Une critique du paradigme de la science moderne
La science moderne, d’une grande efficacité en de nombreux domaines, se trouve limitée dans certains autres par le fait du paradigme épistémologique qui la guide. Nous donnerons ici quelques outils conceptuels pour cerner ce paradigme et le mettre en perspective. Il ne s'agit donc pas d'une critique de la science, mais des limitations que lui impose le paradigme communément adopté que l'on peut qualifier de "moderne", car il prend forme durant la période qui va du XVIIe au XXe siècle. On pourrait aussi le dire "normal", au sens ou Thomas Kuhn parle de régime normal de la science.
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JUIGNET Patrick. Une critique du paradigme de la science moderne. Philosophie, science et société. 2015. [en ligne] http://www.philosciences.com [/size]
- PLAN
- 1/ Le paradigme scientifique moderne
- 2/ L’ontologie scientifique
- 3/ La gnoséologie scientifique
- 4/ L’expérience scientifique
- 5/ Les "erreurs" de la science
- 6/ Conclusion : La limite du paradigme
1/ Le paradigme scientifique moderne
La science qui a débuté en Europe occidentale au milieu du XVIe siècle, s’est étendue à l’ensemble du monde. En moins de deux siècles, de Copernic (milieu du XVIe siècle), en passant par Galilée et Descartes (XVIIe), jusqu’à Newton (fin du XVIIe), une nouvelle manière de connaître s’est imposée. Elle s’émancipe de la théologie et s’autorise à la rationalité.
On cherche alors à comprendre le monde, non seulement en dehors de Dieu, mais aussi en dehors de l’homme de sorte que naisse l’idéal d’une description ou d’une explication « objective » de la nature. Elle a été réévaluée et synthétisée à la fin du XIXe siècle par le courant positiviste, que l’on doit au philosophe Auguste Comte, courant qui existe aussi sous diverses formes chez de nombreux scientifiques.
Nous sommes d’accord avec Ilya Prigogine et Isabelle Stengers pour dire que « les concepts fondamentaux qui fondaient la conception classique du monde ont aujourd’hui trouvé leurs limites » (La nouvelle alliance, Paris, Gallimard, 1979), par contre il n’est pas sûr, comme ils le disent, que la science moderne devenue classique ne soit plus la science d’aujourd’hui. On constate que c’est celle qui est enseignée et celle qui est alléguée comme la valide dans beaucoup de domaines. Le paradigme normal est toujours le même et toujours dominant.
Nous allons discuter ici du socle épistémique de la science moderne dans sa forme normale (ses fondements ontologiques et épistémologiques), en tant qu’il fait paradigme, c'est-à-dire qu’il est partagé par le groupe social et qu’il s’impose. Si on ne suit pas les préceptes de ce paradigme, on est montré du doigt, voire exclu, ce qui a des conséquences dans la conduite des recherches.
Ce paradigme a permis des succès éclatants et une avancée de la connaissance, du XVIIe au XXe siècle, sans commune mesure avec les siècles précédents. Cependant le paradigme classique a des limites. Il ne permet ni la relativité, ni la physique quantique, il freine la biologie et, dans les sciences de l’homme, il a occasionné et continu d’occasionner un réductionnisme désastreux.
Le concept de paradigme, imposé par Thomas Kuhn (The structure of scientific revolution, 1962), donne l’idée d’un modèle à suivre ce qui décrit bien ce qui se passe dans les sciences. Les méthodes et les doctrines sont toujours reprises collectivement ce qui conduit à une expression simplifiée et normative. C’est de cette expression normative, qui produit des effets pratiques dans la conduite des recherches et dans la gestion institutionnelle dont nous nous inspirerons.
Pour cette raison, nous laisserons de côtés les particularités des auteurs. L’exemple type est celui de Newton à la fois fondateur de la mécanique rationnelle et alchimiste. « Newton ne fut pas le premier des rationalistes, mais le dernier des magiciens » nous dit Thomas Keynes (Newton the man, 1946). De notre point de vue, cela importe peu car les siècles suivants en ont fait le père exemplaire d’un rationalisme rigide. Pour notre réflexion, qui n’est pas historique, la question n’est pas de savoir ce que Newton a exactement pensé, mais ce que la communauté scientifique en a repris et qui s’est collectivement imposé. C’est là l’un des sens du concept de paradigme et que nous reprenons, celui de modèle collectif.
Pour étudier et discuter du paradigme moderne, il faut le mette en perspective. C’est le rôle du concept de "socle épistémique" qui utilise des catégories philosophiques plus larges. Par socle épistémique nous désignons le système des concepts les plus fondamentaux qui conditionnent les développements théoriques et pratiques des sciences d'une époque. Ce socle ne rend pas compte en détail de la science moderne, il met en évidence des points cruciaux sur lesquels il va être possible de discuter pour sortir du cercle paradigmatique.
2/ L’ontologie scientifique
Déterminisme et temporalité
Le déterminisme, principe fondateur de la science, n’est pas seulement un principe de connaissance mais aussi un principe ontologique. On affirme que le monde naturel est déterminé et que le déterminisme fait partie de son être même. Ce déterminisme est supposé universel et absolu. Rien n’y échappe, il traverse tous les champs identifiables de la nature. On le trouve à l’oeuvre aussi bien dans le vivant, que dans l’astronomie ou le magnétisme ou les comportements humains. Il est intemporel, toujours identique et sans histoire.
Le temps coule uniformément et absolument, sans relation à rien. C’est un flux uniforme, indépendant, intangible, identique dans tout l’univers sur lequel rien ne peut influer. Il ne varie pas, c'est-à-dire, ni ne ralentit, ni ne s’accélère. Dans ce temps neutre, les phénomènes sont réversibles. C’est ce qui est parfois appelé le principe de symétrie. Une cause inverse à la précédente provoque toujours le retour à l’état initial. Le temps passé ne compte pas et une reproduction à l’identique est toujours possible.
Le théorème de récurrence de Poincaré montre que dans un système dynamique, avec un temps infini on peut revenir au point de départ. Nous sommes dans un monde sans histoire, c'est-à-dire dans lequel un événement n’engendre pas une bifurcation non réversible entre les possibles. Tout est réversible, un éternel retour se profile comme horizon du temps.