est celle qui se demande pourquoi les humains produisent ainsi et pourquoi ils vivent aussi mal. Il s’agit de la même question, qui porte sur l’organisation collective de la production et de la consommation. Pour l’écologie existentielle du rapport à soi-même, la décroissance implique de se demander ce que nous mettons en œuvre nous--mêmes pour assumer nos responsabilités d’humain, pour essayer de ne pas se laisser prendre par la consommation habituelle et si banale. La décroissance implique que l’on se questionne sur son mode de vie personnel, sur son gaspillage écologique. Le modèle de Guattari ne sépare pas les trois écologies, la décroissance non plus. La décroissance est une approche qui mêle l’écologie, le social, le politique et l’existentiel. Elle est compatible avec le modèle critique de Guattari.
Sur l’aspect anticapitaliste strict, la décroissance met en cause trois piliers fondamentaux du système : La publicité et le marketing, le crédit et l’obsolescence programmée des produits. Mais un des adversaires de la décroissance est l’addiction à la consommation soutenue par un déni très puissant. C’est une sorte de perversion, qui sait que la planète va mal, mais qui maintient sa volonté de jouissance sans se soucier des conséquences, une sorte de « Oui, mais je veux jouir quand même ! ».
De temps en temps, le mot écofascisme est employé pour parler de la croissance. En cherchant à comprendre pourquoi cette notion est employée, on le rapporte au fascisme classique, c'est-à-dire à la dictature autoritaire. Ici, cette acception n’est pas valable, le capitalisme se présente sous l’angle de la liberté et du libéralisme. On peut envisager cela sous l’angle du fascisme sexuel ou du fascisme économique, et à ce moment-là l’écofascisme prend tout son sens. La croissance est un rapport social, c’est celui du capital contre le travail, celui du capital qui nous transforme en consommateurs abêtis. La croissance est un dispositif, un agencement, si on veut reprendre les mots de Foucault et de Deleuze. La croissance est une relation mise en œuvre dans différents modes de production et de consommation. D’ailleurs, si on veut vivre avec un peu de décroissance, noussommes obligé/es de créer d’autres dispositifs et d’installer d’autres agencements pour le faire
La croissance organise notre vie, elle a un aspect totalitaire, puisqu’il est difficile d’y échapper. La croissance est une biopolitique, un politique qui prend toute la vie. Le terme « écofascisme » est donc justifié, si on prend la peine de l’expliquer. Il ne s’agit pas d’une décision volontaire et consciente d’un centre d’où le pouvoir organiserait ce fascisme écologique, il s’agit plutôt d’un résultat et d’une adhésion pas toujours consciente à un modèle imposé par le capitalisme. Latouche emploie le terme « méga-machine ». Si nous refusons la culpabilité proposée par le système pour nous faire croire que c’est seulement notre consommation qui détruit la nature, nous devons continuer à lutter au niveau global pour que l’organisation de la production change.
Sous un angle plus psychologique, la croissance peut être comprise comme une soumission qui donne une place et un sens à notre vie. C’est une soumission sans contrainte et inconsciente. La demande de l’autre ? C’est la jouissance, que l’on peut écrire de cette façon : « jouis-sens ». Le discours spectaculaire et marchand nous donne une place via la consommation. Il suffit d’exister par et pour les objets. Il y a un inconvénient, c’est que le capitalisme nous fait confondre jouissance et désir. Aussitôt acheté et un peu utilisé, l’objet est source d’insatisfaction. Les psys peuvent nous dire qu’il s’agit d’un schéma anthropologique, où notre quête d’amour est toujours celle de l’objet perdu : notre mère. Mais, l’argument ne dit pas que le surmoi postmoderne fonctionne sur un leurre : « Lâche-toi ! Fais-toi plaisir ! ». Le désir est rabattu sur la jouissance de la consommation. Le désir, lui, concerne les relations avec d’autres personnes, pas seulement des objets. Ces objets sont valorisés par la publicité, qui nous promet une plus value narcissique si on les possède. Le problème vient de ce que la fameuse plus value narcissique ne dure pas bien longtemps surtout dans le cadre de la consommation de masse, où nous sommes des milliers à acheter les mêmes produits et où il est bien difficile d’être original.
