[size=32]La psychologie cognitive (cognitiviste)[/size]
Patrick Juignet, Philosciences.com, 2013.
Pour être précis, nous utilisons ici le terme de "psychologie cognitiviste", car la psychologie cognitive, c'est-à-dire qui concerne la connaissance, n'est pas nécessairement cognitiviste. La psychologie cognitiviste, est une reformulation de la psychologie de la connaissance dans le cadre du cognitivisme, c'est-à-dire en s'inspirant de la théorie de l'information. Elle a eu lieu à partir des années 1950 aux USA et vers 1980 en Europe. Ceal dit il n'y pas d'opposotion tranchée entre les deux.
Elle s'oppose et succède à la précédente formulation comportementaliste (béhavioriste) longtemps dominante. La psychologie cognitiviste "se fonde contre le béhaviorisme" car elle s'autorise, "pour comprendre les comportements, à tenter de les expliquer par des causes invisibles, mentales". (Le Ny J-F, Comment l'esprit produit du sens, p. 48). Plus généralement, la psychologie cognitiviste a « pour objet de reconstituer et de décrire les différents processus internes, de nature psychologique, que l’on suppose à l’origine des conduites » (Launay M., Psychologie cognitive, 2004, p. 18). Cette psychologie s'intègre dans les sciences cognitives qui ont une conception computationnelle et représentationnelle de la cognition humaine.
Elle ne représente pas toute la psychologie de la connaissance, car il y a une école très importante issue des travaux de Jean Piaget, qui prend la forme d'un structuralisme constructiviste, conciliant structure et genèse. La théorie d'inspiration piagétienne et le cognitivisme sont compatibles.
[size=undefined]Notons que la doctrine se disant cognitivo-comportementaliste est une imposture intellectuelle qui tente de redorer le blason terni du comportementalisme. Il ne peut pas y avoir de mixte cognitivo-comportementaliste, car le comportementalisme considère que la cognition représentative est une illusion dont la psychologie ne doit pas tenir compte.[/size]
PLAN DE L'ARTICLE
1/ Le référent de la psychologie cognitiviste
Pour situer la psychologie cognitiviste, nous décrirons d'abord son référent (par référent, nous entendons ce à quoi une connaissance s'intéresse dans le monde et de quelle manière elle le fait). Cela permettra en même temps de la situer par rapport à la psychologie behavioriste et à la psychanalyse.
Le cadre de la définition suppose que les déterminations internes aux individus provoquent des conduites observables de ceux-ci. Il s'ensuit qu'à partir des conduites observées, il est possible de construire un modèle des déterminations internes. L'individu n'est pas considéré isolément, mais au sein d'un environnement dont il reçoit des informations. On a un schéma cadre à trois termes :
environnement - individu - conduites.
En définissant ces trois termes, leurs rapports et les méthodes utilisées pour les étudier, on peut situer précisément la psychologie behavioriste, la psychologie cognitive et la psychanalyse.
La première, la psychologie behavioriste se limite à l'environnement et aux conduites qui sont finalement réduits à des stimuli et à des réponses comportementales. Les déterminations internes à l'individu sont mises hors jeu (boîte noire). Le mode d'étude est exclusivement expérimental.
En opposition, la psychologie cognitiviste et la psychanalyse tiennent compte massivement des déterminations internes à l'individu. Elles se séparent nettement du béhaviorisme quant à leur référent et à la méthode utilisée pour y accéder.
La psychologie cognitiviste simplifie l'environnement et les conduites de façon à délimiter les aspects cognitifs et à pouvoir appliquer la méthode expérimentale. Elle utilise aussi parfois la méthode clinique et les tests. Elle porte son attention sur la connaissance et le traitement de l'information, qu'ils soient de type représentationnel ou pas. Elle donne de la détermination interne à l'individu, dans ce domaine cognitif, des théorisations et modélisations diverses.
