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Lacan, le symbolique et le signifiant
Lorsque Jacques Lacan reprend la proposition de Claude Lévi-Strauss d’assimiler inconscient et symbolique cela implique, comme il l’indique lui-même en 1953 à la Société française de psychanalyse, "une certaine orientation d’étude de la psychanalyse, [...] qui diffère de l’orientation classique." [1] Nous nous limiterons, dans cet article, à un bref exposé de cette conception, assorti d’un point de vue critique qui propose de donner une origine non linguistique à l'ordre symbolique.
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Juignet Patrick. Lacan, le symbolique et le signifiant. Philosophie, science et société, 2015. [en ligne] http://www.philosciences.com [/size]
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PLAN
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- 1/ La naissance de la notion de symbolique
- La parole
- Le symbole
2/ Les remaniement ultérieurs du symbolique
Le signifiant
La resymbolisation
3/ Critique de la dérive linguistique
Les contradictions du signifiant
La réduction du symbolique
Conclusion
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1/ La naissance de la notion de symbolique
La parole
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Vers 1950, Jacques Lacan s’intéresse aux travaux de Heidegger sur la parole et en adopte certains points de vue. Il se rend à Fribourg en 1955 pour rencontrer le philosophe et traduit de l'allemand le texte intitulé Logos. C'est un commentaire du fragment 50 de l'œuvre d’Héraclite dans lequel l’on peut comprendre (au travers de la distance et des diverses interprétations/traductions) qu’il est question « d’écouter le logos », plutôt que celui qui parle ; le terme de logos pouvant être traduit aussi bien par raison, que par parole. [2] C’est ce dernier terme de "parole" qui est retenu par Heidegger. Il en fait une voie d’approche ontologique. La parole dirait l’être.
Pour comprendre, relisons quelques phrases d’un autre texte heideggérien sur la parole (Die Sprache). « C’est bien la parole qui rend l’homme capable d’être le vivant qu’il est en tant qu’homme. L’homme est homme en tant qu’il est celui qui parle ». Il y a chez Heidegger une exhaustion métaphysique de la parole. On ne saurait « fonder la parole à partir d’autre chose qu’elle-même », elle se trouve dans l’expérience de son déploiement, expérience qui ne consiste pas à dire quelque chose, mais à « parler la parole » à permettre son déploiement autonome et à y « trouver séjour » [3]. Notons que cette thèse est condidérée comme illusoire par de nombreux philosophes.
Jacques Lacan, inspiré par cette approche, déclare alors : « la psychanalyse n’a qu’un médium la parole du patient » [4]. La cure devient une réalisation de la parole grâce à l’interprétation qui symbolise l’image [5]. Dans l’échange analytique, « il s’agit encore et toujours de symboles et de symboles même très spécifiquement organisés dans le langage » [6]. En effet, dans le fantasme, le rêve, l’élément imaginaire n’a qu’une «valeur symbolique» [7].
Au vu du rôle de la parole, il s’agit dès lors dans la psychanalyse, d’arriver à une parole pleine et vraie. « La parole pleine est celle qui forme la vérité »[8], elle permet un rapport à l’être, elle est dévoilement, une aléthéia. Cette révélation « est le ressort dernier de ce que nous cherchons dans l’analyse suite »[9]. Lacan tente de placer entièrement la psychanalyse dans « le champ de la parole et du langage ». Dans cette perpective, le transfert apparaît alors comme une entrave au dévoilement de la vérité [10]. C’est une modification importante par rapport à la conception freudienne. Elle affirme que l’être de l’homme est lié au langage.
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Le symbole
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L’idée de symbole est reprise, au début de l’œuvre de Lacan, dans un sens assez traditionnel. Il admet que le symptôme est symbole d’un conflit et que les composants du rêve symbolisent quelque chose d’autre qu’eux. En 1949, Lacan associe l’efficacité symbolique aux imagos [11], c’est-à-dire à ces composants psychiques qui sont de l’ordre de l’image et des identifications. Du symbole au langage il y a qu'un pas. Le symbole est en continuité avec le langage. Il se transforme en mot lorsqu’il est libéré de la contingence d’une matérialité trop forte et que s’associe à lui la permanence d’un sens, d’un concept. Ainsi naît l’univers du sens [12]. Les dons rituels qui s’opèrent dans toutes les cultures sont symboliques car ils ont un sens, celui du pacte qui s’institue à cette occasion. Lacan remarque que les objets symboliques ne peuvent être simplement référés à un usage pratique. [13]. Mais le symbole n’est pas le symbolique. Il faut attendre les années cinquante pour que l’idée d'un ordre symbolique germe. Voyons comment.
