CRÉATIONLes mythes de la créationD'une manière générale, on peut dire que tout mythe raconte comment quelque chose est venu à l'existence : le monde, l'homme, telle espèce animale, telle institution sociale. Mais du fait que la création du monde précède toutes les autres, la cosmogonie jouit d'un prestige spécial. Le mythe cosmogonique sert de modèle à tous les mythes d'origine. La création des animaux, des plantes ou de l'homme présuppose, en effet, l'existence d'un monde. Même dans les cas où il n'existe pas de mythe cosmogonique au sens strict du terme (comme en Australie), il existe toujours un mythe central qui raconte les commencements du monde, ce qui s'est passé avant qu'il soit devenu tel qu'il est aujourd'hui. On trouve donc toujours une histoire primordiale, et cette histoire a un commencement : le mythe cosmogonique proprement dit ou un mythe qui nous présente le premier état, larvaire ou germinal, du monde.
[size=22]1. Typologie des mythes cosmogoniques
Il existe un assez grand nombre de thèmes et variantes cosmogoniques, mais les plus importants se laissent classer en quatre catégories.
1. Les mythes décrivant la création du monde par la pensée, la parole (le « verbe ») ou l'« échauffement » d'un dieu.
2. Les mythes mettant en vedette le « plongeon » cosmogonique : Dieu, un animal ou un personnage mythique plonge au fond de l'Océan primordial et en rapporte un peu de glaise, à partir de laquelle est formée la Terre. En
Sibérie et dans l'Asie centrale, ces mythes ont reçu une interprétation dualiste.
3. Les cosmogonies qui expliquent la création par la division d'une matière primordiale non différenciée. On distingue au moins trois variantes importantes :
a) l'unité primitive représente le couple Ciel-Terre étroitement embrassé, et leur séparation équivaut à un acte cosmogonique (thème connu également sous le nom de « Parents du monde ») ;
b) l'état originel est décrit comme une masse amorphe, le Chaos ;
c) l'unité primordiale est imaginée comme un œuf englobant la totalité cosmique, ou comme un œuf flottant dans l'Océan primordial. La Création commence avec la division de l'œuf.
4. La cosmogonie comme résultat du démembrement d'un géant anthropoforme ou d'un monstre marin ophidien. Il importe de distinguer deux types différents :
a) l'immolation librement consentie, ou supposée telle, d'un être primordial anthropomorphe (Purusha, dans la mythologie védique ; P'an-ku, dans les traditions chinoises, etc.) ;
b) le combat victorieux d'un dieu contre un monstre marin, suivi de son morcellement (Tiamat, dans la mythologie mésopotamienne).
Cette classification sommaire ne recouvre pas la totalité des mythes cosmogoniques ; en outre, il faut tenir compte du fait que certains thèmes peuvent être classés en plusieurs catégories.
2. Création par la pensée, la parole et l'échauffement d'un dieu
Selon un mythe des Indiens Winnebago, le Père créa le monde par la pensée. Il pensa et désira la lumière et la Terre – et la lumière et la Terre apparurent. Les Omaha estiment que « au commencement, toutes les choses étaient dans la pensée de Wakonda. Toutes les créatures, l'homme inclus, étaient des esprits. » Finalement Wakonda créa la Terre, et alors « les esprits descendirent et devinrent chair et sang ». Les Uitoto de la Colombie ont élaboré une cosmogonie encore plus audacieuse : au commencement, tout était « apparence, phantasme, illusion ». Le Père lui-même rêvait, mais par le truchement de ses rêves il réussit à capturer ces phantasmes et les transforma en réalités palpables. Ainsi le monde vint à l'existence.
Un mythe cosmogonique polynésien décrit un commencement où n'existaient que les Eaux et les Ténèbres. Io, le Dieu suprême, sépara les Eaux par la puissance de la pensée et de ses paroles, et créa le Ciel et la Terre. Il dit : « Que les Eaux se séparent, que les Cieux se forment, que la terre soit ! » – et aussitôt apparut la lumière. Une cosmogonie similaire se rencontre en Égypte, élaborée surtout dans la théologie memphite : le dieu
Ptah créa l'Univers par son
cœur (c'est-à-dire son esprit et sa volonté) et par sa
langue (son Verbe).
