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Ordre symbolique et loi commune
L’intuition fondamentale de Claude Lévi-Strauss, celle d’un ordre qu’il est possible de retrouver dans la plupart des productions sociales et culturelles, nous paraît juste, et nous nous appuierons sur sa conception. Cette dimension, inconsciente, organise la culture et dirige les conduites humaines. Le terme d’inconscient se justifie par le fait que cet ordre est indépendant des intentions du sujet et de la conscience qu’il en a. Est-il possible de réinterpréter cette idée en terme de "loi commune", terme plus neutre que l'on doit à Aristote?
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PLAN1/ Que désigne-t-on par ordre symbolique ?2/ Repenser l'ordre symbolique en loi commune3/ Les effets de la loi commune[/size]
1/ Que désigne-t-on par "ordre symbolique" ?
Un ordre humanisant et socialisant
L'idée d'un ordonnancement produit par la capacité symbolique de l'homme et qui serait présent dans toutes les sociétés humaines nous paraît une hypothèse juste. Un argument contre cette interprétation a été développée par Lucien Scubla. « les systèmes de permutation accessibles à l'esprit humain [...] n'implique pas qu'il en reflète les structures ou qu'il se plie à ses exigences... » 1. Mais alors où donc seraient ces structures ? Deux possibilités s'offrent : soit dans la substance idéale, soit dans la force des choses. Si l'on récuse l'idéalisme, reste la seconde hypothèse. Ici les choses ne sont pas matérielles, il s'agit des hommes en société, de l'organisation de la parenté, des rites et des mythes. Quelle force peut être à l’œuvre ? Il existe une autonomie du socioculturel, mais un ordre social complexe doit être pensé et agi par des humains. Or, pour que la pensée et l'action existent « il faut d’abord que ses conditions initiales soient données, sous la forme d’une structure objective du psychisme et du cerveau » 2, écrit Lévi-Strauss.
Il y a chez Lévi-Strauss, la volonté d’échapper au clivage nature culture et de trouver en l’homme, ce qui opère le passage de l’un à l’autre. Lévi-Strauss montre qu’il n’y a pas d’extériorité de la structure par rapport à l’homme. C’est cette démarche que nous poursuivons. Le problème devient qu’est-ce qui, en l’homme, opère son humanisation et lui donne les qualités généralement attribuées à l’esprit ? Qu’est-ce qui produit ces régularités et cet ordonnancement, mis en évidence par l’anthropologie culturelle et qui semblent empiriquement irréfutables ?
Ce que n’est pas cet ordre
Nous allons reprendre ici momentanément le vocable d’ordre symbolique, car c’est celui qu’utilisent nos contemporains pour discuter de cette affaire.
Nous ne souscrivons pas à la position lacanienne d'une loi du langage 6. Rappelons la position de Lacan dans les années 1950. « La Loi primordiale est donc bien celle qui, réglant l'Alliance, superpose le règne de la Culture au règne de la Nature, vouée à la loi de l'accouplement. L'interdit n'en est que le pivot subjectif. Cette Loi se fait reconnaître identique à un ordre de langage, car nul pouvoir, hors les nominations de la parenté, n'est à même d'instituer l'ordre des préférences et des tabous » 7 . Ensuite, Jacques Lacan passera du langage au signifiant8. Guy Rosolato résume la thèse lacanienne ainsi : « La relation entre la prohibition de l'inceste et le complexe d'Œdipe se noue parce que le désir doit prendre appui dans un système de signifiants qui met en forme l'interdit. Celui-ci est flagrant dans son universalité, reconnue maintenant par les ethnologues » 9.
Nous sommes d'accord avec l'idée que ce soit le langage (et encore moins le langage réduit à un système de signifiant) qui régule le désir. La raison en est que cet ordre ne correspond ni à la structure syntaxique, ni à la charpente phonique du langage. Le signifiant (partie du signe dépourvue de signifié) est un objet purement linguistique bien incapable de fournir les différenciations et les catégorisations nécessaires à former la raison pratique. De plus, il n'existe pas de structure commune à toutes les langues, alors que l'ordre symbolique est le même pour tous les peuples, quelle que soit la langue qu'ils utilisent. Le langage ne peut donc être au fondement de l'ordre symbolique. Évidemment, le langage a un rôle important. Il permet de formuler la pensée joue donc un rôle dans l’expression et dans la transmission. Mais, l'assimilation de l'ordre symbolique au langage est une simplification abusive qui néglige la capacité d'ordonnancement humaine et l'impact de la réalité empirique, qui contribuent conjointement à constituer cet ordre symbolique dont nous discutons.
Les doctrines les plus anciennes rapportent la loi, sans bien distinguer le genre de loi dont il s'agit, à la volonté divine. Le souverain, le prophète, sont les transmetteurs de la loi et du droit. La distanciation progressive de la loi et du bon vouloir des dieux s’est opérée chez les Grecs, qui les premiers ont reconnu un rôle aux hommes dans l’édiction de la norme. Aristote distinguait la loi commune etles lois particulières. Les lois particulières sont propres à chaque cité. La loi commune est celle qui, commune à tous les hommes, s'impose à eux. Pour Aristote l'origine de la loi commune reste mystérieuse, si bien qu'il la qualifie de "naturelle". Pour Denoix de Saint Marc, historien, « l’idée de révélation faite par les dieux aux hommes et s’imposant à eux est absente de la religion romaine »10 . Il faut attendre les religions du livre pour que cette notion apparaisse. Selon la Bible (Exode et Deutéronome), Moïse reçoit de Dieu les tables de la Loi. D'abord Dieu énonça dix commandements et les assortit de commentaires, ce qui donna le code de l'Alliance, puis il donna des tables de pierre rappelant la loi et les commandements. Il n'est nul besoin de supposer une origine divine pour expliquer la Loi constitutive. Elle a une origine humaine, car c'est une entité constitutive de l'homme (le niveau représentationnel) qui permet de forger les formes logiques qui la fondent. L'origine divine est une interprétation de la capacité d'ordonnancement de l'homme. Avec le niveau psychologique, nous avons une explication suffisante et il n'est pas besoin de faire appel à l'hypothèse d'une origine divine pour expliquer la loi commune qui organise les sociétés humaines.
Nous ferons aussi une réponse à ceux qui supposent que l'affirmation d'un ordre moral renvoie à un présupposé idéaliste. Pierre Zaoui, philosophe, trouve paradoxal qu'un athée puisse admettre un ordre symbolique, comme si celui-ci renvoyait nécessairement à une transcendance ou à une idéalité qui, en dernière instance, reverrait à Dieu. Cet auteur suppose que cet ordre seraita priori, ferait « le partage entre le licite et l'illicite » et constituerait « la matrice par laquelle un sujet humain peut en venir à se constituer »11 . Cette définition est assez juste, mais à condition de la préciser. Une interprétation idéaliste est possible mais on peut et on doit l’éviter. La loi commune dont nous parlons est édifiée par l’homme et ancrée dans la réalité empirique ordinaire. Cet ordre est à la fois a priori et a posteriori. Il est a priori car construit par une capacité d'ordonnancement due au niveau psychologique de l'homme, mais il est aussi a posteriori,car il intègre des données d'expérience sur la vie humaine telle qu'elle a été comprise et transmise au fil des générations. L’ordonnancement symbolique que nous nommons loi commune s'appuie sur une capacité cognitive autonome, mais se construit sur l'expérience intergénérationnelle de la condition humaine. Il est bien clair qu’il ne vient d'aucune autorité transcendante, mais de la capacité humaine à la forger. Il est produit par les hommes eux-mêmes.