Du neurone au cerveau humain JUIGNET Patrick. Du neurone au cerveau humain. Philosophie, science et société. 2015. [en ligne] http://www.philosciences.com Des nerfs aux neurones
Le modèle explicatif par les nerfs en tant que fibres conductrices organisant les réflexes remonte à Renée Descartes (XVIIe) et sera développé au XVIIIe siècle. Les explications physiologiques font intervenir les nerfs en tant que fibres conductrices dans les régulations, les réflexes et dans les sensations. Les notions centrales pour ces explications sont le "nerf" et son élément constitutif, la "fibre nerveuse". Jean Gaël Barbara propose d'attribuer à cette conception la dénomination de "paradigme nerveux".
Pour Magendie (Précis élémentaire de physiologie, p. 211 à 221), le système nerveux se compose du cerveau, du cervelet, de la moelle épinière et des nerfs. La masse du cerveau est formée d'une matière ou substance molle et pulpeuse. On y distingue deux substances, la blanche et la grise. Toutes deux sont formées de "globules". Dans la substance blanche "il prennent l'apparence de fibre" et dans la grise, "ils paraissent entassés confusément". Les nerfs sont composés de "filaments'" nommés par Magendie"fibres nerveuses".
Le terme de « neurone » fut introduit dans le vocabulaire médical en 1881 par l'anatomiste allemand Heinrich Wilhelm Waldeyer. Il fallait pour que le neurone s'affirme que le concept de cellule soit admis, ce qui vint grâce à Matthias Schleiden (1838) et Theodore Schwann (1839). Il fallait aussi que la technique microscopique progresse, ce qui s'est produit à partir du milieu du siècle. A partir de quoi on arrive à concevoir des cellules nerveuses ou neurones.
La neurophysiologie change progressivement d'objet. S’éloignant de l'étude des nerfs, elle s'intéresse aux neurones mis en évidence par les études histologiques. Le neurone devient central dans les explications, qu'il soit pris en compte isolément ou dans des groupements. Surtout il devient une unité fonctionnelle. Le neurone permet un remaniement des explications physiologiques autrefois expliquées par des interactions nerveuses et ouvre sur d'autres problèmes qui peuvent être résolus par la même approche. Pour Barbara, on peut parler de "paradigme neuronal".
Les neurones
Combien avons-nous de neurones et quelles sont les conséquences de ce grand nombre ? C'est une question un peu anecdotique mais qui pose le problèmes de savoir quel est l'effet la quantité par rapport aux fonctions exercées ?
En 2009, une chercheuse brésilienne (Suzana Herculano-Houzel), en utilisant des techniques récentes, a dénombré les neurones et cellules gliales du cerveau humain Son résultat : environ 86 milliards, pour les neurones et autant pour les cellules gliales (qui elles aussi jouent un rôle).
Citons l'auteur: "These studies also showed that the human brain is not exceptional in its cellular composition, as it was found to contain as many neuronal and non-neuronal cells as would be expected of a primate brain of its size. Additionally, the so-called overdeveloped human cerebral cortex holds only 19% of all brain neurons, a fraction that is similar to that found in other mammals".
Par rapport aux primates, et comparativement à notre taille, nous sommes dans la moyenne et même en dessous, car le calcul comparatif dit que nous devrions avoir 93 milliards de neurones.
Reproduisons un tableau comparatif :
Expected values for a generic rodent and primate brains of 1.5 kg, and values observed for the human brain (Azevedo et al., 2009).
Rodent brain Primate brain Human brain
Brain mass 1500 g 1500 g 1508 g
Total number of neurons in brain 12 billion 93 billion 86 billion
Total number of non-neurons in brain 46 billion 112 billion 85 billion
Mass, cerebral cortex 1154 g 1412 g 1233 g
Neurons, cerebral cortex 2 billion 25 billion 16 billion
Relative size of the cerebral cortex 77% 94% 82%
Number of neurons in cerebral cortex 17% 27% 19% La question qui surgit alors est : d’où vient la différence quantitative et qualitative sur le plan des performances entre nous et les autres primates, puisque le total des cellules neuronales et des cellules gliales du cerveau (et du cortex en particulier) est relativement moins importante ? Voila une question qui évoque en réponse la complexité. Si la différence de capacité ne tient pas au nombre, d'où vient elle ? La réponse probable est qu'elle vient de la complexité de l'organisation et des qualités différente que cette organisation engendre.
Pour ce qui est de la neurobiologie, une autre question épistémologique intéressante apparaît. Si les facteurs qui interviennent tendent vers l'infini, quelle connaissance pouvons nous avoir de ce qui se passe ? Si nous avons 93 milliards de neurones qui ont chacun 3000 connexions, au travers desquelles circulent des signaux subissant de nombreuses modulations, on se trouve face à un nombre de possibilités gigantesque. Si, de plus, comme il semble certain, des occurrences sont équiprobables, quel genre de déterminisme peut-on évoquer ?