Quant à la création par l'échauffement (et la sudation) d'un être divin, le mythe est attesté surtout dans les cosmogonies des Indiens de l'
Amérique du Nord. Mais le thème se rencontre également dans les traditions védiques et brahmaniques. Selon le fameux hymne du
Rig Veda,
X, 129, au commencement il n'existait ni le Non-Être ni l'Être ; dans les ténèbres et l'indistinct l'Un prit naissance par l'échauffement. Le
Shatapatha Brâhmanaexplique l'apparition de l'Œuf d'or comme le résultat de l'« ardeur » des Eaux primordiales. Selon le
Taittirîya Brâhmana, « au commencement rien n'existait. Le Ciel n'existait pas, ni l'espace intermédiaire. Le Non-Être seul existant se fit esprit en disant : « Que je sois. » Il s'échauffa ; de cet échauffement naquit la fumée. Il s'échauffa davantage ; de cet échauffement naquit le feu. Par échauffement progressif naissent la lumière, puis les éléments, finalement Prajâpati, qui créa tout l'univers.
Un thème similaire est la création par émanation ou par la transformation de l'être divin en un agent cosmique actif. Les cosmogonies par émanation ont été élaborées surtout dans l'Égypte ancienne. La création par la transformation de l'être divin présente de nombreuses variantes. En voici un exemple typique, emprunté à la mythologie Zuni : au commencement, il n'existait que Awonawilona, le Créateur. Il se transforma en Soleil, et, de sa propre substance, il produisit deux germes avec lesquels il imprégna les Eaux. Une écume apparut sur les vagues, qui donna forme plus tard au Père-Ciel et à la Terre-Mère.
L'élément commun de toutes ces cosmogonies est l'idée que le monde dérive directement du Créateur : de ses rêves, de sa pensée, (ou de son cœur), de son verbe, de sa transpiration (« échauffement ») de sa substance. La puissance démiurgique du Créateur se manifeste indifféremment par son « esprit » (rêve, pensée, verbe) ou par son « corps » (sueur, transformation, émanation). Seulement dans les spéculations cosmogoniques indiennes, la puissance créatrice de l'échauffement (« l'ardeur » obtenue par l'ascèse) semble précéder l'apparition de l'Être et, par conséquent, du principe créateur.
3. Le plongeon cosmogonique
• Éléments communs
Le scénario comporte les éléments suivants : au commencement n'existaient que les Eaux ; Dieu ordonne à un animal amphibie de plonger au fond de l'Océan et de lui rapporter une poignée de terre ; à la troisième immersion, l'animal réussit à rapporter un peu de glaise, et avec cette infime particule Dieu forme la Terre. Il s'agit très probablement d'un mythe cosmogonique fort ancien, car sa diffusion est considérable. Dans l'
Inde, l'animal plongeur est un sanglier. Il descend au fond des Eaux et soulève la Terre. Mais l'identité de ce sanglier cosmogonique a été différemment interprétée au cours des âges. La
Taittirîya Samhitâ présente Prajâpati se mouvant comme le vent au-dessus des vagues. Il vit la Terre et, se transformant en sanglier, descendit dans les profondeurs et la souleva. Le
Taittirîya Brâhmana donne plus de précisions : au commencement, alors que n'existaient que les Eaux, Prajâpati vit une feuille de lotus et pensa : « Il y a quelque chose sur quoi elle repose. » Il prit la forme d'un sanglier, plongea et trouva de la terre. En détachant une partie, il revint à la surface et l'étendit sur la feuille de lotus. Dans le
Râmâyana ce rôle est dévolu à Brahmâ. Mais, dans le
Vishnu Purâna, la coalescence entre Brahmâ et Vishnu est déjà parfaite : Brahmâ-Vishnu, sous la forme d'un sanglier, descend au fond de l'Océan et soulève la Terre. Dans le
Bhâgavata Purâna le sanglier est un avatar de Vishnu.
