اCe texte reproduit, moyennant quelques modifications, mon intervention au débat tenu à Rabat le 24 février 2015, organisé conjointement par « L’Ecole de Gouvernance et d’Economie » et la revue électronique « Ribat Al Koutoub », et portant sur la question de l’exercice de la synthèse historique en prenant appui sur le cas du Maroc. Aux intervenants – Edmund Burke III, Mostafa Hassani Idrissi, Suzan Miller, Abderrahmane El Moudden, et moi-même - Abdelahad Sebti et Mohammed Tozy, les initiateurs de cette rencontre, avaient posé quatre questions pour serrer de près le thème du jour. J’ai apprécié que nos interventions aient à se positionner par rapport à ce canevas préétabli et je m’y suis conformé point par point.
Question : Qu’est ce qu’une synthèse ? A quel moment y a-t-on recours ? Quel en a été le déclic ?
Le terme de synthèse, longtemps, fit peur aux historiens. Ils souscrivaient au mot de Fustel de Coulange : « des années d’analyse pour une journée de synthèse ». Ils privilégiaient le document, l’inscription, le monument. Ils se voulaient chartistes, épigraphes, archéologues d’abord. Bref praticiens dotés d’un savoir-faire, artisans et non penseurs de l’opération historique. Ce vocable leur évoquait la triade hégélienne : thèse, antithèse et… synthèse, un terme qui sentait la philosophie de l’histoire, l’hérésie en somme. Il y avait des exceptions : par exemple, en France, la collection « L’évolution de l’humanité », où Marc Bloch publia sa lumineuse étude consacrée à la société féodale (1). Alors, pour définir le terme de synthèse, j’en reste prudemment au « Petit Robert » : « L’opération intellectuelle par laquelle on rassemble des connaissances dispersées en un ensemble cohérent, conférant une vue d’ensemble sur un sujet ».
Une synthèse du passé du Maroc ? Cela postule évidemment de savoir à partir de quand peut-on parler sans anachronisme d’un Maroc habité par un peuple conscient d’appartenir à un territoire commun et consentant à une forme de souveraineté unique faisant sens pour tous, même si cette acceptation d’un souverain reste susceptible d’acceptions différentes selon le lieu et le milieu social dont on était issu. Cela présuppose de ne pas trouver au commencement ce qui constitue aujourd’hui l’Etat nation marocain, comme s’il était une entité traversant l’histoire comme une personne, d’Idris 1er à Mohammed VI. S’opère plutôt une succession d’histoires de pouvoirs qui ne font pas suite à eux-mêmes : c’est le cycle des dynasties avec des temps forts et des creux dépressionnaires, avec des expériences contrastées qui laissent des traces. Il s’agit donc de comprendre historiquement le Maroc comme un palimpseste : un texte dont les écritures ultérieures n’ont pas effacé la première écriture. Il y a un travail de cristallisation d’une civilisation matérielle et un procès de socialisation (une tarbiya dit Abdallah Laroui) inhérents au Maroc et dont on suit l’émergence, tâtonnante, au cours des siècles. Interviennent des constantes ; par exemple, le fait que le Maroc est au point d’intersection entre deux axes géographiques qui retentissent sur sa destinée historique : parallèle avec tout ce qui vient d’Orient et longitudinal avec une oscillation entre l’arrimage à al-Andalus et l’ancrage dans le Bilâd al-Sudân.
Quels tours de main adopter pour se livrer à l’exercice de la synthèse ? Faut-il combiner tous les registres du savoir établi en sciences humaines ? Une synthèse est-elle condamnée au méta-savoir ? Une synthèse, ce n’est pas un manuel qui sait où il va, tranchant, sûr de lui, ni une encyclopédie, qui accumule les données, sans fil directeur. Une synthèse hésite, s’arrête aux carrefours et scrute le croisement des possibles : le Maroc en suspens, virtuel, coincé aux X° s. entre Omeyades de Cordoue et Fatimides de Tunis ou bien encore le Maroc au XV° s. devant faire face à la perte de l’Andalousie et à la principauté de Tlemcen…Le manuel saute à pieds joints pour faire arriver le passé à destination du présent. La synthèse hésite, prend des chemins de traverse, fait l’école buissonnière, se méfie du triomphalisme, sait que rien n’est définitif, bref problématise à outrance. Elle accepte d’avoir des points aveugles, renonce à l’encyclopédisme, prend son parti d’un déficit de connaissances. En l’occurrence, je ne maitrisais pas l’apport de la numismatique, qui, de Robert Eustache au temps des Idrissides à Germain Ayache au XIX° s. , a éclairé tant de points obscurs de l’histoire du Maroc. Encore moins, étais-je équipé pour suivre les percées réalisées par l’archéologie ces dernières années à Aghmat et Sijilmassa ou par la céramique. Pas plus, je ne maitrise les données qu’on peut tirer de l’étude du paléoclimat et de l’histoire de la faune et la flore, essentielles pour traiter de l’histoire de l’aridification du climat au Maroc. Ma synthèse historique du Maroc comporte nombre de points aveugles quand il s’agit d’étudier l’évolution de la civilisation matérielle, malgré tout ce que je dois aux travaux pionniers de Bernard Rosenberger et Nicolas Michel.