La psychanalyse s'adresse à un environnement et des conduites très complexes, en particulier de type relationnel, tels qu'ils se sont échelonnés dans l'histoire individuelle, et qu'elle étudie de façon clinique. Elle s'oriente vers les aspects concernant l'affectivité, la personnalité, les motivations. Elle en donne un modèle synthétique dit "psychique" .
Contrairement à une opinion répandue, il n'y a pas d'opposition de fond entre psychologie cognitiviste et psychanalyse. Le schéma cadre est le même, mais l'une étudie l'univers cognitif et l'autre l'univers affectif et l'une est expérimentale alors que l'autre clinique.
En conclusion de ce paragraphe nous dirons que la psychologie cognitive tente de rendre compte, par des théories et des modèles, du fonctionnement interne aux individus dans le domaine cognitif/informationnel, en le ramenant à des processus pouvant être expérimentés.
2/ La diversification des recherches
La psychologie cognitiviste, qui a pour but de reconstituer les processus internes que l'on suppose à l'origine des conduites cognitives observables, est diversifiée pour diverses raisons. D'une part son domaine d'étude est vaste. Elle s’intéresse à la perception, à l'attention, aux apprentissages, à la catégorisation, au langage, au raisonnement, à la mémoire, aux décisions et résolutions de problèmes. D'autre part, elle a des méthodes différentes selon qu'elle s'inspire de la modélisation informatique, ou de la neurobiologie, ou encore si elle autonomise les traitements cognitifs, cherchant à montrer ce qui leur est spécifique.
La conception unifiée de l'activité cognitive, qui caractérise la psychologie cognitiviste, implique en même temps de distinguer des niveaux de complexité et donc des types d'études différents. Le degré le plus simple concerne les signaux neurobiologiques, le degré suivant leur intégration en éléments cognitifs dont certains sont représentationnels, et enfin le degré le plus complexe concerne le jeu de ces éléments cognitifs entre eux et enfin leur utilisation dans des stratégies de connaissance abstraite.
Par conséquent, la psychologie cognitiviste a des objets de recherche assez diversifiés. Donnons des exemples. L'objet d'étude peut être la perception prise dans sa forme la plus élémentaire. Ce peut être la signification, étudiée dans le cadre d'un échange verbal, et modélisée sous forme de "représentations" et de "réseau sémantique". Ce peut être les raisonnements logiques mais aussi les raisonnements spontanés sous- tendus par une interprétation de la situation et une connaissance du monde. L'objet d'étude atteint alors une grande complexité.
Les recherches en cours de par le monde se réclamant de la psychologie cognitiviste sont très nombreuses et très intenses. Il serait vain de vouloir en faire une liste. Nous nous limiterons à l'un des courants, celui qui reconnaît l'intérêt de la représentation. Notons qu'il y en a un autre, au moins égal en importance, qui s'y oppose. Nous le laisserons de côté.
3/ La représentation
En reprenant les propos de Tiberghien (1999) on pourrait dire qu'il y a deux aspects fondateurs de la psychologie cognitiviste, le premier qui est "l'émergence d'un nouvel objet scientifique, la représentation mentale" ; le second la reprises des données de l'informatique et de la neurobiologie.
Le tournant théorique qui a mené à la psychologie cognitiviste a été permis par la reprise d'une notion ancienne, la "représentation" qui vient des psychologies associationnistes du XVIIIe et XIXe siècles. Les représentations sont supposées être le support des compétences. Ce sont des entités (de diverses tailles et de diverses natures), douées de propriétés (sémantiques, syntaxiques et autres), mémorisables (à court ou long terme), qui font l'objet de traitement ou processus cognitifs. Les représentations ne sont pas observables, ce sont leurs effets qui font l'objet d'une étude empirique. À ce titre aussi la psychologie cognitiviste est anti-béhavioriste, car ce courant proscrivait toute référence aux représentations dans l'explication psychologique du comportement (car elles sont inobservables directement).