Le fait que c'est un grand dieu qui plonge sous l'aspect thériomorphe souligne l'archaïsme du mythe (en effet, on ne trouve pas ce motif chez les peuples pasteurs de l'Asie centrale). Le mythe du plongeon cosmogonique est attesté chez plusieurs populations aborigènes de l'Inde, surtout chez des tribus Munda. Voici comme le racontent les Birhor du Chota Nagpur : l'esprit suprême Singbonga, qui se trouvait dans le monde inférieur, s'éleva à la surface des Eaux par la tige creuse d'un lotus. Il s'assit sur la fleur de lotus et ordonna à la tortue de lui apporter du fond un peu de limon. La tortue s'exécuta, mais, dans sa remontée vers la surface, le limon fut lavé. Singbonga intima alors au crabe l'ordre de plonger. Celui-ci rapporta du limon dans ses pattes, mais, comme la tortue, il le perdit en remontant. Finalement, Singbonga envoya la sangsue : elle avala un peu de limon et le dégorgea dans la main de l'Esprit suprême, qui en fit la Terre. Des mythes plus ou moins similaires sont attestés chez les Santals, en Assam, et chez les Négritos Semang de la péninsule malaise. Sporadiquement, le mythe du plongeon cosmogonique se rencontre en Indonésie et en Mélanésie. En Micronésie le mythe subit un processus d'érosion et de contamination avec d'autres motifs mythiques et finit par disparaître.
• La création du dieu et les forces du mal
Dans les mythes des Indiens de l'Amérique du Nord, les animaux plongeurs sont des oiseaux aquatiques, mais aussi des quadrupèdes nageurs, des crustacés, des poissons. En Sibérie et dans l'Asie centrale, le thème de l'immersion est intégré dans une cosmogonie « dualiste ». Selon un mythe samoyède, Num, le Dieu suprême, ordonne à des cygnes et à des oies de plonger, afin de voir s'il existe de la terre au fond des Eaux. Les oiseaux reviennent sans avoir rien trouvé. Dieu dépêche alors le plongeur polaire. Après six jours celui-ci revient à la surface : il a aperçu de la terre, mais il n'avait plus la force d'en rapporter. L'oiseau
ljuru plonge à son tour et, le septième jour, il revient avec un peu de boue dans son bec. Alors que Num avait déjà créé la Terre, « de quelque part » arriva un « vieux » qui lui demanda la permission de se reposer. Num commença par refuser, lui intimant de plonger et de se procurer de la terre, mais, finalement, il céda. Le matin, il surprit le vieux sur le bord de l'île, en train de la détruire. Il en avait déjà détruit une bonne partie. Num le somma de s'en aller, mais le vieux demanda autant de terre qu'il pouvait en couvrir avec la pointe de son bâton. Il disparut dans ce trou, après avoir déclaré que dorénavant il habiterait là et ravirait les hommes. Consterné, Num reconnut son erreur : il avait pensé que le vieux voulait s'installer
sur la Terre, et non pas
sous elle. La leçon secrète du mythe est que Num n'a rien à voir avec les forces du mal qui ravagent sa création et n'est pas non plus directement responsable de la mortalité des humains.
• Élaborations dualistes
Dans d'autres mythes, Dieu n'est plus seul à planer au-dessus des Eaux. Il rencontre un homme ou le Diable, et lui ordonne de plonger et de lui rapporter une poignée de terre. Le Diable essaie de garder la terre pour lui seul, ou, une fois la création achevée par Dieu, s'efforce de la ruiner. Il réussit à introduire le mal dans le monde, et pour cette raison Dieu le maudit. Par là il se révèle l'ennemi à la fois de Dieu et des hommes. Ainsi, dans un mythe des Tatars de l'Altaï, Dieu et l'homme nageaient ensemble sous la forme d'oies noires. Dieu envoya l'homme chercher du limon. Mais l'homme en garda un peu dans sa bouche, et lorsque la Terre se fut mise à grandir, le limon commença à gonfler. Il fut obligé de le cracher, donnant ainsi naissance aux marais. Dieu lui dit : « Tu as péché, et tes sujets seront mauvais. Mes sujets seront pieux. »
Attesté aux confins orientaux de la Sibérie (Samoyèdes, Tchouktches, Yukagirs), le mythe cosmogonique « dualiste » connaît une énorme diffusion en Asie centrale et septentrionale, aussi bien chez les Turcs (Altaïques, Tatar-Lebed, etc.) que chez les Mongols (Mongols et Bouriates). On le rencontre également chez les peuples ougriens de la Russie européenne (Ostyaks, Vogouls, Tcheremiss, Mordvins) et, intégré dans le folklore chrétien, en Ukraine, en Pologne, chez les Baltes, les Finlandais, les Roumains et les Bulgares. O. Dähnhardt et Uno Harva croyaient que ce mythe était le résultat de l'amalgame de deux motifs différents : le thème des Eaux primordiales, originaire de l'Inde, et le thème dualiste, d'origine iranienne. L'amalgame se serait effectué en Iran ; de là, par l'intermédiaire de sectes chrétiennes hérétiques, le mythe aurait été diffusé dans l'Asie centrale, en Sibérie et, finalement, en Amérique du Nord. L'hypothèse ne s'impose pas, car le mythe n'est pas attesté en Iran, là où, selon Dähnhardt, aurait pris place la fusion des deux motifs. En outre, il importe de tenir compte des faits suivants : que l'élément « dualiste » n'est pas organiquement dépendant du thème du plongeon cosmogonique ; qu'il est imprudent de faire dériver toute forme d'antagonisme du
dualisme iranien. À des niveaux de
culturesensiblement plus anciens que le dualisme iranien, plusieurs formes d'antagonisme sont déjà attestées (conflit Lumière-Ténèbres,
mythologies lunaires, etc.). Bien que l'opposition entre deux êtres surnaturels soit longuement évoquée dans de nombreux mythes nord-américains, il est significatif que ce thème ne soit jamais intégré dans le mythe du plongeon cosmogonique.