Du moins me suis-je attaché à jeter un trait d’union entre les travaux des historiens, marocains et étrangers, et ceux des anthropologues ou sociologues ou politistes, encore une fois nationaux et allogènes. J’ajoute que je dois beaucoup au vieil orientalisme (Evariste Levi-Provençal, Charles Pellat er G.S. Colin entre autres) et à la neuve islamologie, sans prétendre avoir tout lu à ce sujet.
J’ai cherché à fondre ces apports, ces dépôts de connaissance, dans une synthèse sans en privilégier aucun, ni établir un classement entre les disciplines. Un exemple à l’appui de ce dire : quand je donne à voir le rapport que la société entretient avec le pouvoir du prince et l’autorité des experts en écritures islamiques aux XVII° et XVIII° siècles, je n’opère pas de distinguo entre Lévi-Provençal (Les historiens des Chorfa : essai sur la littérature historique et bibliographique au Maroc du XVI° au XX° siècle, 1922), Jacques Berque (Al Youssi. Problèmes de la culture marocaine au XVII° siècle), Magali Morsy, ( Les Ahansala. Examen du rôle historique d’une famille maraboutique de l’Atlas marocain, 1972) et Abdelahad Sebti ( Aristocratie citadine, pouvoirs et discours savants au Maroc précolonial, 1984). Je sais les ruptures d’époque et les discontinuités épistémologiques qui séparent ces auteurs, mais je les dissous dans l’objet historique que je me propose de reconstruire.
Le moment choisi ? Bien sûr, une synthèse ne s’élabore pas seulement parce qu’il y a, à un moment donné, un auteur (ou une équipe d’auteurs) appareillé pour l’entreprendre. En l’occurrence – et pour l’anecdote – il y avait en ma personne un historien retraité, c’est-à-dire disposant de temps devant soi pour se livrer à cette entreprise d’écriture historique. Mais l’effet d’auteur reste mineur. Une synthèse correspond à un moment historique, à une demande sociale diffuse, si ce n’est à une revendication explicite du public. Le cas du Maroc illustre bien cette assertion.
La première synthèse historique à son propos en langue étrangère (faut-il partir d’Ahmed Naciri et de son Kitâb al-Istiqsa, point d’orgue d’une tradition historiographique marocaine et point de retournement réflexif sur la fin d’un monde historique ?) est le fait d’Henri Terrasse, un historien de l’art consacré, plutôt qu’un historien au sens généraliste du terme. La parution de son Histoire du Maroc : des origines à l’établissement du protectorat français en 1950 aux éditions Atlantide à Casablanca correspond à une poussée d’inquiétude du milieu dirigeant colonial, qui s’interroge sur la pérennité du protectorat au Maroc. Le fait de ne pas être publié à Paris, mais au Maroc, n’est pas anodin. Il signale l’ascension d’une bourgeoisie coloniale, qui s’interroge sur sa raison d’être en ce pays et se cherche une légitimité. Terrasse la lui donne en s’efforçant de démontrer que le Maroc est incapable defara da se et qu’il a besoin encore longtemps de la tutelle de la France pour rattraper son retard historique. L’Histoire du Maroc publiée chez Hatier en 1967 coïncide avec l’âge de la coopération. Il est binational : Jean Brignon, Guy Martinet et Bernard Rosenberger d’une part, Brahim Boutaleb et Abd el-Aziz Amine de l’autre. Il est édité sur les deux rives : à Paris et à Casablanca. Il colle à l’épistémologie des années 1950/1960, quand l’école des Annales. E.S.C exerce une influence hégémonique sur l’écriture de l’histoire. Il s’agit pour les auteurs du Hatier 1967 d’appliquer au cas du Maroc le savoir acquis sur les espaces méditerranéen et atlantique par Fernand Braudel, Pierre Vilar, Pierre Chaunu et alii. Ces acquis sont repensés en fonction de l’air du temps : primat donné à l’instance économique, qui conditionne le sociétal et le mental, et à la caractérisation d’un mode de production en version marxiste ou d’un cycle de croissance en version développementaliste (les conditions préalables au take-off de Rostov, le développement qui ne se confond pas avec la croissance chez François Perroux). Les synthèses qui surgissent depuis peu sont étanches les unes aux autres. Nous ne nous sommes pas lus mutuellement. Pour ma part, j’ai découvert le Kably après avoir terminé mon ouvrage et j’en ai rendu compte dans une revue en France (2). Le paysage mental dans lequel nous avons œuvré n’a plus grand-chose à voir avec celui dans lequel baignait le Hatier (1967), alors que la croyance en l’histoire était encore forte et que le concept de tiers-monde créait un horizon de pensée commun entre intellectuels des deux rives.