Citons à nouveau Tiberghien (1999) sur ce sujet : "Mais c’est de l’intérieur même que le behaviorisme a littéralement implosé. C’est tout d'abord Tolman (1925, 1948) qui a été contraint, l'un des premiers, de postuler des états représentationnels ("cartes mentales") et même intentionnels (réponses vicariantes) pour expliquer les apprentissages latents et l'orientation spatiale chez l’animal. Les hypothèses tolmaniennes ont ainsi engendré un néo-behaviorisme qui s’est de plus en plus émancipé de la règle béhavioriste: Hull est amené à postuler des réponses implicites anticipatrices de but entre les stimulus et les réponses (1952) ; les théories médiationnelles réintroduisent une certaine forme d’état représentationnel ou émotionnel, observable "en principe" ou "potentiellement", entre les états objectivement observés de l'environnement et le comportement (Osgood, 1960 ; Spence, 1956)".
Pour l'actualité (2010) l'enseignement de P. Jacob (DR CNRS, Institut Jean Nicod, CNRS-ENS/EHESS) porte sur les représentations mentales et celui de R. Casati (DR CNRS, Institut Jean Nicod, CNRS-ENS/EHESS) sur les représentations publiques. Citons leur argument :
"Le tournant cognitif en psychologie s'appuie sur l'introduction d'une entité théorique, la représentation mentale. Les ingrédients fondamentaux de la compétence seraient des représentations, c'est-à-dire des entités douées de propriétés sémantiques et syntaxiques, qui feraient l'objet de computations. Il s'agit bel et bien d'une notion théorique: les représentations ne sont pas des observables, et leur propriétés font l'objet d'une recherche empirique. Des contraintes conceptuelles sur la notion ont été discuté dans la philosophie de l'esprit et des sciences cognitives. La révolution cognitive des années 1950 a été une contre-révolution dirigée contre la "révolution" behavioriste qui proscrivait toute référence aux représentations mentales dans l'explication psychologique du comportement parce que les représentations mentales sont des entités théoriques inobservables. La naissance des sciences cognitives a coïncidé avec l'émergence de la conception computationnelle et représentationnelle de la cognition humaine. Ce paradigme a en particulier présidé à la naissance et aux développements de l'étude scientifique de la faculté de langage, grâce à la linguistique générative. La linguistique générative a elle-même exercé une influence durable sur l'étude du développement cognitif du bébé humain. Avec le développement des neurosciences cognitives de la vision et de l'action, nombre de chercheurs soutiennent que la conception computationnelle et représentationnelle de la cognition est dépassée et qu'il convient de la remplacer par des conceptions alternatives, comme l'"embodied cognition" et la conception de l'"extended mind". En s'appuyant sur l'examen de données empiriques issues de la psychologie du développement et des neurosciences cognitives, nous examinerons la validité de ces thèses métascientifiques".
Toutefois nous ne sommes pas d'accord avec le lien fait avec le computationnisme car, dans cette doctrine, les représentations sont réduites à des aspects signifiants (des symboles de types logico-matématique) et la cognition se résume au traitement de l'information au sens du codage des signaux ( qu'ils soient neurobiologiques ou informatiques).
4/ Mental, conscient et inconscient
Généralement on qualifie de "mental" les fonctionnements cognitifs perçus par le sens interne. Ils ont un aspect factuel puisqu'ils sont perçus intérieurement et transmis extérieurement. Mais parfois, on désigne par mental des processus non observables. Les définitions du mental sont floues et contradictoires. Nous préférons par conséquent éviter la définition de la psychologie cognitiviste par les processus mentaux et/ou les réalités mentales (par exemple Le Ny ou Richard) car les processus cognitifs ne sont pas tous conscients et symbolisés. Les processus cognitifs ne font pas nécessairement l'objet d'une mentalisation.
Denis et Dubois, en analysant le sens donné au mot représentation dans la psychologie cognitive notent qu'il faut distinguer - La représentation en tant que réalité psychologique est "l'ensemble des acquisitions d'un individu traduites au plan de ses structures mentales. L'existence de ce qu'on peut appeler un "système mental" correspond à un niveau de réalité inaccessible tant à l'observation directe qu'à l’introspection, et dont il reste à discuter de la nature, des formes et de l'organisation, ainsi que des moyens méthodologiques pour l'appréhender."(Denis M., Dubois D., "La représentation cognitive : quelques modèles récents", Année psychologique,1976, p. 542).