Dépendant de l'image des Eaux primordiales, le thème du plongeon cosmogonique doit être très ancien. Il s'est vraisemblablement diffusé à partir d'un centre unique. La pénétration du mythe en Amérique avant le III
e millénaire indique qu'il était déjà connu des populations préhistoriques de l'Asie centrale et septentrionale. Très probablement, la forme originelle du mythe présentait le Créateur plongeant lui-même au fond des Eaux, sous la forme d'un animal, pour en ramener la substance nécessaire à la création de la Terre. Cette forme se rencontre dans l'Inde et dans quelques versions nord-asiatiques et nord-américaines.
L'épisode du Créateur thériomorphe plongeant au fond de l'Océan a été élaboré plus tard, dans ce qu'on pourrait appeler la deuxième phase du mythe, en ces termes : le Créateur envoie plonger des animaux, ses serviteurs ou ses auxiliaires. C'est à partir de cette deuxième phase que se développent les possibilités dramatiques et, en dernière instance, « dualistes » du plongeon cosmogonique. Les péripéties du plongeon et de l'œuvre cosmogonique qui lui fait suite sont invoquées désormais pour expliquer les imperfections de la Création. Comme ce n'est plus le Créateur lui-même qui plonge pour se procurer la substance de la Terre, mais que la besogne est accomplie par un de ses auxiliaires ou un de ses serviteurs, il devient possible d'introduire dans le mythe, grâce justement à cet épisode, un élément d'insubordination, d'antagonisme ou d'opposition. L'interprétation « dualiste » de la Création a été rendue possible par la transformation progressive de l'auxiliaire thériomorphe de Dieu en son « serviteur », son « compagnon », et finalement son adversaire.
4. La division de la matière primordiale
• Les Parents du monde
Selon la tradition transmise par Hésiode dans sa
Théogonie, « Terre [Gaïa], elle, d'abord enfanta un être égal à elle-même, capable de la couvrir tout entière, Ciel [Ouranos] étoilé, qui devait offrir aux dieux bienheureux une assise sûre à jamais » (trad. P. Mazon). Ce couple primordial donna naissance à la famille innombrable des dieux, des
cyclopes et des autres êtres mythiques. Comme il les « haïssait dès le premier jour »,
Ouranos les cachait dans le corps de la Terre (Gaïa), qui souffrait et gémissait. Encouragé par
Gaïa, le dernier des enfants, Kronos, attend que son père s'approche de la Terre, comme il le faisait toujours à la tombée de la nuit, lui coupe l'organe générateur et le jette dans la mer. La mutilation d'Ouranos met un terme à ses créations et, par là même, à sa souveraineté. Ouranos, le Ciel, s'éloigne définitivement de la terre.
Le motif cosmogonique du couple primordial Ciel-Terre est présent dans beaucoup de mythologies. Les Maoris appellent le Ciel Rangi et la Terre Papa ; au commencement, pareils en cela à Ouranos et à Gaïa, ils étaient réunis en un étroit embrassement. Les enfants qui étaient nés de cet accouplement sans fin et qui, assoiffés de lumière, tâtonnaient dans les ténèbres, se décidèrent à séparer leurs parents. C'est ainsi qu'un beau jour ils coupèrent les tendons qui reliaient le Ciel à la Terre et poussèrent leur père de plus en plus haut, jusqu'à ce que Rangi fût projeté dans l'air et que la lumière fît son apparition dans le monde.