Dans le monde nord-atlantique et latino-méditerranéen, on assiste à une éclipse du récit national accusé d’avoir nourri un roman national mortifère (les deux guerres mondiales) et conditionné les esprits à accepter la colonisation. On considère souvent la nation comme une catégorie d’entendement obsolète. On passe à l’histoire connectée, à la « Word history ». On fait l’aller et retour entre le global et le local en court-circuitant l’étage de la nation. On entre dans une époque écrasée par le phénomène du « présentisme» (3), quand se développe l’illusion que le monde commence avec nous, que ni il ne nous précède, ni il ne nous excède. Le projet d’une Maison de l’histoire de France, qui fit long feu après la défaite de Nicolas Sarkozy aux présidentielles de 2012, illustre cette crise de conscience de l’idée de nation en France. En ce cas, pourquoi s’attarder à un récit national, celui du Maroc ? Pourquoi ne pas marcher sur les traces de Charles-André Julien et d’Abdallah Laroui et récrire une histoire du Maghreb transversale aux nations ? Et, alors que la pensée postcoloniale privilégie l’histoire des minorités et monte en épingle l’hybridité, le métissage, pourquoi ne pas écrire une histoire du bassin occidental de la Méditerranée incluant l’Occident musulman et les pays latins chrétiens de la rive nord ? La question ne m’a pas même effleuré. Il fallait jouer sur la pluralité des langues, ce dont j’étais bien incapable. Et puis, pour avoir vécu au Maroc, je savais la force du sentiment national au sud de la Méditerranée. Je voyais avec inquiétude resurgir en Europe des nationalismes virulents sous le masque du national-populisme. Le cosmopolitisme des élites passées à la mondialisation engendre partout des réactions d’affirmations de soi xénophobes chez les peuples. Le refus de nombre d’intellectuels à se colleter avec la question de l’identité nationale laisse le champ libre aux chantres d’un nationalisme outrancier, exclusif, refermé sur l’hexagone. Ce climat intellectuel aiguisa mon aspiration à comprendre ce que cela signifie d’appartenir à un pays, à un peuple, à une nation au temps de la mondialisation. Peut-être en cherchant à comprendre historiquement le Maroc, était-ce mon appartenance à une nation en crise que je cherchais à élucider ?
Ce ne fut pas le seul déclic qui me lança dans cette entreprise d’écrire une synthèse historique sur le Maroc. Il s’agissait aussi de ne pas laisser le monopole de cette écriture à ceux qui, en France, soutiennent que le Maroc est une exception, que son explication est insulaire (les Berbères derniers blancs en Afrique, les Alaouites Hohenzollern de l’Afrique du Nord, l’islam syncrétique et « modéré »). Loin de moi de nier la singularité du Maroc. Mais, de là à considérer qu’il est à part dans le monde islamo-méditerranéen et prédestiné à devenir une nation, une monarchie constitutionnelle, un ilot de tolérantisme religieux et un nouveau dragon à la manière sud-asiatique en Afrique du nord-ouest, il y a un pas que je me refuse à franchir. On sait que, de Jacques Benoit-Méchin (4) à Bernard Lugan (5), il y a une version française de l’histoire du Maroc imbue de nostalgie de la monarchie française et de la chrétienté occidentale et que ce récit plaît à une large partie de la bourgeoisie marocaine francophone : c’est tellement agréable pour elle se s’entendre dire par nous, Français, que le monde que nous avons perdu, elle a su le conserver en version musulmane ! Cette représentation du Maroc, je la récuse absolument.