L’argumentation de Serge Latouche sur la décroissance nous propose de remonter des effets à la cause de la destruction écologique, c’est-à-dire au capitalisme lui-même, à sa façon de produire et de nous faire consommer. L’approche de la décroissance est compatible avec nos théories critiques, il s’agit de se démarquer de l’écologie politique gestionnaire et du report de la résolution des problèmes après la révolution. Il ne s’agit pas de culpabiliser, mais de voir comment nous pouvons acquérir un peu plus d’autonomie, ce qui est le but des idées anarcho-syndicalistes et libertaires.
IV / Les critiques faites à la décroissance
Serge Latouche a dû affronter les critiques de plusieurs courants politiques, dont celles des écologistes. La première critique vient des marxistes pour qui il est scandaleux d’envisager une réduction de la production à la fois au Nord, mais surtout pour le Sud, qui vit dans la misère. De façon classique, l’écologie fait partie des problèmes secondaires, que l’on devra régler après la révolution comme les inégalités entre homme et femmes, comme l’opposition intellectuels/elles - manuels/elles. La contradiction principale est celle qui existe entre la bourgeoisie et le prolétariat, le reste serait secondaire. La décroissance est attaquée comme étant une théorie des classes petites bourgeoises du Nord, c'est-à-dire de gens qui ne sont pas dans la misère. Ces classes urbaines du Nord ne voudraient pas changer de mode de vie et garder une consommation de qualité. Cette critique passe sous silence que les personnes qui défendent la décroissance veulent justement changer de vie. Cette revendication est souhaitée pour tout le monde, parce qu’il est possible de produire mieux et de diminuer les gaspillages comme les budgets militaires et les dépenses nucléaires, les transports, les emballages, la publicité. D’autre part, les cultures vivrières du Sud sont déjà « bios » et « écolos », quand le productivisme des multinationales ne perturbe pas la façon de vivre de ces pays. Cette position oublie que le prolétariat du Nord vit déjà sur le dos du Sud et que de ce fait, il a intérêt à vouloir que l’exploitation impérialiste continue. La décroissance veut changer les rapports Nord Sud et tenter d’aller vers l’égalité et la compensation des pillages passés.
Le second point concerne le productivisme. La notion de développement est critiquée, parce qu’elle contient en elle-même les bases du capitalisme. Si garde le même genre de développement que celui que nous subissons actuellement, nous ne construirons pas le socialisme ni l’autogestion, mais le capitalisme sous une autre mouture, ce qui s’est passé en Urss. D’autre part, est-ce que le bonheur est indexé au nombre de produits consommés. L’observation basique montre que ce n’est pas le cas. Le progrès social concerne un autre système de relations entre les humains. L’utilité sociale contredit très vite le schéma productiviste. La lutte contre les Ogm montre qu’il y a une déconnexion entre la puissance des firmes comme Monsento et la politique. Même nos États, avec la meilleure volonté du monde, ne peuvent pas résister à ce pouvoir, qui détruit les humains et la nature pour gagner de l’argent. La solution la plus simple est l’interdiction immédiate partout, et pour y arriver il est nécessaire de construire un rapport de force. L’exemple du nucléaire montre à souhait qu’il faut arrêter dès que c’est possible, ensuite ce sont des problèmes quasi insolubles qui émergent, comme celui des déchets radioactifs ou celui du démantèlement des centrales.
Troisièmement, plus on attend, plus les dégâts écologiques seront irréversibles et moins il sera possible de construire quoi que ce soit. C’est la vie humaine qui est en danger. Donc, il faut commencer tout de suite. Comme le disait Anders, l’homme travaille à sa propre destruction. Les humains sont incapables de contrôler leurs propres inventions. (8)
Pour terminer avec les marxistes, il reste la question de la lutte de classe. Est-ce que la décroissance est compatible avec la lutte de classe. Il me semble que nous sommes dans la même situation que pour la critique féministe sur le genre. Cet apport n’a pas affaibli la lutte de classe. Il a enrichi notre démarche, comme l’a fait l’accent mis sur l’immigration par les immigrés/es eux-mêmes. Il ne tient qu’à nous de compléter notre arsenal critique avec la décroissance. Vivre de façon moins stupide ne fera de mal à personne. Si au cours des luttes, nous pouvons poser la question de ce que nous produisons et comment nous le produisons, nous contribuerons à faire avancer la conscience générale. Le PCF, par exemple, défend toujours la production d’armes, d’avions géants, de paquebots de luxe, la construction de l’aéroport de Notre Dame des Landes près de Nantes, et la création de centrales nucléaires, etc.. (9). Je ne pense pas qu’une société autogérée continuera dans ce sens.