Le mythe des « Parents du monde » est extrêmement répandu en Asie du Sud-Est et en Océanie, de l'Indonésie jusqu'en Micronésie. Le motif de la séparation brutale du Ciel et de la Terre réapparaît parfois sous une forme différente ; à Tahiti, par exemple, on croit que cette opération a été effectuée par une plante qui, en poussant, a élevé le Ciel. Le thème des « Parents du monde » se rencontre également en Afrique et dans les deux Amériques. Il s'agit, à coup sûr, d'un motif archaïque. Selon la tradition sumérienne, au commencement le Ciel et la Terre étaient confondus – et le dieu
Enlil les sépara. La présence d'un mythe semblable est attestée en Égypte : la Terre et le Ciel se tenaient étroitement embrassés, le dieu Geb sous la déesse Nout
. Leur père, Chou, les sépara, en haussant par-dessus sa tête la déesse qui devint la voûte céleste.
PhotographieNout et Geb, papyrusPour les Égyptiens, Nout, déesse du Ciel formant la voûte des étoiles, et Geb, dieu de la Terre, étaient jumeaux et furent séparés par leur père, dieu de l'Air, Shou. Longtemps, le mythe a manifesté et fondé à lui tout seul la différence des sexes et les rôles féminin et masculin. Crédits: The Bridgeman Art Library/ Getty[/size]
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• Le Chaos
Selon Hésiode (
Théogonie, 116), le Chaos était avant toutes les choses. Il consistait en brumes et ténèbres, et donna naissance à Erebos et Nuit, à
Éros et Désir. Dans les cosmogonies orphiques, Aither et Chaos furent engendrés par Chronos (le Temps) ; du Chaos se forma un œuf d'argent duquel sortit Phanes (Éros). Ces deux conceptions cosmogoniques trahissent une origine orientale. En effet, selon les traditions phéniciennes telles que les ont transmises Sanchoniaton et Mochos, Chaos était le principe primordial. En s'unissant à l'Esprit, il produisit le Désir. À son tour, le Désir se combina avec le Chaos et l'Esprit et engendra Mot (terme généralement rattaché à
mo, eau). Celui-ci donna naissance à un œuf qui contenait en germe l'Univers tout entier. L'œuf se brisa en deux : une moitié devint le Ciel, l'autre moitié la Terre.
Dans nombre de mythologies, l'état originaire est présenté comme un vide, un abîme primordial, enveloppé dans les ténèbres. (Le terme utilisé par Hésiode,
chaos, est apparenté à
chasma, abîme.) L'Edda scandinave parle de
ginnunga gap, « vide béant » ; dans le Genèse (
I, 1), avant la Création la Terre était
tôhû-wâbôhû, « désert et vide ». Un autre terme hébreu pour l'« abîme » est
Tehôm, désignant les Eaux plongées dans la nuit ; Tehôm est linguistiquement identique à
Tiamat, l'océan primordial de la mythologie mésopotamienne. Ces images mythiques du Chaos originaire expriment les idées de totalité confuse et amorphe, de ténèbres aquatiques et de non-existence. L'acte cosmogonique implique la séparation des eaux, l'émergence de la Terre et l'apparition de la lumière.
• L'œuf cosmogonique
Selon le mythe japonais, au commencement le Ciel et la Terre, Izanagi et Izanami, n'étaient pas séparés. Ensemble, ils constituaient un chaos qui ressemblait à un œuf, au milieu duquel se trouvait un germe. Alors que le Ciel et la Terre étaient encore confondus de cette manière, les deux principes, mâle et femelle, n'existaient pas. On pourrait donc dire que le Chaos représentait la totalité parfaite et, par conséquent, aussi l'androgynie. La séparation entre le Ciel et la Terre marque en quelque manière à la fois l'acte cosmogonique par excellence et la rupture de l'unité primordiale.
Ce Chaos qui ressemblait à un œuf, et où le Ciel et la Terre étaient confondus, on le trouve dans un grand nombre de mythologies (Chine, Inde, Indonésie, Polynésie, Afrique, etc.). Dans l'Inde védique,
Hiranyagarbha, l'Embryon d'or, est la forme primitive du dieu qui plane au-dessus des Eaux. En le recevant, les Eaux donnent naissance aux dieux. Dans les mythologies sibériennes et indonésiennes, c'est l'Être suprême qui, sous forme d'un oiseau, dépose sur les Eaux primordiales l'œuf dont naîtra plus tard le monde.