A contrario, m’irrite sourdement la vision du Maroc qu’entretient une autre pente de l’esprit public en France. Elle se résume en quelques mots phare déclencheurs d’indignation véhémente : Mehdi Ben Barka, Tazmamart, bidonvilles, monarchie compradore, corruption et criminalisation de l’économie, la Mamounia à Marrakech… Bien entendu, ce sombre tableau s’appuie sur des données statistiques irréfutables (la sous-scolarisation des filles en milieu rural par exemple) et des faits avérés (Tazmamart cellule 10 d’Ahmed Marzouki, qui vaut bien Une journée d’Ivan Denissovitch de Soljenitsyne). Mais cette lecture de la réalité du Maroc interdit de penser la mue silencieuse de la société et la capacité de ses habitants à s’adapter aux temps nouveaux. Elle vire au misérabilisme et à un pathos unilatéral. Les contempteurs acharnés de la monarchie hassanienne fermaient les yeux sur les régimes autrement plus despotiques, qui accablaient les Syriens, les Irakiens et, dans une moindre mesure, les Algériens.
Il ne s’agit pas de trouver un point d’équilibre entre ces deux récits antinomiques. J’avais plutôt à faire un pas de côté et à essayer de comprendre historiquement le Maroc à partir de données qui n’entrent pas immédiatement dans les catégories de pensée qui sont celles la droite (ultra) et de la gauche (extrême) dans l’hexagone où je vis. Le Maroc existe en soi et pour soi et, pour être analysé à partir de sa profondeur historique, implique de la part de l’observateur étranger de se dépouiller de sa grille d’analyse familière et de son lexique. C’est ce que j’ai essayé d’entreprendre. Cela ne signifie pas que mon essai soit neutre. On est toujours ethno-centré. La différence attire. La ressemblance retient. Toute notre existence est ballotée entre ces deux pulsions contradictoires. Je crois, j’espère même que cette tension habite souterrainement mon ouvrage.
Question : Qu’est-ce-que le genre de la synthèse implique en termes de sources utilisées ?
J’opérerai un distinguo entre les sources que j’ai lues par-dessus l’épaule de mes prédécesseurs et celles auxquelles j’ai eu accès directement (à travers des traductions lorsqu’elles étaient écrites en arabe fusha).
Je glisse sur le premier mode d’emploi. Je n’ai pas eu accès sans biais aux manuscrits de la Bibliothèque royale, pas plus aux traités de généalogie (ansab) et aux hagiographies (manaqib), qui sont la provende des historiens travaillant sur la période du XVI° au XIX° siècle. Je dois beaucoup à ceux qui ont publié leurs sources en annexe. Je pense par exemple aux ta’aqit (règlements coutumiers écrits dans un arabe défectueux et pensés en tamazight) et pactes pastoraux traduits en français avec un précieux commentaire critique par Larbi Mezzine dans sa thèse consacrée au Tafilalt à l’époque moderne.
Je m’attarderai plus longtemps sur les textes qui sont des passages obligés pour retracer le déroulement du passé du Maroc. Je ne prétends pas en avoir fait une lecture à neuf. Je me suis astreint à les consulter en laissant de côté les commentaires ou exégèses antérieures. Je redoutais qu’ils fassent écran entre le texte et moi. Je voulais interroger ces sources à partir de mon propre questionnaire et les décrypter avec mes catégories analytiques. Pour Ibn Khaldûn, l’entreprise était impossible. Peut-on lire la Muqaddima et l’histoire des Berbères sans être happé par un cercle herméneutique sans fin ? Pour les autres auteurs, l’entreprise était moins casse-cou. D’Al-Bakri à Léon l’Africain, on est trop souvent entré dans les auteurs consacrés comme dans un libre-service pour extraire une citation donnant du bouquet à son texte ou prélever une anecdote donnant l’illusion de baigner dans une atmosphère historique. Une lecture personnelle était envisageable. J’ai peu sollicité Thomas Pellow et Foucauld, non parce ils étaient étrangers au Maroc, mais parce qu’ils m’étaient déjà familiers. J’éprouvais la nécessité de me dépayser dans des textes que je lisais pour la première fois avec un regard frais, non prévenu. Ecrire une synthèse, c’est aussi le plaisir du texte, la découverte de sources qui vous arrachent au paysage historique balisé par vos devanciers. J’ai éprouvé une sorte d’excitation intellectuelle à lire ensemble les udaba du X°-début du XI° s. et à appréhender le genre de la rihla ou de l’essai encyclopédique à la manière de Ibn Hawqal, al-Bakri et al-Maqdisi. Je les ai lus en me demandant quel était leur rapport à l’altérité et avec quel outillage mental ils l’abordaient. Comment un shi’ite originaire de Nisibis perçoit-il le Maghreb extrême passant au sunnisme, un Andalous l’Afrique sub-saharienne, un Palestinien l’ouest musulman ? Comment ces trois esprits si cultivés ont-ils chacun à leur manière pratiqué une écriture à la fois normée et buissonnière quand ils abordaient le rapport de genre ?