Le second courant qui critique Latouche et son idée de décroissance est écologiste. Ceci semble étonnant au premier abord, ils semblent être dans le même camp. Les critiques pleuvent de la part des écolos.
1 / La démographie mondiale ?

Est-ce un problème ou pas ? Le constat est assez simple : la planète est limitée. La question des limites est centrale dans les débats sur notre avenir. La question de la démographie en fait partie, même si la réponse est délicate à trouver. Il est possible d’explorer la solution d’une meilleure répartition des biens et le développement des cultures vivrières, entre autres.
2 / L’humanisme de Serge Latouche ? 

Si on accepte la critique du progrès, si on admet que les grands récits de la modernité ont fait faillite, en particulier à Auschwitz, à Hiroshima, à Nagasaki, à Dresde et au goulag, il est difficile de ne pas reconnaître que notre civilisation a produit des horreurs. Les grands mythes démocratiques et rationalistes ne sont pas des garanties du bon déroulement de l’histoire. L’humanisme a besoin d’être reconstruit, si on veut respecter les humains et la nature.
3 / Latouche ne défend plus l’universalisme ?

La relativité des cultures et la diversité culturelle font maintenant partie de notre univers mental. L’universalisme a été la théorie des humains blancs de sexe masculin. Derrière l’universel, il ya eut le colonialisme, le commerce triangulaire, puis l’impérialisme. Les sciences humaines ont montré qu’aucune culture ne pouvait se dire supérieure à une autre. L’universalisme est devenu suspect parce qu’il a servi de couverture à la domination d’une partie du monde sur l’autre. Si on veut se renseigner sur la position des Lumières, il est possible de consulter les travaux de Louis Sala-Molins sur le « Code Noir », un de ses livres parle des « Misères des Lumières » (10). Il note que le soutien à l’esclavage les Lumières est en contradiction avec leurs propres présupposés :
« Ce schéma est en radicale contradiction avec le soubassement épistémologique des philosophes des Lumières. » (11)
Reconnaître que la diversité culturelle existe n’est pas une difficulté en soi, il s’agit du débat entre unité et différence. Les deux termes ne s’annulent pas, la différence au sein de l’espèce humaine est une richesse. Pour se sortir de l’idéologie cynique actuelle qui s’appuie sur le relativisme, il est possible de critiquer le relativisme et d’accepter la relativité. La relativité est liée aux situations différentes, au contexte, elle n’accepte pas de dire « Tout se vaut ! ». Nous avons des valeurs : l’égalité et la justice. Le relativisme refuse que l’on pose la question de la différence des places, la relativité non ! Le relativisme postmoderne est un moyen utilisé par les dominants pour bloquer le débat sur l’organisation de la société. Le ciel est vide, le maître ne parle plus, mais il est toujours là !
4 / Latouche serait-il identitaire et localiste ? 

Cette qualification le range parmi les fascistes. Non, Serge Latouche n’est pas un cryptofasciste. La démocratie mondiale est-elle possible en l’état ? Non ! Le localisme proposé par la décroissance est un moyen de redonner dimension humaine à notre vie économique et politique. Serge Latouche associe ce terme avec celui de convivialité. Il parle « d’écouter pousser le riz », de travailler moins et de faire la fête. Dans un de ses articles, il se réfère au caractère dionysiaque de la fête collective, de la joie, du relationnel indispensable à la vie humaine. Dans ce cadre, la fête est une dépense sans attente de retour sur investissement. Il parle de nécessités humaines, comme la convivialité, qui n’existent pas dans les modèles fascistes. Il n’est pas question d’exclusion chez Serge Latouche, alors que toutes les théories fascistes sont basées sur l’élimination d’une partie des humains.