- Le terme de représentation peut renvoyer à une expérience subjective comme la mobilisation d'un image mentale. (Denis M., Dubois D., "La représentation cognitive : quelques modèles récents", Année psychologique,1976, p. 543)
Pour Denis et Dubois, "le système mental pourrait être conçu comme une entité à partir de laquelle seraient actualisées de telles expériences subjectives" (Ibid).
La psychologie cognitiviste ne s’adresse pas spécialement aux faits conscients et admet que les structures et fonctions cognitives soient inconscientes. Ses modèles sont inférés à partir des faits, mais ne correspondent pas nécessairement à quelque chose de mentalisé par l'individu concerné. Par exemple Stich (1978) parle de processus ou d’états « infra-doxatiques ». La recherche vise dans ce cas à révéler la "structure infra-doxatique de la cognition". Nous préférons, pour éviter le terme de "mental" qui est ambigu, parler tout simplement de processus cognitifs.
La psychologie cognitive cognitiviste considère les processus cognitifs comme des systèmes de traitement de l'information composés de modules spécialisés et agencés dans une architecture contrôlée par un système de supervision. C'est un modèle fondé sur des principes d'organisation séquentielle ou parallèle et de rétroaction issu de l'informatique.
5/ La question de l'esprit
La psychologie cognitiviste étend ses ambitions du côté de la pensée en général, voire de l'esprit s'interrogeant sur "les mécanismes fondamentaux de l'esprit" (Launay, p. 17). Cela tient à certaines filiations avec la philosophie de l'esprit. Comme pour le mental il y a un flou certain dans la définition de l'esprit. Nous préférons donc aussi éviter ce terme qui peut être remplacé par celui de processus cognitifs.
Ce qui est intéressant et novateur, c'est la recherche d'une continuité dans "la manière dont la pensée émerge de l'activité cérébrale" et "d'une conception unitaire de l'activité psychologique, organisée en niveaux de traitement hiérarchisés, qui part de l'analyse des signaux (les stimuli) pour s'achever avec l'élaboration de connaissances stables présentées de manière symbolique" (Launay M., Psychologie cognitive, p. 18).
Cependant la continuité ne peut être établie en gommant les différences par une formule valise contradictoire comme celle de "l'esprit-cerveau". Un processus, une représentation, ne peuvent être dans l'esprit et dans le cerveau (Le Ny, Comment l'esprit produit du sens,p. 15), car il n'y pas d'identité entre les deux (sauf dans la perspective réductionniste consistant à ramener le premier au second, ce qui n'est pas conforme aux principes de la psychologie cognitive).
Il y a dans la psychologie cognitiviste l'embryon d'un vrai renouveau, l'amorce d'un paradigme original concernant l'homme. Nous souscrivons à ce renouveau, tout en notant que le pas décisif n'a pas encore été franchi. Nous en voulons pour preuve l'emploi indifférent des termes de mental, esprit, pensée, cognition, esprit-cerveau... Il règne encore un flou conceptuel qui doit être précisé pour qu'une vraie rupture se produise. Selon nous, celle-ci viendra de la séparation entre ce qui est représentationnel et ce qui ne l'est pas.
Bibliographie
Denis M., Dubois D., "La représentation cognitive : quelques modèles récents", Année psychologique,1976, 76, p. 541-562.
Tiberghien G., "La psychologie cognitive survivra-t-elle aux sciences cognitives ?" inPsychologie Française, 44 (3), 1999.
Le Ny J-F., Comment l'esprit produit du sens, Paris, Odile Jacob, 2005.
Launay M., Psychologie cognitive, Paris, Hachette, 2004.
Richard J-F., Les activités mentales, Paris, Armand Colin, 2004.