Deux sources ont produit sur moi un choc anthropologique : des extraits du My’âr d’al-Wansharîsî et le recueil de notices biographiques établies par Ibn al-Zayyât al-Tâdili. Avec ces deux auteurs, on va voir enfin du côté des fantassins, silencieux, de l’histoire. Les questions des gens (beaucoup plus que les réponses des clercs) m’apprirent comment au XV° s. les croyants sur les deux rives habitent le monde de l’Islam en juristes scrupuleux de s’en tenir à la norme. Leur inquiétude d’êtres historiques jetés dans un monde où l’Islam perdait pied et l’Occident chrétien s’avançait irrésistiblement entretient des effets de concordance des temps troublante avec notre entame du XXI° s. Et leur soumission à la taqwa leur inspirait un comportement dans la vie quotidienne dont j’avais pu observer les manifestations lorsque je résidais au Maroc : un littéralisme qui inspire une gestuelle comportementale très stricte, une extrême politesse, une prévenance délicate envers les autres…Bref le My’âr me plongeait dans la religion des gens. Al-Tâdili m’impressionna encore plus vivement : le fourmillement de saints minuscules à l’époque almohade, leur renoncement à la richesse et aux positions de pouvoir, leur osmose avec les humbles gens, bref leur parenté avec les ordres mendiants qui émergent en Europe occidentale à la même époque.
J’ai par contre passé presque sous silence le Maroc picaresque des vagabonds, des gueux qu’on peut suivre dans la tradition orale et la photographie dans la première moitié du XX°s.de Sidi ‘Abd al-Rahmân al –Madjoub à Ahmed Choukri et son Pain nu. J’ai porté sur le Maroc le regard de Tchekhov, plutôt que celui de Gorki. J’ai préféré le gris qui habille les existences banales, que le noir, qui fait scandale : je pense aux saints haillonneux et demi-fous et aux bandits en rupture avec l’ordre établi.
Question : Quelle écriture ? Quel rapport entre l’analyse et la mise en récit ?
La question ici posée renvoie à un débat épistémologique de première importance. On ne peut plus écrire de l’histoire en ignorant ce que Michel de Certeau a écrit sur l’opération historique, Paul Ricoeur sur la nécessité qu’il y ait un récit pour que l’histoire ait lieu et sans se confronter (moi, de loin) au « linguistic turn » et au courant postmoderniste, qui s’échine à déconstruire les catégories mentales issues des Lumières. Je maîtrise mal ce dossier. Je retire de cette invitation à pratiquer le degré zéro de l’écriture de l’histoire l’injonction de tenir son moi en bride et de surveiller de près sa subjectivité. En l’occurrence, le pays dont je me proposais d’écrire le passé ne risquait-il pas de devenir mon Maroc à moi, une fantasmagorie où je me projetais, un tableau envahi par la figure de l’artiste ?