5 / L’État ? Plus ou moins d’État ? 

Les libéraux capitalistes disent vouloir moins d’État, mais renforcent toujours plus la police, la justice, les prisons et l’armée. Ce qui est en cause, c’est la régulation au niveau collectif et nous ne savons pas forcément comment faire. Le droit international est souhaitable, mais nous n’avons pas le début d’une solution pour le créer et l’appuyer sur des institutions réellement au service des humains. Latouche propose de mettre en œuvre nous-mêmes la décroissance sans passer par l’État. Si, un jour, on arrive à peser sur l’État pour qu’il s’oppose au productivisme destructeur, ce sera une bonne chose. Notre énergie étant limitée, il faut commencer tout suite partout où on peut.
6 / Serge Latouche remet en cause la raison ? 

Ce que critique Latouche c’est la raison instrumentale. Descartes proposait de "nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature" (Discours de la méthode, 1637, VI). Notre civilisation a bien appliqué cette prescription. L’Ecole de Francfort a développé la critique de la raison instrumentale dans le livre « La dialectique de la raison » (10). Il s’agit de voir le côté sombre de la raison, sa mise au service de la domination capitaliste, le côté instrumental auquel est réduit la raison, qui est d’habitude très valorisée comme instrument d’émancipation. Par la suite, un auteur comme Derrida parlera de phallogocentrisme, c'est-à-dire du logos comme parole et logique centrées sur le phallus, le masculin des positions des hommes blancs du Nord. La croissance du développement capitaliste est ethnocentrée, difficile de dire le contraire.
7 / Le problème de l’essentialisme ? 

Oui, c’est une difficulté déjà rencontrée pour la classe ouvrière, les femmes, les homosexuels/elles. La notion de substance pose problème. Elle évacue la question de la subjectivité et de la conscience critique nécessaire à la révolte, à l’engagement anticapitaliste. La décroissance peut être vue comme un choix de vie forcément un peu irrationnel. Serge Latouche emploie le mot « pari », ce qui indique bien que nous prenons position subjectivement que c’est lié au désir.
8 / La spiritualité ? 

Serge Latouche effectivement parle de spiritualité pour s’opposer au côté matérialiste très centré sur les objets de notre société. Est-ce que cela suffit à en faire un adepte d’un retour à la religion ? Je n’ai pas rencontré ce type de propositions en travaillant son livre. Il critique les relations humaines réduites à l’échange de marchandises, marquées par la consommation, l’égoïsme et l’instrumentalisation des autres. Il propose des relations humaines, où l’esprit aurait une place réelle. Latouche prend au sérieux le fait que les humains ont besoin de sens pour vivre, que les échanges, les discussions concernent des questions existentielles et métaphysiques. Par exemple, la question de notre présence sur terre se pose à tout le monde, à la fois sur le plan collectif et sur le plan individuel. Ce que nous faisons de notre vie est une interrogation, qui peut, par exemple, conduire à travailler et à écrire ce genre de texte sur la décroissance. C’est un travail choisi et assumé, qui n’est pas lié au salariat, qui n’est pas lié à un rapport marchand avec un éditeur. L’intérêt est effectivement personnel parce que je le désire, mais l’intérêt est aussi politique et collectif, parce que le débat d’idées intéresse les autres. Il intéresse mes camarades de lutte en premier lieu et ensuite parce qu’il est dirigé contre nos ennemis, entre autres, pour m’opposer aux stupidités médiatiques quotidiennes.
Il me semble que les humains avancent en acceptant les limites de la raison et la part de l’imaginaire qu’ils ont en eux. Un des moteurs de notre action militante, ce sont les idéaux, les fantasmes, le désir. Ensuite, cela rencontre les autres et le niveau général des débats sur la société, qui concernent la culture et la spiritualité humaine. À nous de choisir le contenu de cette spiritualité. Pendant très longtemps la spiritualité c’était la religion, ce n’est pas une raison pour que ce mot ne soit pas investi par des contenus différents. Si Serge Latouche devient mystique, je pense que cela se saura très vite et il sera vite critiqué.