5. Le démembrement d'un géant ou d'un monstre
• L'immolation librement consentie
L'exemple classique est la Création par le sacrifice du Purusha (littéralement, l'« Homme »), présenté dans le célèbre hymne X, 90 du
Rig Veda. Ce sont les dieux qui ont accompli ce sacrifice, en démembrant le géant primordial. Sa tête devint le Soleil, ses pieds donnèrent naissance à la Terre, son oreille devint les orients, de sa conscience naquit la Lune, et de son souffle le vent. C'est également de son corps que proviennent les quatre
castes : le brahmane de sa bouche, le guerrier de ses bras, l'artisan de ses cuisses et le serviteur (
çûdra) de ses pieds. En outre, le sacrifice du Purusha produisit les strophes, les mélodies et les mètres, et également les victimes et les substances sacrificielles.
Dans la mythologie scandinave, les dieux Ases sacrifient et dépècent le géant Ymir. De son crâne ils font la voûte céleste, de sa chair la terre, de sa sueur la mer, de ses os les montagnes, de ses cheveux les arbres.
Quant au mythe chinois de P'an-ku, il est attesté seulement dans des textes tardifs ; on ignore si, dans sa forme originelle, il comportait ou non un sacrifice. Selon les versions qui nous ont été transmises, le corps du géant, à sa mort, se métamorphosa en Cosmos : sa tête devint un pic sacré, ses yeux devinrent le Soleil et la Lune, sa graisse les fleuves et les mers, ses cheveux et ses poils les arbres et autres végétaux.
On retrouve le même motif en Iran, mais radicalement réinterprété et intégré dans la théologie mazdéenne. D'après le
Grand Bundahishn, l'Univers prit naissance dans le corps d'Ormuzd : ayant au début la forme d'une goutte de sperme, il se développa comme un embryon pendant 3 000 ans et fut finalement accouché par le dieu. Selon la
Rivâyatpehlevie du
Dâtastân î dênîk, l'Univers fut engendré dans le corps d'Ormuzd, et s'identifiait en quelque sorte avec lui, puisque le texte précise que le dieu créa le Ciel à partir de sa tête, l'eau de ses larmes, les plantes de ses cheveux, le feu de son esprit.
Bien que développés dans des directions légèrement divergentes, ces mythes cosmogoniques ont quelques éléments essentiels communs. Le plus important est que le macranthrope primordial dérive lui-même d'un œuf ou d'un germe. Cela revient à dire que la création du monde commence comme une embryologie et s'achève par la mise à mort du macranthrope qui, même à son stade adulte, garde encore un aspect embryonnaire. Les images de la semence, de l'œuf et du fœtus se superposent ou se complètent l'une l'autre.
• Victoire du dieu et morcellement du monstre
Quant aux cosmogonies par démembrement d'un être primordial, l'exemple classique en est offert par l'
Enuma-elish : en terrassant le monstre marin Tiamat, Marduk le pourfendit et des deux moitiés de son corps façonna le Ciel et la Terre. Il ne s'agit plus d'une immolation consentie, mais d'un combat entre deux champions, incarnant deux principes antagoniques. Dans l'
Enuma-elish, le thème cosmogonique est intégré dans une idéologie politique : la promotion de Marduk
au rang de Dieu suprême. Le texte, tel que nous le connaissons aujourd'hui, est le résultat d'une réinterprétation ayant comme but l'exaltation politique de
Babylone.
DiaporamaPrêtre en prière devant les symboles des dieux Marduk et NabuLe temple consacré à Nabu, dieu de l’écriture et des scribes et fils du dieu Marduk, était le lieu où le nouveau souverain recevait ses insignes royaux. La coutume voulait aussi que les apprentis scribes déposent à son entrée une de leurs tablettes d'exercice, peut-être à l'occasion d'un… Crédits: E. Lessing/ AKG[/size]
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Le combat entre Tiamat et Marduk, ou plus exactement le conflit entre deux générations de dieux, explique l'origine du Cosmos tel qu'il est aujourd'hui et raconte également l'origine de l'homme. Mais on ne peut pas dire que, avant le démembrement de Tiamat, un certain monde n'existait pas. Au début, Tiamat cumulait toutes les images exemplaires du Chaos : il était à la fois Océan primordial, dragon femelle, être
androgyne, monstre et embryon. Mais une première création avait résulté de son union avec Apsu, et trois générations de dieux avaient vu le jour. Ansâr et Kisâr, la « totalité du Ciel » et la « totalité de la Terre », étaient déjà nés. Par conséquent, une sorte de monde embryonnaire existait déjà. Bien entendu, ce n'était pas encore notre monde, mais ce n'était pas non plus l'unité indifférenciée du Chaos primordial, le Chaos d'avant la première
hiérogamie de Tiamat et Apsu.