Complexité des synapses
La notion de "synapse tripartite" a été présenté dans la revue Cell en 2006 par l'équipe de Stéphane Oliet (Incern, Bordeaux). Elle désigne le fait, qu'en plus des deux neurones pré et post synaptiques, la cellule gliale est capable de détecter et de participer au signal synaptique en libérant des molécules actives, les gliotransmetteurs, tel que la D-sérine. Les astrocytes libérant la D-sérine augmentent le nombre des récepteurs NMDA et agissent sur les récepteurs LTP. Ils favorisent donc la transmission synaptique, mais aussi la plasticité cérébrale à long terme.
Récemment, la même équipe de recherche a mené un travail sur l'hippocampe. Dans cette structure, qui est l'un des supports pour les activés d'apprentissage et de mémoire, il existe différent territoires astrocytaires, indépendant les uns des autres. Un seul astrocyte contrôlerait la plasticité de toutes les synapses présentes dans son arborescence (mais pas les autres). La glie serait nécessaire au fonctionnement des récepteurs NMDA (au glutamate) et LTP (potentialisation à long terme), qui sont considérés comme le sous jacent neurologique principal des capacités mnésiques.
Si l'on associe cette nouvelle donnée à celles déjà connues sur les neuromédiateurs et leurs nombreux récepteurs, la leçon à tirer de cette intervention des astrocytes, est que la transmission synaptique et les liaisons interneuronales sont modulés de manière très complexe et ne peuvent être assimilés à un réseau électronique relié par des série de portes ouvertes ou fermées. Il y a une modulation dynamique permanente qui apporte de la complexité.Des neurones aux réseaux
Les évolutions théoriques et technique en informatique ont joué un rôle. Dans les années 1980, avec le connexionnisme, ont été inventés des dispositifs en réseau capables d’entretenir une activité dynamique, c’est-à-dire de produire un signal de façon autonome.
Ce n'est qu'à la fin du XXe et au début du XXIe siècle que l'on pense en terme d'organisation et de système neuronaux. Le changement est noté par Jacques Neyrinck qui rappelle que c'est la "complexe organisation du cerveau qui en fait la puissance et non pas le composant de base" , qui est le neurone (Introduction aux réseaux neuronaux, p. 9).
Dans le même ouvrage les auteurs définissent "un ensemble d'éléments reliés entre eux par de liens" dont "les interaction entre élément ne sont pas de simple appositions, mais des liens". "Dans un réseau neuronal biologique les nœuds sont les neurones et les interactions entre les neurones ont lieu au niveau des synapses..." (p. 19-20). Un réseau neuronal peut être conceptualisé en terme de système.
Nous résumerions les connaissances contemporaines de la manière suivante : le fonctionnement cérébral peut se concevoir sous des angles divers correspondant à des niveaux d’organisation distincts : 1) le niveau des interactions moléculaire, 2) le niveau cellulaire (le neurone et son environnent immédiat) 3) le niveau des réseaux neuronaux 4) Le processus de codage et de traitement des signaux auquel tous les niveaux précédents collaborent, mais qui manifeste un degré de complexité supérieur.
Conclusion
L'histoire montre que la physiologie du système nerveux est passée par trois périodes successives : nerveuse, neuronale et des réseaux. Le principe explicatif passe de la mise en jeu des nerfs (XVIIe) et des faisceaux de fibres et de couches cendrées (XVIIIe), aux centres composés de neurones (XIXe-XXe), puis aux modules et réseaux (XXe-XXIe).
On assiste à des changements d’objet pour expliquer des faits identiques et de nouveaux mis en évidence grâce au changement. Le référent (la partie du monde visée) reste le même, mais l'objet (le centre de l'activité scientifique) se modifie. On ne constate pas de révolution brusque, mais plutôt des mutations conceptuelles s'appuyant sur les données antérieures.
Ce qui nous intéresse le plus c'est l'évolution vers une épistémique de la complexité. Déjà avec Sherrington (1910) s'amorce une conception de la liaison et de l'intégration (les centres nerveux sont le siège d'interactions entre les activités neuronales) et dans le même temps Ramon Y Cajal (1911) décrit des circuits neuronaux complexes. Mais on n'y porte pas attention. Le paradigme classique avec sa volonté analytique/atomistique veut des unités. Pourtant déjà la cellule vivante, et dans notre cas le neurone, sont des unités complexes.
Il faut un changement dans les manières de penser pour accepter de voir l'importance de l'interaction. Les unités constituantes (les neurones) sont toujours là, mais on s'intéresse à leur organisation. Sur le plan ontologique on accepte (tout doucement et avec réticence) de donner une vraie existence aux liens, aux interactions bref à l'organisation elle-même. Le regard devient plus holistique, il se déporte de l'élément constituant aux liens formant des entités fonctionnelles.
Bibliographie
Barbara J-G., Le paradigme Neuronal, Paris, Hermann, 2010.
Magendie F., Précis élémentaire de physiologie, 5ème Ed, Bruxelles, Adolphe Vahlen et Cie, 1838.
Savioz A., Leuba G., Vallet P., Walzer C., Introduction aux réseaux neuronaux, Bruxelles, De Boeck, 2010.
Herculano-Houzel S., "The human brain in numbers: a linearly scaled-up primate brain", Frontier in human neurosciences, doi : 103389/neuro. 09.031.2009.
Webographie :
http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2776484/pdf/fnhum-03-031.pdf