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24022016
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Deux conceptions philosophiques du monde
 
Nous présentons ici deux conceptions du monde qui sont à la fois ontologiques et épistémologiques, c'est-à-dire qui se prononcent à la fois sur le réel et sur la manière de le connaître. Elles sont étroitement liées au développement de la science moderne.
JUIGNET Patrick.  Deux conceptions philosophiques du monde. Philosophie, science et société. 2015. [en ligne] http://www.philosciences.com
 

Un monde coupé en deux

Le monde contemplé par un sujet transcendantal

Le récit philosophique moderne est né avec la science au XVIIe siècle. Nous l’appellerons le récit du monde coupé en deux, car il coupe et recoupe sans cesse le monde, même lorsqu’il essaye de l’unifier.
Selon ce récit, nous sommes dans un monde entièrement fait de la même matière, qui, dispersée dans l’espace, se regroupe en divers lieux pour donner tous les objets perceptibles : les planètes, les hommes, les pierres, les arbres, etc. Les objets infiniment grands comme les galaxies, ou infiniment petits comme les atomes ou les particules, sont de nature double à la fois phénoménale et substantielle. Les phénomènes sont les manifestations perceptibles de la substance du monde. Ce monde extérieur à l’homme constitue la Nature. Toute la nature est homogène. Les lois découvertes localement sont valables partout et de tout temps. Grâce à notre esprit, nous connaissons les lois physiques qui régissent la matière. La substance du monde est permanente et elle est qualifiée de matérielle. Avec l’avancée continue de la science physique nous allons progressivement connaître le fondement de ce monde, ses briques constituantes.
Le récit moderne nous met en garde contre une partie de la réalité qui serait illusoire, la réalité sensible celle de tous les jours. Celle-ci doit être mise de côté pour accéder à la vraie réalité, celle des qualités premières. On trouve cette opposition entre qualités premières et secondes chez Descartes et Locke. Le compliqué, le coloré, le sonore, est remplacé par la simplicité d’un espace vide peuplé de masses se déplaçant au gré des forces. C’est le monde de Newton et de la science moderne en général. Ce monde Whitehead le décrit dans Science and the moderne world comme « de la matière qui se précipite sans fin et sans signification ». Il y a la réalité de la science – la vraie – et la réalité ordinaire qui est illusoire. Toute une part du monde sensible, jugée complexe et confuse est rejetée ; c’est celle de la vie ordinaire de l’homme. Ces choses qui ne s’expliquent pas sont sans importance ou de simples apparences. C’est le monde de la sensation trompeuse, du subjectif, de l’épiphénomène. On doit laisser cela aux littéraires, aux philosophes, aux artistes.
Dans une variante très répandue du récit moderne, à côté de la matière existe une substance spirituelle à laquelle l’homme participe. Il l’atteint par raisonnement, contemplation ou retrouvailles selon les écoles philosophiques. C’est la version dualiste du récit illustrée tout particulièrement par Descartes. L’esprit pense la matière et il est capable d'en donner des explications, de trouver les lois qui la régissent. Par là, il retrouve le plan de la nature. Même les tenants de la version matérialiste du récit, admettent un esprit humain pour expliquer la matière. L’homme de science agit en tant que sujet transcendantal, c’est-à-dire l’origine unifiée de la raison extérieure à la nature.
Le savant connaît le monde matériel de l’extérieur. Il communique avec la réalité grâce aux observations et expérimentations qui vérifient ou réfutent ses idées. Le savant ne peut être lui-même matériel, car il serait entièrement déterminé et de même nature que ce qui est à connaître. Comment la matière pourrait elle connaître la matière ? Si un déterminisme mécanique règle le monde et que le savant est dans le monde, il est déterminé mécaniquement. Comment pourrait-il l’expliquer théoriquement ? Il faut donc que le Savant s’abstrait soit par transcendantalisme soit par idéalisme. Dans le premier cas, il se pourvoit en Sujet de la science pure, de la raison, par le rituel de purification épistémologique et atteint ainsi la raison pure mathématisante. Dans le cas de la variante dualiste, c’est plus simple car l’esprit du savant participe naturellement de la substance spirituelle. Le Sujet (idéal, transcendantal, rationnel) observe des Objets (naturels et matériels) extérieurs à lui. Le monde est clivé.