D’autres critiques des positions de Serge Latouche émanent des libertaires. Il lui est reproché un certain moralisme, parce qu’il propose un mode de vie assez strict et axé sur une éthique sévère. Comme ceci est souvent associé au développement personnel, il est suspect. Il ferait la part belle aux gourous et au développement sectaire. D’une part, dans son livre, je n’ai pas trouvé trace de cela. D’autre part, comme il est question du mode de vie, ce type de dérive est possible. La critique est recevable. Par contre, les libertaires et les anarcho-syndicalistes pourraient d’abord balayer devant leur porte, parce qu’il existe des chefs libertaires dans nos réseaux. Les jugements critiques sur le comportement et l’habillement existent au sein des libertaires. La seule réponse, qui me semble constructive, c’est de savoir qu’il n’existe aucune garantie, ni chez les décroissants/es, ni chez les libertaires ou les anarcho-syndicalistes. Si des problèmes apparaissent, il faut se donner les moyens d’en débattre, même si ce sont des questions délicates. Nous le faisons ou essayons de le faire pour le sexisme, pourquoi ne pas le faire pour les chefferies ou les dérives sectaires. Il faut régulièrement reprendre l’examen des résultats de nos activités. C’est pour cela que l’ouverture doit être préservée, ouverture d’esprit et ouverture vis-à-vis des comportements différents. Aucun système d’idées ne peut prétendre résoudre tous nos problèmes.
Un autre point est à prendre en compte, me semble-t-il, c’est le fait que les humains sont des croyants/es ! Ce phénomène est lié à notre besoin de sens. Il faut sortir de l’équivalence entre croyances et religion, nos croyances concernent tous les aspects de notre vie. Les mythes se recréent sans arrêt. Ces croyances et ces mythes sont des béquilles mentales, qui nous aident à vivre, à supporter ce monde insupportable. Critiquer les mythes et les croyances, qui existent chez Serge Latouche, c’est justifié, mais il faut aussi être capable de les critiquer chez nous, ce qui paraît plus compliqué.
V / La rupture
La décroissance est présentée comme étant de l’ordre de la nécessité pour pouvoir refonder la politique, pouvoir contester l’impérialisme économique du capitalisme contemporain. C’est une écologie politique pour lutter contre le capitalisme. L’urgence rend la rupture évidente.
Oui, mais quelle rupture ? La décroissance nous oblige à revoir nos conceptions du rapport entre les réformes et la révolution. La décroissance nous propose de faire les deux et de ne pas les opposer. L’une ne va pas sans l’autre dans notre situation, il faut commencer tout de suite partout où c’est possible. La décroissance est une matrice pour des alternatives, une multiplicité de multiplicités.
La conception des réformes envisagées ne passe pas par l’Etat. Non, ce sont des myriades d’alternatives qui sont souhaitées. La multiplicité est assumée. C’est « ici et maintenant » et tout de suite. Le mode de vie est concerné comme pour le machisme, le genre et le pouvoir, la croissance nous interroge dans notre quotidien. La décroissance ne propose pas de choisir le citoyennisme. On trouve chez Serge Latouche une critique forte de la farce électorale. Il a refusé l’idée d’un parti de la décroissance. Il critique la politique politicienne.
Une révolution culturelle ? 

Oui ! Notre culture, notre système symbolique, notre imaginaire est en cause. Le progrès n’est pas toujours positif. Notre civilisation a produit dès le nazisme, la barbarie stalinienne, le nucléaire, les OGM, etc.… Tout cela c’est le fruit de la modernité, qui a produit des horreurs. Les usines de la mort étaient organisées avec une bonne logistique et une division du travail efficace, c’était le travail d’Eichman. La modernité a vaincu le fascisme avec une masse supérieure de matériel, l’annexion de la recherche scientifique et une organisation humaine très fonctionnelle. De la production au terrain des combats, la chaîne était planifiée et surveillée. Notre société hérite de tout cela et Latouche pense qu’il faut décoloniser notre imaginaire, qu’il faut réfléchir aux valeurs que nous choisissons et quels désirs il faut accepter et mettre en œuvre.