J’ai écrit cette synthèse d’un seul jet à en perdre haleine. Enfin, je disposais du temps (cette denrée si rare pour l’universitaire en activité) pour le faire. Pour rassembler ma base de données, j’ai beaucoup lu à la bibliothèque de l’IMA (le fond Ninard) et à la bibliothèque municipale de la Part Dieu à Lyon. Je crois à l’esprit du lieu et que ce n’est pas neutre de préparer l’écriture d’un livre dans un espace non universitaire ouvert à tout vent. A cette B.M., j’élisais domicile à côté de l’Encyclopédie de l’Islam, la deuxième édition. Cette collection d’une douzaine de gros volumes faisait office pour moi de sur-moi. Elle me garantissait que j’étais bien dans une démarche scientifique. Certaines entrées sont des trésors de savoirs: « Nakur » par Charles Pellat, « Ribat » par Jacqueline Chabbi ou bien « Tariqa » par Louis Massignon, « Fiqh » par Ignaz Goldziher dans la première édition. Avec le recueil de textes historiques en arabe confectionné par Lévi Provençal à portée de main, j’avais l’assurance que je restais dans les rails de la science et je m’éloignais de l’épistémologie du soupçon chère aux études postmodernistes et de la critique radicale de l’orientalisme ouverte par Edward Saïd.
J’ai trouvé plus facile d’écrire une synthèse que de construire un objet thématique où joue à plein l’imagination scientifique. Je pense à la ztâta repensée par Abdelahad Sebti, à l’analyse du couscous par Abdallah Bounfour, au traitement des miroirs des princes par Jocelyne Dakhlia par exemple. Là, le chercheur doit inventer son sujet et le tailler comme un diamantaire sous toutes ses facettes. Avec l’écriture d’une synthèse, on est déjà dans un itinéraire fléché avec des passages oubliés, des seuils, des impasses, des sentes oubliées et des routes principales.
Et surtout, dans cet exercice de la synthèse, on est l’otage de ses prédécesseurs. On a à s’acquitter d’une dette envers eux, sauf à pratiquer la tabula rasa comme Laroui dans L’histoire du Maghreb, qui opérait une rupture radicale avec le mode de pensée historique sur l’ Afrique du Nord contemporain de l’ère coloniale. Mais Laroui n’a pas de prédécesseur, non plus de successeur. Ceux qui, par contre, revendiquent une généalogie sont criblés de petits remords pour avoir eu des oublis : par exemple, pour ma part, d’avoir si peu fait cas des travaux de Jean-Louis Miège et Germain Ayache en abordant le XIX° s. J’étais plus à l’aise avec Rahma Bourquia, Abderahmane el-Mouden, Mohammed Kenbib, Nicolas Michel, David Schroeter, entre autres. Effet de génération ? d’ affinités électives dans le champ scientifique? Allez donc savoir comment s’opère l’alchimie des emprunts aux collègues et des oublis ! Et puis, écrire sur l’histoire du Maroc, c’est avoir la chance de rencontrer de grands auteurs. Je pense en premier lieu à Jacques Berque, à Ernest Gellner et Clifford Geertz. Et, bien sûr, je retrouve ici Abdallah Laroui, toujours dérangeant, stimulant, excitant, aux confins de la démarche historique, de la réflexion épistémologue et de la critique, mordante, des pensées non historicistes. Ces grands auteurs ont exercé sur moi un effet puissant d’attraction et en même temps, il me fallait m’en déprendre pour exister. Il s’agissait de penser historiquement le Maroc après eux, mais non pas d’après eux. J’élargirai volontiers ce cercle des influences qui se sont exercées sur moi à une cinquantaine d’auteurs. Se lancer dans une composition sur le passé d’un pays vous fait réaliser qu’on écrit toujours avec d’autres auteurs, parfois contre eux, jamais sans eux.
Ecrire une synthèse – dernière remarque sur le travail de mon écriture – c’est accepter d’être dépassé. La sortie au même moment du Kably a été pour moi un signal avertisseur en ce sens. Depuis, j’ai découvert dans la revue Zamane une foule de renseignements ponctuels et de dossiers thématiques, qui auraient étoffé mon approche. Et puis, il y a les livres qui sortent depuis que vous avez achevé le vôtre. J’en citerai deux qui auraient sûrement modifié mon propos : L’ordre almohade (1120-1261). Une approche anthropologique (Mehdi Ghouirgate) et L’Islam marocain au quotidien (Mohammed El Ayadi, Hassan Rachik et Mohammed Tozy).
Question : Pourrait-on parler d’une différence de perspective entre historiens ? Regard interne et regard externe.