C'est Dieu ou c'est la Matière

La nature est déterminée et ce déterminisme répond à de lois mathématiques ou potentiellement mathématisables. Si la nature est fondamentalement horlogère cela suppose un horloger. La science mathématique ne fait que dévoiler les plans du Grand Horloger. Ainsi l’homme est situé « à la charnière entre l’ordre divin et l’ordre naturel, et le Dieu législateur universel est intelligible ». Dans le récit scientifique moderne quoi qu’on prétende, Dieu est indirectement présent, depuis le Dieu qui ne nous trompe pas de Descartes, jusqu’au Dieu qui ne joue pas aux dés d’Einstein. Il l’est par le principe de raison suffisante qui renvoie à une intelligence organisatrice. C’est le Dieu horloger d’une nature mécanique. L’esprit humain est capable d’accéder au point de vue de Dieu sur le monde, et par le déchiffrement par la mathésis de lire le plan de la nature (voir Prigogine I., Stengers I., La nouvelle alliance,1979). 
Dans une réplique célèbre, Laplace répond qu’il n’a pas besoin de Dieu comme hypothèse pour expliquer le monde. Si ce n’est Dieu ce sera le Démon car le récit déterministe implique un Grand Législateur qu’il soit créateur ou observateur. Le Démon de Laplace, capable d’observer l’univers entier à un instant donné, peut en reconstituer le passé et le futur avec précision, car le déterminisme absolu associé au légalisme mathématique permettent une prévision parfaite. L’homme n’étant pas Démon, il n’a pas une connaissance de toutes les déterminations et doit se contenter d’une approximation, ce qui justifie le calcul des probabilités. Cela signifie qu’il n’y a pas de hasard dans la nature. Le hasard est seulement le fruit de notre perception incomplète, il est la mesure de notre ignorance. À ce titre l’avenir est déjà tracé. C’est à la superficie seulement « que règne le jeu des hasards irrationnels » dit Hegel.
Dans la variante moniste matérialiste du récit, il y a une unique substance matérielle constitutive du monde. Cette substance est primitive, elle existe en soi, sans cause. Elle est éternelle et infinie. Elle obéit à des lois immuables. Or c’est la définition de Dieu, tout au moins dans la forme qu’en donnent Descartes et Spinoza pourtant en désaccord sur d’autres points. Curieusement, dans les deux versions du récit on trouve les mêmes raisonnements, simplement en changeant le nom. Le Dieu des uns se nomme Matière, le Dieu des autres se nomme Esprit, et pour d’autres il faut faire appel à un Démon.
Les deux variantes, moniste et dualiste, se rejoignent et s’accordent sur la mécanisation du monde. La nature est « assimilée à un automate, soumise à des lois mathématiques dont le calme déploiement détermine à jamais son futur comme il a déterminé son passé » (Prigogine I., Stengers I., La nouvelle alliance, 1979). C’est merveilleusement le cas en astronomie. De Kepler à Laplace il est établi que les planètes et les étoiles obéissent à une inexorable mécanique parfaitement réglée.  Un ordre immuable règne et les mouvements réguliers du ciel étoilé en sont l’illustration et la preuve. La nature est soumise à des lois déchiffrables, compréhensibles et le plus souvent mathématisables. Elle est homogène si bien que ces lois sont valables partout.  Elle est régie par un déterminisme sans faille qui s’énonce dans les lois universelles. Pour connaître véritablement le monde il faut ramener le complexe au simple. C’est le principe de réduction : en ramenant au simple alors on trouvera immanquablement les lois mathématiques. Cette réduction ramène aussi vers ce qui est objectif, la vraie réalité. La réalité complexe changeante étant illusoire, subjective. Le monde éternel, tel une horloge parfaite déroule ses multiples rouages selon des lois immuables.
La réversibilité correspond à un temps neutre, sorte de dimension magique au travers de laquelle se déplaceraient l’espace et la matière de manière uniforme et continue. Les phénomènes régissant la matière dans l’espace étant réversibles, tout peut revenir à la même place au fil du temps. C’est un monde immuable ou susceptible d’un éternel retour. Un monde sans histoire ou dans lequel l’histoire est l’écume superficielle et transitoire d’une fixité fondamentale. À l’inverse de ce que prétend le dicton chinois, c’est un monde où l’on peut se baigner deux fois dans le même fleuve, il suffit de disposer d’un temps infini et un jour les mêmes gouttes d’eau (les mêmes atomes) seront présentes pour nous accueillir.
Le monde est peuplé d’hommes et d’animaux qui, selon Descartes et ses suiveurs, sont des mécaniques bien faites. Depuis lors, on construit sans désemparer des automates qui imitent les animaux et les hommes. Dans la variante dualiste la mécanisation touche seulement le corps de l’homme et dans la variante moniste la mécanisation touche l’homme dans son ensemble et l’esprit serait réductible à la matière. Automatisation et robotisation de l’homme sont omniprésentes dans la culture occidentale. La machine est une figure majeure du récit scientiste classique. L’idée d’un homme-machine, lancée au XVIIe par le Traité de l’homme de Descartes, est reprise au XVIIIe siècle par le médecin hollandais Hermann Boerhaave (Nature et principes de physiologie, 6 volumes, Londres, 1757-1773) puis La Mettrie, son élève français, qui publie un ouvrage intituléL’Homme-Machine en 1748. Vaucanson (1709-1782) constructeur d’automates imitant la vie est le magnifique illustrateur de cette manière de penser. Puis viendra au XXe siècle l’assimilation de l’homme et de l’ordinateur. Depuis les romans, les films et la bande dessinée, nous donnent incessamment à voir d’innombrables avatars de cet homme-machine, qui fait des merveilles grâce à ses super-pouvoirs. Il est le surhomme contemporain.