La quantification généralisée du monde est la méthode issue de la modernité bourgeoise. Les assurances savent combien il faut payer pour un humain mort. S’il y a désaccord, la justice tranche. La raison instrumentale du capitalisme impérialiste règne en maître partout. Nous devons essayer de nous en défaire par la décroissance. Notre qualité humaine, notre dignité ne sont pas quantifiables, elles ne devraient pas pouvoir s’acheter. Notre valeur ne devrait pas pouvoir rentrer dans la marchandisation du monde. En principe, notre humanité dépasse le marché. Dans la situation actuelle, cela demande un effort, tant nous sommes réduits à n’être que des maillons de la grande chaîne du spectacle et des marchandises. C’est une des raisons qui justifie de dire que notre humanité est en jeu dans le fonctionnement du capitalisme contemporain. Il nous absorbe entièrement. C’est une biopolitique qui prend toute la vie.
La décroissance est un choix qui permet de sortir de l’impuissance et de la tristesse qui nous frappent si souvent. Le mode de vie permet de faire reculer l’écofascisme, ceci incite à trouver des solutions collectives. Notre existentiel est concerné, il s’agit bien d’une révolution culturelle et d’une révolution personnelle et à terme d’une révolution collective. C’est pour cela, qu’il faut réfléchir à l’écologie et à ses conditions de possibilité. Serge Latouche explique bien comment la notion de développement durable est un piège. Le développement c’est le capitalisme, et pour lui, l’écologie politique est une visée de rupture avec le capitalisme.
VI / Une nouvelle étape, un enrichissement de notre critique
Nous sommes dans la même situation que lorsque les critiques sur le genre et le machisme sont apparues. Nous avons été surpris/es, beaucoup ont trouvé cela excessif et difficile à appliquer. Pourtant maintenant, pour beaucoup de gens, c’est une banalité. La féminisation des textes est acceptée ou en passe de l’être. Dans notre vie militante, la question de l’égalité entre les hommes et les femmes n’est plus un tabou. Nous avons du mal à la mettre en œuvre, mais cet horizon est admis, enfin, je l’espère.
Pour l’écologie politique incluse dans la décroissance, c’est la même chose. Une éthique de l’émancipation nous propose de vivre autrement à chaque fois que c’est possible et de développer de nouveaux modes d’être ensemble, de nouveaux fonctionnements. L’idée que la domination ne passera pas par soi, est une idée structurante, c’est une éthique politique que tout le monde peut s’approprier. Elle n’exclut pas la lutte syndicale et politique classe contre classe, elle la complète, la rend plus sensible à notre situation.
La décroissance conjugue ouverture et multiplicité, incomplétude et finitude, qui sont des données humaines incontournables. La décroissance va dans le sens d’une acceptation des limites de la raison. Nous n’avons pas de garanties, nos essais sont souvent des tâtonnements, la reprise et l’examen de nos résultats peuvent nous aider à avancer contre le capitalisme.
Nous pouvons utiliser le modèle de la recherche-action (12). Ce modèle prévoit un schéma simple d’analyse, puis d’hypothèses, de construction de solutions, puis d’action et un retour pour vérifier les résultats avec publication du contenu recueilli tout le long du processus. C’est une méthode conçue pour permettre à tout le monde d’associer recherche et action. D’habitude, la recherche reste aux mains des intellectuels nommés « chercheurs ». La recherche est une tâche noble, très valorisée. La recherche ne doit pas être « impliquée » au niveau subjectif, elle doit viser l’objectivité neutre et au-dessus des contingences de l’action. Ici, le lien proposé entre recherche et action permet de dépasser cette séparation qui dévalorise les personnes qui n’ont pas eu accès aux diplômes de l’enseignement dit « supérieur ». Ce type de démarche a inspiré la création du « Théâtre de l’opprimé », qui a été conçu pour permettre aux opprimés/ées de s’exprimer sur leurs lieux de vie. (13)
Nous pouvons également nous appuyer sur la notion de biopolitique, la politique qui prend toute la vie pour réfléchir et échanger sur les moyens de la décroissance comme partie intégrante de notre lutte anticapitaliste.
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