L'
Enuma-elish nous révèle donc comment, à partir d'une réalité préexistante, larvaire et chaotique, a été créé
notre monde. Le texte cherche à expliquer comment on est arrivé à la situation actuelle. Situation que l'on s'efforce de maintenir à tout prix, en réactualisant, chaque nouvelle année, la victoire de Marduk contre Tiamat et sa troupe de monstres.
Le mythe du combat entre un dieu champion et un dragon est attesté dans le Proche-Orient, en Grèce et dans l'Inde. Ses significations diffèrent de celle de l'
Enuma-elish, et varient d'un cas à l'autre tout en restant fondamentalement solidaires. Il ne s'agit plus d'un combat cosmogonique, mais d'une bataille entreprise afin de sauver le monde de la menace des eaux souterraines (le dieu sumérien
Ninurta contre le monstre Asag) ou de la régression au Chaos (Indra contre Vritra), ou enfin d'une guerre pour la souveraineté universelle (Zeus contre Typhon). Il est probable que d'autres mythes analogues – racontant le duel de Rê contre le dragon Apopi, du Baal cananéen contre le dragon Yam, du dieu hittite de l'atmosphère contre le dragon Illuyankash, etc. – se réfèrent à des situations similaires : sauver le monde d'un désastre (eaux, sécheresse) qui menaçait de le faire retourner au Chaos, et rétablir la « situation normale », sous la juridiction d'un dieu souverain. D'un certain point de vue, tous ces mythes sont « cosmogoniques », car ils relatent comment le monde a été sauvé de la régression au Chaos.
Le combat entre le dragon et le dieu solaire ou atmosphérique peut donc signifier soit le passage du virtuel au formel : la cosmogonie ; soit la lutte pour la suprématie du monde ; soit, enfin, le conflit entre deux ordres de choses (conflits ethniques ou historiques). Dans tous ces cas, l'idée de « création » est présente sous une forme plus ou moins nette. Symbole du préformel, le dragon est considéré comme le vrai « maître du lieu », l'autochtone par excellence, contre lequel doivent combattre les conquérants avant d'occuper un territoire et de l'organiser (c'est-à-dire le « former », le « cosmiser »).
Nous l'avons déjà dit : le mythe cosmogonique sert de modèle à toutes sortes de « créations ». Il joue, en outre, un rôle capital dans les rites de régénération périodique du Cosmos (c'est-à-dire, la réactualisation annuelle de la Création) et, partant, dans l'élaboration de l'idée mythique du temps circulaire, ou encore réversible.
Un grand nombre de méthodes thérapeutiques et sotériologiques dérivent, en fin de compte, de la certitude qu'on pouvait réitérer la cosmogonie, qu'on pouvait recommencer rituellement la création du monde.
D'autre part, les premières spéculations ontologiques et, en général, l'apparition des grandes métaphysiques orientales ont été rendues possibles par le fait que, depuis des millénaires, les hommes croyaient savoir comment se rendre contemporains du commencement du monde. En somme, les systèmes cosmogoniques élaborés par les premiers philosophes s'inscrivent dans une tradition immémoriale. Les Ioniens prolongeaient les Orientaux, et ceux-ci les « primitifs ». Il importe de préciser pourtant que la pensée philosophique, la réflexion sur la réalité ultime s'est constituée non à partir d'une curiosité rationnelle de connaître les
causes premières, mais de la « familiarité rituelle » avec les commencements du monde, de la certitude que le temps écoulé entre le moment de la Création et le moment actuel ne constituait pas un obstacle insurmontable, car cette durée pouvait être abolie ou transcendée. C'était parce qu'on croyait rejoindre
réellement,
existentiellement le commencement du monde que, à partir d'un certain moment, on a commencé à réfléchir systématiquement sur la structure de cet état premier des choses, en s'efforçant de percer le mystère de l'Être sous la figure du monde tel qu'il s'était révélé pour la première fois.
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Mircea ELIADE