La raison suffisante

Leibniz énonce à la fin du XVIIe siècle l’idée de raison suffisante qui sera reprise dans le récit moderne sous la forme suivante : rien n’est sans raison et par conséquent tout a une explication. Cette possibilité d’un monde toujours explicable, vue sous un jour programmatique, forge un soutien puissant pour la démarche scientifique. La raison n’a pas à abdiquer devant les problèmes insolubles, car ils sont potentiellement résolubles.
Si l’on regarde au-delà de la vertu pragmatique et programmatique de ce principe on aperçoit, en arrière plan, la supposition d’un ordre du monde. C’est sur cet ordre présupposé que s’appuie la possibilité d’une raison suffisante. Cet ordre peut être conçu de diverses manières, soit comme harmonie universelle, soit comme nécessité due au déterminisme, soit comme volonté divine.
Quelle qu’en soit l’origine, la conséquence ontologique est celle d’une rationalité du réel. Le monde serait (en soi) rationnel. Avec ou sans Grand législateur le monde aurait un ordre rationnel ce qui débouche sur les différentes formes d’idéalisme ou de rationalisme de type pythagoricien.
La rationalité du réel est une composante du récit classique. Ce principe d’intelligibilité généralisée est porteur pour toute la culture occidentale. Son extension ontologique est une croyance, car supposer un monde par lui-même rationnel est invérifiable. Cette croyance a entraîné un abus de logicisme tant en science qu’en philosophie. Elle a poussé la pensée claique vers un style rigide qui se cristallise dans la vision Laplacienne d’un monde mécanique entièrement prévisible.


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