Lacan nous offre, en s’appuyant sur la parole, un premier abord intuitif de l’ordre symbolique : le symbolique surgit lorsque l’on doit se prononcer, faire élection, s’engager, donner sa parole. Ces occasions permettent plus que d’autres de faire vivre en soi cette dimension particulière. C’est une conception nouvelle du symbolique. Elle lui donne une autonomie, une importance beaucoup plus grande, le rattache au langage et plus particulièrement à l’acte de parole. « Le symbole constitue la réalité humaine» [14] et « l’homme parle… parce que le symbole l’a fait homme» [15]. Le symbolique crée l'humain par opposition à l’animalité qui est entièrement engagée dans les processus imaginaires et la nécessité biologique. Lacan pense avoir « retrouvé dans l’homme l’impératif du verbe comme la loi qui l’a formée à son image» [16] .
Puis vient la reprise de l’hypothèse de Lévi-Strauss d’un univers symbolique réglé par ses structures et qui viendrait constituer l’homme dans son être même. Le symbolique, comme structure, façonne et fonde la réalité humaine. À l’alliance matrimoniale tout comme au langage préside une loi « impérative en ses formes mais inconsciente en sa structure » [17]. L’homme vient s’y intégrer et c’est ce qui organise le passage de la nature à la culture. Le rappel des données ethnologiques est explicite. « Si en effet les dons surabondants accueillent l’étranger qui s’est fait connaître, la vie des groupes naturels qui constituent la communauté est soumise aux règles de l’alliance, ordonnant le sens dans lequel s’opère l’échange des femmes, et aux prestations réciproques que l’alliance détermine […] À l’alliance préside un ordre préférentiel dont la loi impliquant les noms de parenté est pour le groupe, comme le langage, impératif en ses formes mais inconsciente en sa structure» [18]. Les hypothèses de Lévi-Strauss sur un système commun aux règles sociales et au langage sont reprises sous une forme affirmative et il l’applique à l’inconscient freudien. « Lévi-Strauss en suggérant l’implication des structures du langage et de cette part des lois sociales qui règle l’alliance et la parenté conquiert le terrain même où Freud assoit l’inconscient. »
Le cas d'un enfant, Dick, traité par Melanie Klein, est repris et interprété par Jacques Lacan dans cette optique. Pour Lacan, Melanie Klein fournit par le langage un noyau de symbolisation grâce à l’énoncé langagier de l’œdipe. Nous laisserons le problème œdipien de côté, pour nous centrer sur cette question du symbolique. La parole produit une relation effective entre la mère et l’enfant de par l’existence d’un système symbolique préétabli. Pour Jacques Lacan, c'est constitutif de l’inconscient qui « est le discours de l’autre» [19] . La référence conjointe à l’inconscient, au mythe, au langage et à un système symbolique préétabli est une application à la psychanalyse de l’anthropologie structurale. L’inconscient devient ce (système/fonction) symbolique évoqué par Lévi-Strauss. Le sujet, par la parole, vient s’y coordonner, mais le système existe en dehors du sujet, il est trans-individuel, structure extérieure à l’individu et qui le détermine [20].
À ce moment novateur, l'ordre symbolique est le système de signe dans lequel l’homme se trouve plongé et il forme l’inconscient ou encore l’Autre. Il s’agit de l’assimilation de l’inconscient au symbolique tel que l’anthropologie en vient à le formuler. D’où les expressions de « trésor des signifiants » où l’on retrouve l’idée d’un ensemble constitué, vaste mais fini, qui préexiste à l’individu et est indépendant de la conscience qu’il en a. Sur le plan génétique, il reprend le problème de la demande initiale de l’enfant à la mère et indique qu’il s’agit là de l’entrée dans le monde symbolique. D’une certaine manière il affirme que c’est le symbolique avec son caractère collectif qui est déterminant par rapport à l’expérience individuelle et la psychogenèse.