Oui, il y a un écart entre les deux approches. Mais pas une discordance insurmontable. L’historien né dans le pays dont il écrit l’histoire entretient avec lui une intimité, une familiarité auxquelles l’historien étranger ne saurait prétendre. L’historien du dedans est porté par une exigence civique à laquelle ne peut aspirer l’historien du dehors. Il part d’un passé qui parle dans le présent de ses concitoyens. Il ambitionne de les instruire, de les éclairer. Il fut, comme l’écrivit Pierre Nora, à la fois le notaire et le prophète de la conscience historique de ses compatriotes. S’il ne l’est plus dans les pays revenus du culte de la nation, il continue à remplir cette vocation dans les pays où la nation est encore en construction. L’historien du dehors a le handicap d’être civiquement hors-sol dans le pays qu’il étudie. Il ne sera jamais le précepteur de celui-ci. Mais il dispose du privilège de l’extériorité par rapport à son sujet. Il est moins aveuglé par la tentation du récit à sens unique. Je ne dis pas qu’il est plus objectif, car l’objectivité est un leurre : il s’agit plutôt d’éduquer sa subjectivité, de la soumettre aux procédures qui définissent le métier d’historien que de prétendre n’être d’aucun temps, ni d’aucun pays. Seulement l’historien étranger a plus de recul. Il résiste mieux aux aveuglements passionnels qui emportent les peuples.
Aussi bien ne faut-il pas se résigner à enregistrer cette dualité des aptitudes au risque de sombrer dans le manichéisme : kalâm watani, kalâm ajnabi. Ce leitmotiv des années 1970/1980 faisait abstraction de la diversité des écoles historiques et des courants de pensée, qui chevauchent les frontières nationales.
Je ne fais que rappeler la diversité des optiques qui partagent la corporation des historiens en historiens du politique (histoire de pouvoirs et contre-pouvoirs), du social (avec l’économique campant à l’arrière plan) et des représentations (l’orientalisme par exemple), du sensible (l’énonciation des émotions) et des architectures de sens qui sous-tendent l’action des humains (Clifford Geertz dans le bazar de Sefrou). Ajoutons l’histoire du genre, qui redistribue autrement les lignes de clivage au sein des sociétés. L’appartenance à une famille d’esprits ou à une école de pensée distribue les historiens entre des catégories qui échappent au déterminisme ethno-confessionnel ou national. Le marxisme fut à cet égard un puissant trait d’union entre intelligentsias des deux rives. Certes un marxiste français (Maxime Rodinson, René Gallissot) n’était pas identique à un marxiste arabe (Samir Amin, Mahmoud Husseïn) ou anglais (Edward Thompson, Eric Hobsbawm). Mais il y avait bien des consonances entre eux, un lexique similaire, un horizon de sens partagé. L’auditeur étranger à ce courant de pensée qui assistait – dans le courant des années 1970 - à un colloque sur les modes de production dans les pays du tiers-monde ou sur l’impérialisme à la Belle Epoque avait la sensation d’être en présence d’une internationale de croyants adhérant à un système de pensée fascinant. N’étaient-ils pas équipés d’une grille de lecture de la complexité des mondes, qui, ayant réponse à toutes les questions traversant l’esprit du temps, impressionnait l’agnostique sur le seuil de la porte ? Cette adhésion générait un lien fort entre ses adeptes, qui transcendait les appartenances nationales et les identités confessionnelles trouvées mais non choisies, inculquées, mais non adoptées.
Plus que jamais, nous avons à faire la navette entre historiens du dedans et historiens du dehors. L’historien de l’intérieur de la nation qu’il étudie pourrait reconnaître que l’historien du dehors est susceptible de voir ce qui lui échappe, parce qu’il est trop mêlé à l’histoire opaque ou visqueuse dans laquelle baignent ses concitoyens ou bien parce qu’il ne trouve pas la bonne distance pour parler de son passé. Je prendrai l’exemple de l’histoire de la France contemporaine pour illustrer cette assertion. Elle a été élargie et renouvelée en profondeur par les historiens américains dans le dernier tiers du siècle dernier. Un Paxton sur la période de Vichy a exercé un effet d’électrochoc analogue au film Le chagrin et la pitié (6). Un Eugen Weber, dans La fin des terroirs, a tordu le coup à la vision consensualiste d’une France faisant fi de ses mille particularismes dans la fameuse fête de la Fédération le 14 juillet 1790 sur le Champ de Mars à Paris. A suivre Weber, ce fut à la fin du XIX° que la France des terroirs s’évanouit pour faire place à un pays homogénéisé (7). A l’inverse, l’historien étranger au pays dont il reconstruit (et non ressuscite) le passé est invité à entrer dans une démarche consistant à aller du dehors dedans. En l’occurrence, on ne lui demande pas de se faire marocain pour comprendre le passé de l’empire chérifien. Mais il a à faire un travail de mise à distance de ses présupposés (préjugés, aurait-on dit autrefois), de ses réflexes (induits par son éducation), de son imaginaire (s’il est français et de culture républicaine, il a à étudier une très vieille monarchie). Il lui faut apprendre à s’envisager comme l’autre de l’autre pour comprendre que l’altérité ne s’opère pas à sens unique. Cette traversée des apparences s’opère par le biais d’un jeu de miroirs qui donne le vertige. La démarche de l’historien se rapproche ici de celle de l’ethnologue. Le retour est éprouvant. L’historien qui se perd dans les dédales de la vieille ville de Fès ou assiste au moussem de la Nasiriya à Tamgrout ne lit plus les textes fondateurs de l’écriture de l’histoire du Maroc de la même façon. Ce n’est pas tellement sa grille de lecture qui a bougé. C’est son appareil sensoriel qui est modifié. Lisant la description des quartiers et des métiers opérée par Léon l’Africain, il met des sonorités, des odeurs, des visages et des attitudes corporelles sur ces pages tellement évocatrices. En présence des chanteurs danseurs d’un moussem, il comprend que, par delà le langage de l’Islam porteur d’un universel, il y a la religion des gens, en l’occurrence chargée de réminiscences subsahariennes et de transe dionysiaque antique. On apprend le Maroc par le corps et par l’émotion, autant que par les textes écrits et l’acte de penser ses fondamentaux. Et on ne sort pas indemne de cette confrontation. Le retour au pays natal oblige à réajuster son comportement, son habitus, en retrouvant un univers où le dernier mot appartient à la froide rationalité techno-bureaucratique.
J’ajouterai que l’historien français – pour peu encore- n’est pas tout à fait un historien étranger comme les autres au Maroc. S’il oublie le statut d’être hybride que lui confère d’avoir à assumer l’héritage colonial, le citoyen de base (l’homme de la rue) le lui rappelle volontiers : pas forcément pour condamner ce passé. La génération des jeunes chercheurs français ou franco-maghrébins s’éloigne de ce passé, qui se refroidit lentement. Pour ceux qui ont vécu l’expérience de la coopération, il est encore tout chaud. Car notre dilemme était le suivant : fallait-il participer pleinement au travail de cette institution qui, d’une certaine manière, prolongeait l’époque du protectorat ou bien devait-on rompre les amarres et s’en aller pour ne pas cautionner le néo-colonialisme ? Nombre de coopérants s’en tenaient à une attitude quiétiste. D’autres choisissaient sans barguigner leur camp. Moi-même, je tergiversais, j’étais tiraillé entre ces deux directions : assumer le passé légué par le protectorat ou le rejeter complètement. S’il m’est permis de conclure sur une note personnelle, je dirais que j’ai vécu douloureusement cette confrontation de points de vue antagoniques, lorsque j’écrivis ma thèse consacrée à Lyautey et à l’étude du protectorat français. Et que j’ai éprouvé une sorte de jubilation en écrivant une synthèse historique sur le Maroc. En remontant dans le temps, je m’éloignais de ce passé franco-marocain qui m’a habité douloureusement si longtemps, je m’en libérais. Je découvrais le Maroc d’avant le XIX° s., qui porte si peu l’empreinte de l’Europe. Je pouvais faire jouer à plein ces outils analytiques que sont la tribu, la zaouïa, le sultan, le makhzen, l’agro-pastoralisme, l’amazighité, la judéité et l’africanité. Je m’éloignais enfin des notions de situation coloniale, de métamorphisme, d’altération, de dépersonnalisation ou d’aliénation qui garnissent la trousse à outils de l’historien du moment colonial. Non pas que le Maroc avant l’intrusion de l’Europe au XIX° soit à envisager comme une épure, comme un archétype insulaire. La pureté des modèles est un fantasme exterminateur. Et l’essentialisme ne fait qu’alimenter la guerre des Dieux et des civilisations. Mais pour moi, stupéfait par la fixation obsessionnelle que nos contemporains opèrent sur leur passé proche (le terme générique de brûlures de l’histoire), remonter dans le temps, ce fut comme un retour au pays natal, celui de l’humanité pré-moderne, dont il nous faut retrouver l’architecture de sens et écouter la leçon pour résister à cette espèce de no future qui sature notre présent